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jeudi 6 août 2020

L'essentielle marche de Giacometti


Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux
à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 



Entre quatre et sept ans, Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois »Né le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.

A quatorze ans, il s’était mis à la sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. « Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »

Ce genre de choc face au réel ne cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait « voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des merveilles. »

Frappé par l’extraordinaire, l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».

Arrivé à Paris en janvier 1922, il avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.

Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 
Sa formation terminée, en 1925, il s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle, sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau courante. Jamais il ne quitta ce lieu.

« C’est drôle quand j’ai pris cet atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 

« Pâle image de ce que je vois »

 Giacometti avait fini par renoncer, en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. « Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »

L’originalité de sa démarche le lia à d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus. Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932), une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.

Mais ces débuts tout feu tout flamme ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère. L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la revue Minotaure, qui voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour au moment de la nécessité. »

Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti
 (c) Zoé Balthus
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient été expulsés pour des manquements plus discrets.

« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »

Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait, « l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.

Le poète René Crevel, dont le suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à reculons’. »

Ainsi, l’artiste reprit, tel Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les jours, la TÊTE. »

Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait, ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », « aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». Tel était son quotidien, beckettien. 

« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait comme un frère. 

« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »

Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons
détail 
 (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus
C’est à cette époque qu’une Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe japonais Yanaihara Isaku. Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement, toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait changé ma vie pour toujours. »

Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.

Un soir de 1937, le sculpteur se promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […] je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».

Le 18 octobre 1938, Alberto Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. « Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »

Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.

« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »

Quoiqu’il en soit, en cette année 1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui, elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »

Son appréhension même de la réalité était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de « la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés, et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision du monde. « C’était émerveillant ».

Les jours suivants, dans l’atelier même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra « plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix – je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »

« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »

Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
Ce fut un épisode fondamental puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. »

Le café était un de ses postes d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais toujours marchant. ».

A partir d’un rêve qu’il fit en 1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui « absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.

Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :

 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »

En cette année 46, il conçut la maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.  Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. « Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur

La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti 
(c) Zoé Balthus
 Il donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie. Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri Cartier-Bresson.

« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »

En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.

Il réalisa en 1958 une jambe en plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche. Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  

Giacometti passa les trente dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    

Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
En juin 1959, selon Annette, que Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute. Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche

« Je pense que j’avance tous les jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. »

Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960), l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».

Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti

vendredi 26 décembre 2014

Giacometti : le nez de Yanaihara ou la catastrophe de 1956


 
Isaku Yanaihara – 1956 – Alberto Giacometti

En novembre 1955, Isaku Yanaihara, jeune professeur de philosophie à l'université d'Osaka, débarquait à Paris pour compléter ses études et gagnait un peu d’argent en rédigeant des articles pour la presse nippone. C’est ainsi qu’il était entré en contact avec le peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. Le jeune homme souhaitait rédiger un entretien avec l’artiste que lui avait commandé un magazine japonais. Date fut prise.

Après une première rencontre, ses visites à l’atelier situé au 46 rue Hippolyte Maindron, se succédèrent régulièrement et moins d’un an plus tard, les entretiens s’étaient transformés en séances de pose. Le 2 octobre 1956, Yanaihara avait accepté le rôle de modèle pour Giacometti qui, sachant que le jeune homme devait quitter Paris une semaine plus tard, avait décidé de dessiner son visage en guise de souvenir. Il dessina trois portraits de lui le jour même mais l’invita à revenir poser le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. De fil en aiguille, le jeune homme retrouva tous les jours Giacometti extraordinairement captivé par ce visage singulier au point qu’il lui demanda de repousser son départ. Le modèle le retarda à cinq reprises et ce n’est qu’à la mi-décembre qu’il parvint à s’arracher à l’emprise du maître.

« Peindre votre tête, c’est s’aventurer dans un monde totalement inconnu, […] une aventure sans précédent, la plus grande de toutes », avait déclaré Giacometti qui s’était pris de passion pour les traits du jeune philosophe. C’était la première fois qu’il peignait un visage étranger à son cercle habituel de modèles constitué essentiellement par sa mère, Diego son frère et Annette, son épouse.
Leur « aventure » était alors encore loin d’être terminée. Isaku Yanaihara regagna Paris l’été suivant, et régulièrement chaque année jusqu’en 1961, pour prendre la pose face à Giacometti. Il passa au total 228 jours avec cet artiste fascinant, l’un des plus grands du XXe siècle, auquel il inspira une douzaine de portraits sur toile et un buste en bronze.

Les deux hommes se retrouvaient chaque jour au café en début d’après midi avant d’aller s’enfermer dans l’atelier. Le Japonais ne le quittait qu’en plein cœur de la nuit. 
« J'avais commencé à poser avec l'idée frivole que ce serait un joli souvenir d'avoir mon portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience fantastique je m'étais engagé : de toute ma vie, je n'avais jamais eu d'expérience aussi précieuse et n'en aurais sans doute jamais plus. J'y avais appris non seulement ce qu'est le travail d'un véritable artiste, mais aussi ce qu'est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j'avais recherchée à l'intérieur de la philosophie ou de l'art m'apparaissait maintenant avec une immédiateté frappante. »
Giacometti œuvrait à voix haute, pestait souvent contre lui-même, puis se calmait, se livrait, partageait ses pensées, évoquait son travail, l’art, l’amour ou la politique tandis que le modèle, qui se faisait l’effet d’une simple pierre, donnait la réplique juste ce qu’il fallait pour le relancer mais surtout l’écoutait avec avidité, prenant des notes mentales. Aussitôt seul, après minuit, il les transcrivait dans un carnet constituant une sorte de « reportage à chaud », témoignage méconnu d’une grande richesse qui s’ajoute à ceux, beaux et célèbres, de Jean Genet, de David Sylvester ou de James Lord. 

En 1956, trois portraits avaient été mis en œuvre, celui de l’après-midi qui les occupait de deux heures à cinq heures, un autre de six heures à huit heures et puis, celui du soir auquel ils travaillaient de huit heures à minuit. Entre cinq et six, ils retournaient au café où ils poursuivaient leurs échanges. 

Giacometti dormait peu, il pensait sans cesse à son travail, c’était une idée fixe. Il était bien sûr toujours épuisé.

« Tous les jours, j’ai noté avec le plus de précision son travail et ses propos », révéla Yanaihara plus tard dans un premier texte qu’il consacra en 1958 à Alberto Giacometti s’appuyant sur ses notes. Il s’agissait de la première monographie en japonais. Il publia son journal de 1956 dans un deuxième recueil en 1969, intitulé Giacometti to tomo ni (En compagnie de Giacometti). Il avait compris très vite que « ses nombreux propos tenus au travail ou au café étaient des trésors trop précieux pour être perdus ».

Vers la fin du mois de novembre 1956, alors qu’ils étaient tous deux réunis à l’atelier et concentrés sur la toile de l’après-midi, Yanaihara assis à 2,50 mètres de Giacometti, ce dernier hurla soudain : « ‘’Merde ! Merde !’’, il retira subitement son bras tendu vers la toile. ‘’Merde !’’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait le bras tendu, de toucher la toile. » 

Il tenta à trois ou quatre reprises de toucher la toile du bout de son pinceau, il n’y parvenait plus, il était pris de panique, manquait de « courage ». C’était la première fois de toute sa vie qu’il se retrouvait dans l’incapacité de tracer une ligne, il s’était écroulé en pleurs, le visage caché dans ses mains: « Tout va se foutre en l’air ».

Désespéré devant sa toile et son modèle. Il gémissait.  
« Tout s’écroule, non seulement cette toile mais ma peinture toute entière. Pareil pour la sculpture, je ne pourrai plus faire ni peinture, ni sculpture. Non seulement mon travail mais ma vie aussi s’écroule, elle se désintègre et tout fuit. »
Annette avait déclaré à Yanaihara que Giacometti avait toujours travaillé très difficilement mais qu’elle ne l’avait jamais vu plonger dans un tel désarroi.

Cet événement inédit que l’artiste qualifia de « catastrophe » bouleversa le cours intense et incessant de sa réflexion.  Son processus de création, après la « crise Yanaihara » prit un nouvel essor fondé sur deux obsessions, celle de parvenir à copier exactement ce qu’il voyait, une nécessité « pour mieux comprendre ce qui l’entoure », et de rendre la profondeur de la réalité au portrait. La ressemblance frontale était, selon lui, le plus grand défi qu’un peintre avait à relever.

Un jour au café, il confia à son modèle Japonais qu’il avait travaillé toute la nuit, dans propre sommeil : « Tout était exactement  pareil au point que je ne voyais pas de limite entre la réalité et le rêve. J’avais beau m’acharner, j’arrivais pas à peindre votre tête telle que je la voyais. J’étais acculé, étranglé et je ne pouvais pas respirer. Alors j’ai tout effacé. Au réveil, je sentais encore une douleur à la gorge. Je n’ai encore rien compris ». 

Le jeune homme s’était mué en « objet impossible à saisir » et l'artiste souffrait comme une bête. Après cette crise, le peintre modifia la distance qui le séparait de son modèle. De 2,50 m en 1956, il se rapproche à 1, 50 m en 1960 et va désormais se concentrer uniquement sur la tête, éliminant le décor derrière lui et même les détails du buste, devenu inutiles à ses yeux.

Le critique d’art britannique David Sylvester avait observé qu’à partir de cette période « l’atmosphère poétique de l’espace de l’atelier avait été remplacée par une confrontation directe avec une présence qui domine l’espace au premier plan du tableau ».

Giacometti avait expliqué à Yanaihara qu’il avait eu une discussion instructive avec son ami Balthus à propos de ce rapport plus resserré qu’il avait adopté entre lui et son modèle.  
« Balthus a dit qu’il est absurde de peindre à cette distance, que c’est de la folie d’accroître les difficultés, mais il a tort. Car, même si je réussis de plus loin, cela ne changera rien au fait que je ne réussis pas à cette distance. Ce ne sera d’aucune consolation. En plus, même si je réussis de plus loin, ce sera une perte de temps si je dois recommencer à cette distance. Si je progresse un peu à cette distance, je progresserai davantage de plus loin. L’inverse n’est pas vrai. »
La courte distance qui le séparait de son modèle lui permettait d’observer toute la complexité du visage. « Rien que la tête, ou le nez, est déjà si complexe, alors à l’idée de peindre chaque partie du haut du corps, l’énormité du travail m’effraie. »

Isaku Yanaihara pose pour Alberto Giacometti dans son atelier  – 1960 (c) James Lord
Il aimait à dire auparavant que s’il parvenait déjà à peindre la tête le reste suivait. Il disait aussi qu’à partir du moment où les yeux étaient réalisés, tout le visage se dessinait naturellement. Mais avec Yanaihara, son œil se focalisa sur le nez, sans doute en raison de la nouvelle proximité du modèle.

Il en prit d’ailleurs conscience puisqu’il se souvint, selon Yanaihara, que Paul Cézanne avait écrit dans une lettre qu’il fallait commencer par la partie la plus proche du sujet. Giacometti avait conclu que « tant que le nez n’est pas juste, tout le reste est faux. Il faut d’abord peindre le bout du nez pour peindre une tête. Si j’arrive à peindre le bout du nez, le nez viendra immédiatement, et avec le nez la tête viendra d’elle-même. Mais le bout du nez est un point qui vient vers moi, comment le peindre ? » 

C’est aussi à partir du nez de Yanaihara qui le fascinait tant que s’imposa plus que jamais le désir de profondeur et ses notes sur le sujet furent particulièrement nombreuses à partir de 1960 alors qu’il était en train de sculpter pour la première fois un buste du philosophe.

Le modèle avait relevé que Giacometti cherchait beaucoup plus que les autres peintres à rendre la profondeur en peinture et trouvait d’ailleurs sa peinture proche de sa sculpture. L’artiste avait approuvé cette remarque et affirmé que « la recherche de la profondeur relève du travail du peintre. Tous les grands peintres ont cherché à rendre la profondeur. » 

Giacometti lui avait fait remarqué aussi que la plupart des portraits classiques étaient peints de trois quarts afin de contourner la difficulté que représentait justement le nez. Et comme l’artiste était un obstiné, il acceptait le challenge. Le nez du jeune japonais était devenu le symbole de cette profondeur à atteindre, comme le serait l’Everest pour un alpiniste. C’était « comme peindre un visage complexe où se succèdent monts et vallées », le visage de Yanaihara représentait le défi par excellence. « Ca à l’air impossible, mais ça doit être possible, sinon je n’aurais pas une  telle idée. » 

Il admirait les ruses employées dans les mosaïques byzantines et les portraits merveilleux du Fayoum « qui s’en approchaient un peu mais restaient toujours plats ». A ses yeux, la difficulté était contournée par de l’artifice qui n’aboutissait qu’à une profondeur factice et il ne se résolvait pas à s'en contenter. Il avait d’ailleurs raclé au canif une épaisseur de peinture sur le portrait « catastrophe » de Yanaihara. Il se refusait à toute illusion de profondeur.

L'artiste avait fustigé la tricherie que représentait, pour lui, l’amas de peinture auquel avait eu recours Georges Rouault pour donner du relief à un petit portrait de femme et la profondeur faussée à laquelle il était parvenu. « La peinture doit réaliser la profondeur sur une surface plate », avait-il asséné. Il ne voulait pas renoncer comme tant de ses contemporains à représenter le monde extérieur.

Dans une lettre adressée à Yanaihara un jour de 1959, Giacometti s'était en fin de compte dit reconnaissant de la catastrophe de novembre 1956 : « C’est grâce à vous que j’ai atteint ce point et j’avais absolument besoin de l’atteindre ». 

Il s’était affranchi de toutes les conventions, avait éprouvé « un sentiment d'échec gratifiant ». Il avait appris que plus ça échoue, plus ça réussit. 

Ecrits, Alberto Giacometti (Ed. Hermann)
Giacometti et Yanaihara, La catastrophe de 1956, Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
« Je travaille comme une mouche», Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
Avec Giacometti, Isaku Yanaihara, trad. Véronique Perrin (Ed. Allia)

mercredi 4 juin 2008

Giacometti: Qu'est-ce qu'une tête ?

Alberto Giacometti travaillant d'après modèle pour son buste d'Annette (c)
Franco Cianetti

« C'est l'oeuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l'homme quand les faux-semblants seront enlevés... l'art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu'elle les illumine. »  L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet (Ed. Gallimard )

La réalité d'Alberto Giacometti fut une réalité singulière, une réalité en fugue perpétuelle qu’il s’est évertué à poursuivre, sans relâche, de toute son âme, sur toutes ses gammes, en virtuose. Dessinateur, sculpteur et peintre, il a usé de tous les stratagèmes et de toutes les techniques, à en devenir fou, dans l’espoir de la rattraper et de, sinon l’épouser... au moins de «mordre sur». En vain, à ses yeux experts qui ne la lâchaient pas d’une minute, qui la suivaient partout dans l'espoir de voir la cruelle laisser quelque peu de son mystère à la capture. Il prenait des notes, relevait des détails, faisait des croquis. Sans cesse.

Son désir prégnant, exacerbé, jamais satisfait, source de constantes frustrations et des exaltations les plus élevées, l’encourageait davantage encore à lui courir après. Aux aguets de l’inépuisable réalité, Giacometti se jetait avec avidité et curiosité sur toute chose qui s’offrait à son regard, de toute chose, il s’abreuvait d’une vision nouvelle. Dans son modeste atelier de la petite rue Hippolyte-Maindron, près de la rue d’Alésia, dans le quartier du Montparnasse, où il s’est installé en 1927 et qu’il ne quittera plus, l’artiste a travaillé ardemment, sans confort, le plus souvent la nuit, dont l’ombre et le mystère l’inspirent, s’est livré à un corps à corps magistral et impitoyable avec la matière, à l’affût des «vérités de son temps». Il s’est entêté, obstiné, acharné, à dessiner, à peindre, à sculpter, «d’après nature». Enfin, plutôt d’après la forme gravée «par le modèle dans sa mémoire», et même s’il reste là offert à son regard. La réalité se fait toujours la belle.
« Lorsque je regarde le verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il ne me parvient à chaque regard qu’une toute petite chose très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une petite tache, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme s’il disparaissait… ressurgissait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier […]»
L’Art, la peinture sont entrés dans la vie de Giacometti en même temps que l’oxygène, grâce à Giovanni, son père, peintre lui-même, à Stampa, en Suisse. Au cœur de sa «plus lointaine enfance», la peinture surgit en art majeur, et le dessin, essentiel au développement de sa vision, le dessin qui «est partout», essentiel, fondamental «la base de tout», s’impose déjà au bout de sa main novice.
« J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi. (…) Je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans.»
Nu debout sur un cube (1963)
Ses « plus anciens souvenirs » charrient l’empreinte déterminante des œuvres d’art qui lui ont indiqué la voie qu’il allait résolument suivre.
 «J’ai eu l’envie immédiate de copier toutes celles qui m’attiraient le plus et ce plaisir de copier ne m’a en fait jamais plus quitté.»
Une œuvre de maître, une gravure majeure du XVIe siècle fascinera ad vitam le jeune Giacometti, âgé de 12 ans quand il la découvre et décide d’en exécuter une copie en tous points fidèle : Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513) une gravure sur cuivre d’Albrecht Dürer. Il se consacrera ainsi pendant plusieurs jours, dans un état de concentration absolue, faisant montre d’une violente obstination et d’une exigence prodigieuse, à reproduire, au plus exact, la mystérieuse estampe, l’une des plus célèbres pièces du maître allemand avec Saint Jérôme dans sa cellule (1514) et La Mélancolie (1514). Le jeune artiste fut-il sans doute fasciné par la symbolique de l’œuvre, l’adresse méticuleuse de Dürer à mettre en scène le sens caché des choses, sensible déjà aux résonances métaphysiques et mystiques, à la représentation du monde obscur, de la tension entre la vie et la mort, de l’affrontement entre le mal et le bien.

Pour Giacometti, alors adolescent, il est aussi possible d’imaginer que la reproduction de cette œuvre, fut un tel acte de bravoure, qu'il s’est peut-être identifié dans le même temps à ce preux chevalier, pour affronter les multiples défis et obstacles, tels que la mort, le mal, le temps dressés sur le chemin qu’il avait déjà choisi de suivre envers et contre tout.
Il ne cessera jamais de copier et de reproduire les œuvres d’art, y compris celles de ses contemporains et amis, une pratique à valeur d’exercice nécessaire à défier l’acuité tant de sa vision que de sa réflexion. 

Giacometti peu à peu va orienter ses travaux sur la reproduction de la réalité qu’il scrutera essentiellement dans le portrait en prenant dès ses débuts les membres de sa famille pour modèles. Son frère et fidèle compagnon de route Diego, sa mère se prêteront volontiers à son art et resteront ses modèles de prédilection tout au long de leur existence, puis sa femme Annette, ses amis tels que l’écrivain-poète Jacques Dupin.


Ses portraits, peints ou sculptés, au réalisme au sens le plus élevé et le plus large, dur et tranchant, confrontent à l’Être inexplicable, à son destin tragique, toujours seul, éperdu, au milieu du néant angoissant dont il est le prisonnier, la victime, auquel il ne peut jamais se soustraire.   

« C’est bien [mon visage] mais aussi celui d’un autre qui, de loin, surgit des profondeurs et qui recule dès qu’on essaie de le saisir. L’interrogation inlassable du modèle lui enlève en fin de compte tout ce qu’il a de connu pour révéler l’inconnu, cet inconnu que libèrent les profondeurs », ressentait Jacques Dupin assis face à lui dans l’atelier poussiéreux, où dominaient les instruments de son art, tubes de peinture, pinceaux, bouteilles de térébenthine, burins et couteaux, œuvres en suspens qui composent le décor entre ces murs, eux-mêmes, devenus au fil du temps des oeuvres à part entière de Giacometti. Homme fidèle, obstiné.

Un pinceau fin, entre l’index et le majeur, avec délicatesse, presque en caresses, trace des lignes noires sur la toile par-dessus le dessin, et laisse apparaître les traits d’un visage, va chercher de la couleur marron foncé sur la palette, avant d’y puiser une pointe de blanc qu’il apposera par de légères touches sous la pommette de la joue, tout proche de l’oreille. Il puisera ensuite du gris souris dont il badigeonnera le fond, avant de revenir au noir qui affirmera davantage la bouche et le contour des yeux. Il précisera l’expression du visage.

«Je pose pour lui, je dois rester absolument immobile à deux mètres du peintre, je le regarde dans les yeux, ses yeux qui me fixent, qui m’interrogent si intensément, qui exigent de moi la même intensité comme si je prenais une part active à son travail, comme si nous étions étrangement liés», relevait alors Dupin.

Et cette réalité toujours en fugue. Par trop de souffrance, il la fuira un temps d’ailleurs, pour une période d’escapade surréaliste, par «goût de l’imaginaire», pendant laquelle il va produire des sculptures, des constructions et oeuvres abstraites, aussi d’influence cubiste ou océanienne. D’autres figures mystérieuses, stylisées prendront aussi naissance, il explorera en outre les thèmes de la douleur et de la cruauté, parfois d’un érotisme violent tel que La femme égorgée. Pourtant, il sera bientôt rappelé à l’obsédante réalité, au défi du modèle. Apparaissent alors ses figurines petites, comme les silhouettes dans le lointain, si petites qu’il peut transporter toute son œuvre dans ses poches et la perdre aussi… et puis elles vont soudain s’allonger de façon inquiétante, pour devenir des géantes démesurément longilignes. 
« Les sculptures si minces ne sont pas faites d’après nature, mais de mémoire, voulant faire au plus près de ce que je voyais mais tout de même de mémoire. »
Portrait de Jean Genet (1955)
A l’instar du poète ou l’écrivain qui dans son sommeil continue d’écrire et accomplit en songe l’œuvre parfaite, trouve dans son rêve la combinaison magique, couche sur le papier onirique les mots qui le fuient et le désespèrent à la lumière du jour, Giacometti n’est jamais satisfait, d'ailleurs c'est bien pour cela qu’il «continue à travailler».  
« Quand je ne travaille pas, je crois savoir ce que je veux faire, et même, j’ai l’impression de voir la tête devant moi comme si elle était déjà faite. Et puis une fois que je commence, tout le sens se perd de ce qui m’intéresse le plus. » 

La vision devient peu à peu indéchiffrable, tel le rêve qui s’évanouit et ne laisse au petit matin qu’une traînée de sensations floues, d’images vagues, disparaît dans les limbes. Et l'artiste ne broye plus que ce noir rimant d'une si belle harmonie avec le désespoir.

«Si seulement quelqu’un pouvait peindre ce que je vois, soupire-t-il un jour, auprès du critique posant pour lui, l’Américain James Lord, ce serait merveilleux, parce qu’alors je pourrais cesser de travailler.» 

Car il n’avait plus aucun doute, il courait bien après une chimère, il savait désormais complètement exclus, impossible de faire une tête rigoureusement telle qu’il la voyait, un fantasme que «de faire les choses d’après nature qui puissent finir».
« Il ne peut pas y avoir de fin possible, parce qu’au fur et à mesure que tu t’approches de ce que tu vois, tu en vois davantage, donc ma tête recule, à mesure que je m’approche, elle recule. Donc la distance, entre ce que je veux faire et ce que je fais, reste au fond au moins permanente […]»
Aussi, n’y aura-t-il aucun motif de changer constamment de modèle à ses yeux, au contraire :
 « Mon seul souci serait de me restreindre le plus possible sur le même sujet et tâcher de le pousser le plus loin possible sans me demander à quoi cela abouti. Parce que, que cela aboutisse à un échec ou à une réussite, en réalité c’est exactement la même chose. Ou plutôt, il n’y a réussite qu’à la mesure de l’échec. Plus ça échoue, plus ça réussit, car on a l’impression d’avancer uniquement quand on ne sait presque plus le geste qu’il faudrait faire, ou on ne sait plus, ou on perd tous ses moyens, ou on ne sait plus par exemple comment tenir le couteau, qu’on est complètement perdu. Si là, au lieu d’abandonner, on insiste et là - on peut dire qu’il faut avoir une certaine dose de bêtise pour insister, ou le contraire, c’est équivalent - si on insiste, c’est le seul moment où il y a quelque chose d’avancé, un petit peu...ce n’est pas seulement que l’on a l’impression d’avancer un tout petit peu…mais soudainement…on a quelquefois l’impression, - même si ça n’est qu’une illusion-, …d’une immense ouverture. »

L'atelier d'Alberto Giacometti (Ed. Centre Georges Pompidou, La Fondation Annette et Alberto Giacometti)
Alberto Giacometti, film de Ernst Scheidegger (Ed. Maeght)
Rétrospective Alberto Giacometti au Centre Georges Pompidou - 17 octobre 2007 - 11 février 2008