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dimanche 10 janvier 2016

Paul de Pignol : Incarnations


Ces bras qui m'encombrent II - 2006
bronze
- Paul de Pignol (c) Yann Fravalo Riopelle

La mélancolie de la chair 


Splendides tragédiennes, femmes insomnieuses, filles des meurtrissures séculaires, érigées dans la lumière, d’une beauté sans visage, sauvage et parfois menaçante, toutes extraites du dedans, toutes d’origine primitive, issues de lésions intrinsèques. 

Apparitions victorieuses pourtant, aux allures de Parques, aux ventres bombés, hanches généreuses, porteuses de vie et d’espérance, cernées de ténèbres irrémédiables, adversaires implacable de la résurrection. 

Ces dames bruissent, elles chuchotent, certaines chantent, rient ou soupirent, quand d’autres pleurent et expirent dans le noir. Chacune appelle et s’exprime en un langage pur et majestueux, ancré dans les tréfonds de l’être, qui se rapproche de la vérité la plus crue, l’émotion même, proche de l’agonie ou de la jouissance parfois. 

Incarnations mystiques 

Figures débordantes d’une fusion de lave, un jaillissement de chair, un bouillonnement de sang. Créations en perpétuelle régénération, toujours uniques, sœurs, cousines, filles, mères. Gardiennes des prophéties, grandes prêtresses, maîtresses de cérémonies, veuves des sanctuaires, hautes reines rhizomiques. 

Essaims gonflés d’humeurs, pleins d’abcès, de fluides et de tumeurs, de flétrissures obscènes, de fentes avides et de désirs primaires. La présence masculine n’est remarquable qu’assassine, scandaleuse, pénétrante, violeuse. 

L’innocence vacille dans le terrible tumulte, fraîcheur désemparée dans la coulée de nuit. Elle se déracine singulièrement, gisant en lévitation horizontale, se sépare par miracle du sol, s’élève aux étoiles, semblant toute entière appelée par les constellations. 

Des billes de cire comme autant de gouttes de sang, d’étoiles de carbone, modèlent blessures, lèvres, tétons, flancs, joues, bras, fesses, cuisses. Mélancolie de la chair, expression du mystère dans le sens de la révélation. Tout est en place pour l’éternité. Tout n’existe que dans l’émotion rituelle de l’absolue nécessité. Cela tient debout, même si cela s’effondre, cela tient debout malgré le chaos. Pour aider, pour aider à comprendre, à donner, à entendre, à vivre. Pour aimer. 

Figures totémiques 

C’est à la fois le mal et le bien, la beauté et la laideur, la pesanteur et la grâce qui s’incarnent dans ces créatures vives, portant avec noblesse les formes épanouies des amantes. La lutte qui anime ces organismes de femelles, exhibant une multitude d’excroissances et de masses, de courbes et de rondeurs, toutes figées sur leur base. Racines, tubercules, prises dans leur dualité de cruauté et de tendresse, se métamorphosent en effigies saisissantes, effrayantes, séduisantes, obsédantes. 

Lucrèce, Vénus, Gaïa, mère nourricière, déesse de la terre ou créature extraterrestre, émanations sacrées, fondamentales, figures totémiques enracinées comme des roseaux noirs dans le ventre de la terre, résolument tendues vers les cieux, isolées ou par groupes. Elles penchent, flanchent, tremblent mais résistent avec glorieuse dignité. Toutes imposent la force surnaturelle et sanctifiée de la mère originelle. 

L’étirement de leurs ombres de bronze sur les pierres chaudes qui surplombent la mer dans le couchant, évoque la solennité d’éternité de leurs cousines lointaines, les mystérieuses sentinelles moai de l’île de Pâques qui dominent vaisseaux, âges et tempêtes. 

Méditation métaphysique 

L’artiste fait ce qu’il peut comme il le peut, questionnant sans cesse ce qui se joue à l’intérieur du corps, dans les entrailles sanguinolentes, au cœur de la matrice insaisissable. Le processus de création s’accomplit, avec lenteur. Sa ferveur est quasi religieuse. 

Il s’agit d’une méditation métaphysique sur l’intimité même de la matière, la faille sensuelle et vertigineuse, le chaos de l’origine et sa poignante œuvre de chair. 

Sa sculpture est, dit-il, « rituelle, vouée à autre chose. A une puissance autre, c’est-à-dire à une puissance spirituelle. » 


Zoé Balthus, novembre 2015, Paris

In Incarnations, Paul de Pignol, Sculptures & Dessins, Textes de Zoé Balthus & Antoni Casas Ros (Ed. Galerie Lanzenberg, Galerie Mézières, Galerie Koralewski)


Parution lors de l'exposition Incarnations  de Paul de Pignol, du 28 janvier au 12 mars  2016 à Bruxelles Galerie Fred Lanzenberg


dimanche 29 mai 2011

Bienvenue en Atopia !

Autoportrait – Bamako 1999 (c) Antoine d'Agata


« Les hommes satisfaits n’écrivent pas plus qu’ils ne lisent : ils vivent.»  - Eric Bonnargent

Depuis l’absence de l’origine, les hommes s’épuisent à promener leurs solitudes abandonnées sur les chemins tortueux, insensés de leurs existences déboussolées, dans l’alternance mélancolique d’ombre et de lumière, et sûrs d’une seule et commune réalité, celle d’une destination grave, unique, irrémédiable. Il ne reste pour certains qu’à lutter contre telle malédiction, soit à écrire et à lire pour le meilleur et pour le pire. Rien d’autre ne vaut de vivre ni de mourir parfois.

Aussi, valises chargées de livres, mieux vaut fuir les sentiers battus, se décaler davantage et s'inviter au « point de rencontre entre l’écrivain et son lecteur » au sein du Petit observatoire de littérature décalée où règne le critique littéraire et professeur de philosophie Eric Bonnargent, alias Bartleby les yeux ouverts.
Bienvenue en Atopia !

L’accueil de préface est de bel augure, le seuil racé. Antoni Casas Ros - auteur de singuliers romans (Le Théorème d’Almodovar, Enigma, et Chroniques de la dernière révolution attendu en septembre) et d’un recueil de nouvelles (Mort au Romantisme) - annonce un ballet d’Etoiles dansantes sur fond de chaos, dont la périlleuse complexité engage au « retour à la vérité de l’être, à sa solitude, voulue ou imposée, [où] se présentent toutes les figures de la fuite ou de l’invention de l’écrivain ».
Quelques pages plus loin, Eric Bonnargent introduit son Atopia en un clin d’œil. I would prefer not to… Trop tard, le lecteur est déjà saisi et condamné à vivre dans ce « sentiment d’inquiétante étrangeté » que représente l’atopia, admet-il. Cette zone décalée, en suspens, accueille ceux qui se sont extraits du monde en le pensant et s’en trouvent désormais orphelins. Et pour épouser les mots d’Antoni Casas Ros, disons que l’atopia n’est autre que l’espace clos de « l’exil en soi ».

Aussitôt avoir « commencé à penser. Il est impossible de faire machine arrière. L’exercice de la pensée éloigne des préoccupations communes et interdit toute insertion », prévient Eric Bonnargent, sûr d’avoir bien enfoncé le clou dès le préambule. Le voyage en atopia ravage.

L’auteur, non sans aveu préalable d’humilité, guide d’un style alerte et sensible à travers les œuvres d’une longue lignée d’écrivains, méconnus pour certains, où défilent des personnages aux mœurs et comportements caractéristiques, selon lui, de l’atopos.

« Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer », précise-t-il.

Eric Bonnargent s’est attaché à examiner les principaux symptômes et manifestations de ce détachement de la communauté des hommes dont souffrent les personnages de vingt-neuf romans et qu’il confronte à tant d’autres qui peuplent les œuvres de Littérature.

Ils ont tous en commun d’être en prise avec le mal, sous toutes ses formes. Mal dans leur peau, mal dans leur vie, mal dans leurs émotions, mal au monde, ce sont des anti-héros. Ils ont et font mal. Ils sont soit lâches, soit haineux, dégoutés, sordides, impuissants, désespérés, agressifs, vulgaires, mélancoliques, pathétiques, alcooliques, creux, médiocres, menteurs, violeurs, assassins. L’atopia, c’est l’antre de la noirceur des hommes, noirceur insupportable au réel que la littérature transcende et métamorphose en une forme de beauté singulière et fascinante.
Mais à bien observer cette cohorte de plus près, un constat remarquable se fait jour qui ne laisse pas sans poser question : les autochtones de l’Atopia sont exclusivement masculins, la gente féminine est bel et bien bannie du cercle de ses auteurs et ne parvient jamais pleinement à surgir en personnage de fiction de premier plan.

Comme dans L’Homme au marteau de Jean Meckert, un roman de 1943, où le personnage central Augustin Marcadet qui n’a que trente ans et se sent terriblement vieux, vit son quotidien parisien comme un « supplice chinois », étouffe de sa propre médiocrité que lui renvoie le regard de sa femme Emilienne et de ses collègues de bureau, avant de finir par claquer la porte. Eric Bonnargent relève ici qu’« Emilienne, c’est la femme et la femme, c’est le principe de réalité, la soumission à l’ordre des choses, la maturité […] Le bonheur au féminin est simple comme un mari, des enfants et des gamelles pleines. Les grands mots sont des enfantillages masculins ; ils ne remplissent pas une marmite. »

A croire que la littérature, la pensée, ou la misanthropie, le suicide, la mélancolie, le doute mais aussi le meurtre, la violence, la guerre, la dictature ne sont qu’affaires d’hommes. De là, à soupçonner l’atopos de misogynie… Il n’y a qu’un pas et ne pouvons l’exclure. En parallèle, nous pourrions bien être tentés d’en conclure que la femme (mère, épouse, sœur, fille ou même la maudite inconnue) serait à l’origine même de leur exil en atopia.

Ces personnages de romans qui s’y réfugient, en rompant avec le monde, marquent surtout une irrémédiable rupture avec la réalité dont la femme en est par nature le symbole. Il faut la fuir, la mettre au ban. En conséquence et dans le meilleur des cas, ils ignorent les femmes, les rejettent, les renient, les méprisent mais dans le pire, ils les humilient, les violentent, les torturent, les assassinent et enfin les enterrent. La réalité avec, croient-ils.

Ces personnages de fiction se distinguent de ceux qui les ont créés, car les écrivains à travers eux accusent, stigmatisent, mettent en garde, affirment leur refus de cette part maudite qui vit aussi en eux et ainsi s’en préservent, peut-être. Si l’écriture les sauve souvent, parfois elle les anéantit quand elle se refuse ou bien les submerge. Elle exige d’eux également cet « exil en soi ». L’écrivain, qui se retire du monde pour en exprimer le malaise, « est atopos ou il n’est pas », clame Eric Bonnargent. Et de citer Enrique Vila-Matas,auteur phare à ses yeux : 
« écrire signifie entrer et faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries souterraines travaillant jour et nuit. »
Dans la famille nombreuse des écrivains atopos, Eric Bonnargent a désigné les membres d’honneur de l’Atopia que sont Alberto Moravia, Sébastien Doubinsky, Rolf Dieter Brinkmann, André Gide, Horacio Castellanos Moya, Fernando Vallejo, Jean Meckert, Dominic Cooper, Dag Solstad, Albert Cossery, Herbert Hunckle, Vénédict Erofeiev, Juan Carlos Onetti, David Vann, William Styron, Stig Dagermann,Fernando Pessoa, Bryan Stanley Johnson, Eugène Ionesco, Jose Luis Borges, Antonio Caballero, Carlos Liscano, Alain-Paul Maillard, Enrique Vila-Matas, Cormac McCarthy, Alejo Carpentier, Dambudzo Marechera, Jorge Volpi et Roberto Bolaño.

Pour ce dernier, écrivain chilien mort en 2003, écrire impliquait de « […] savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux ».

Cet explorateur du mal ne faisait pas semblant de s’y risquer, pour preuve son impressionnant volume de plus de mille pages 2666, qu’Eric Bonnargent qualifie de « livre-monde » où Bolaño stigmatise notamment l’ultra-violence et l’épouvantable loi du meurtre régnant sur la ville mexicaine de Ciudad Juarez. « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde », relève Bolaño cité par le critique. Aux yeux de ce dernier, ce secret s’entend dans le titre même du roman révélant que « chaque année du vingt-et-unième siècle sera marquée du sceau de la Bête. Dieu s’est retiré du monde marqué par son absence ». La place vacante, le Mal désormais peut s’installer sans obstacle et fomenter son No man’s land.

L’écriture constitue ce refuge d’où tirer la force de lutter contre la peur, la souffrance ou la folie, comme y a puisé la sienne l’Uruguayen Carlos Liscano, emprisonné sous la dictature militaire de son pays et pour qui « écrire c’est se raconter une vie, parce que celle qu’on a ne nous plaît pas ». C’est à l’écriture qu’il doit sa survie à l'emprisonnement et la torture. « Il s’est créé un double, l’écrivain, qui, à sa sortie de prison s’est substitué à lui et l’a relégué dans les limbes », explique Eric Bonnargent. « L’écrivain est toujours en dissidence avec la vie », ajoute-t-il.

Pour Liscano, auteur en 2007 de L’écrivain et l’autre, « tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain qui devient le serviteur ; dès lors, il vit comme s’il était deux. Celui qui veut être écrivain doit inventer l’individu qui écrit, ou l’individu qui va écrire ses œuvres, car lorsque le serviteur l’invente, l’écrivain n’existe pas encore. »
L’écriture participe ainsi du renoncement à soi, mais également du combat intérieur qui se livre de soi à soi, entre la langue et la pensée, cette difficulté d’écrire qu’Eric Bonnargent nomme Le syndrome de Bartleby et qu’il illustre aussi avec Un Mal sans remède (1984) du Colombien Antonio Caballero. Une difficulté qui, poussée à son paroxysme, devient un enfer. Réduit au silence le plus insupportable parfois, l’écrivain qui ne surmonte pas sa paralysie littéraire est alors rejeté de son atopia indispensable à son existence, condamné à vivre la plus cruelle des réalités qui soit, celle d’un mort-vivant.

Ce fut le cas de l’écrivain suédois Stig Dagerman qui, après des années de succès littéraire, ne parvint plus à écrire. « Je suis tellement l’esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne de peur qu’elle me nuise », avait-il écrit, deux ans avant de se donner la mort en 1954, dans un texte bouleversant intitulé Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Constituant une profonde méditation sur son désespoir face à l’incapacité d’écrire qui le frappait, il y annonçait son intention de « finir d’opposer la force de [ses] mots à celle du monde ».

« Alors qu’il était à la recherche d’une consolation à la mort, Stig Dagerman reconnaît que c’est la mort qui est la seule consolation à la vie, estime Eric Bonnargent, la mort est une délivrance et la choisir est le seul acte complètement libre dont nous soyons capables ».

La Littérature qui n’est rien sans l’écrivain, n’est rien non plus sans le lecteur. Mais « les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs »disait l’immense maître de fiction Borges qui fut lui-même un grand lecteur, insatiable et attentif.

Le lecteur y trouve aussi refuge. La lecture est « un moyen d’échapper au réel et de le nier. On vit ou on lit », assène Eric Bonnargent. Par conséquent, le lecteur est également atopos, selon lui, puisque le fait de lire l’installe « en état de suspension, en décalage par rapport au monde ».

Le « lecteur-né » qu’est Eric Bonnargent, atopos caractérisé, pénètre les romans, les explore, s’en imprègne, en observe tous les aspects pour mieux s’appréhender lui-même sans doute, il y plonge à l’affût du sens, de l’essence même de l’œuvre et partant, de l’existence. Tout lecteur passionné éprouve la conviction intime que les œuvres portent en elles le mystère de la création, tout entier, irrésolu, s’épaississant à toute approche, insolvable à jamais. Pourtant, il s’efforce encore et toujours d’aller à sa rencontre, seulement possible en fiction.

Son approche de la Littérature procède de cette quête personnelle que souligne le critique en rappelant les mots de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : 
« L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ».
Les œuvres apparaissant comme l’expression même du mystère, les échos qu’elles produisent au fond de chacun figurent autant d’indices et d’éléments propres à le percer. Irrésistiblement, le lecteur est à leur écoute et tend mieux l’oreille à leurs résonances et à ce qui, tout aussi mystérieusement, en lui existe et leur répond. Si diablement parfois, au point que le mal-être contamine, sournoisement s’insinue, porté par une même et seule sentence, récurrente, indélébile.

I would prefer not to

Ca correspond à merveille. Et il semble au lecteur qu’il n’est pas si seul, pas aussi étranger au monde, qu’il y voit plus clair, qu’il raisonne déjà mieux et chemine sur la bonne voie. Certes « l’essence de [ces] domaines [l’histoire, l’art, la poésie, la langue, la nature, l’homme, Dieu] est l’affaire de la pensée », affirmait Heidegger. Seulement, il ajoutait aussi que si « la pensée se meut là où elle pourrait penser l’essence de l’histoire, de l’art, de la langue, de la nature, […] elle n’en a pas encore le pouvoir ». Et d’exclure cette fois Dieu, car si son essence est bien affaire de la pensée à ses yeux, en revanche il n’aurait pu prétendre que la pensée aurait jamais le pouvoir de penser l’essence même de Dieu. Le mystère suprême est irréductible.
Soit. N’attendons plus Godot qu’en Littérature. Le rendez-vous est donc fixé, c’est bien là qu’il faut se rendre en vérité. Tout le monde a bien saisi que de l’Atopia, nul ne revient jamais.


Atopia, Petit observatoire de littérature décalée, Eric Bonnargent, Préface d’Antoni Casas Ros (Ed. Le Vampire Actif, Les Entretiens)

dimanche 7 février 2010

Casas Ros, Enigma

(c) Marc Atkins
  
Enigma, le second roman d’Antoni Casas Ros, est une variation de quatre solitudes entre-croisées, tressées les unes avec les autres. Tels des pieds de lierre, elles se sustentent de l’écorce et la sève d’un seul et même arbre, éternellement puissant, enraciné au plus profond de la terre jusqu’à toucher le ciel. Leur arbre de vie s’appelle Littérature.

Elles rendront alors hommage à son énigme par la voie de la fiction, la plus naturelle façon en soi, laquelle peut bien tout s’autoriser. Elles adresseront ainsi d’extravagants clins d’œil à quelques-uns de ses meilleurs serviteurs tels que Pessoa, Bolaño, Fresan, Kawabata, Vila-Matas mais aussi Sade, Balzac, Barbey d’Aurevilly, Apollinaire pour ne citer que ces écrivains parmi tous ceux qui planent souverainement sur Enigma.

Avec Enigma, Antoni Casas Ros interprète une foisonnante partition de sensibilités au monde qui s’expriment dans la solitude de la pensée et de la création. Nous y pénétrons par les dialogues intérieurs qui animent ces quatre singuliers personnages aux étranges destins qui s’entremêlent au cœur de Barcelone : Joaquim d’abord,  professeur de Lettres, tout entier voué à « sa dissection de la littérature » ; Zoé, exceptionnelle étudiante, érudite et fatale, à la « dynamique volcanique et sensuelle » qui le fascine et qu’il surnomme secrètement Fulvia, la fille aux yeux d’or; Naoki, la Japonaise privée de parole dont « le silence intérieur se lisait comme un poème » et qui se livre à la volupté en haute-technologie grâce au iPod Vibe et au rêve de Nimrod; Ricardo, beau ténébreux, allie toujours la poésie à la mort qu’il sème, d’autant qu’il espère percer un jour, par l’écriture, le mystère d’« une dimension des choses qui demeure », ce même mystère « qui jette son voile sur le visage et les yeux de ceux qui, face à [lui], vivent leurs derniers instants ».

« J'aime les extrêmes, je suis attiré par le monstrueux et par la beauté parce qu'ils se rejoignent, se touchent presque et se cherchent sans fin. Lorsque la beauté est fascinée par la laideur ou l'inverse, il se produit pour moi une sorte d'alchimie que je ne peux expliquer mais qui suscite une sorte de fraîcheur créatrice. Le seul personnage qui ne soit pas ambivalent, c'est Zoé, les trois autres sont soumis à de violents contrastes entre la violence et la beauté », déclarait Antoni Casas Ros dans un entretien publié la semaine dernière par Fluctuat.net.

Enigma est également l’expression d’un paradoxe qui attache, tout au long des pages, les personnages entre eux - chacun aux prises avec ses propres désirs et frustrations, rêves et angoisses, réalités et fictions – et au plus près par le biais d’un projet littéraire fou, en même temps qu’il les délivre de leurs multiples chaînes révélées notamment par leur confrontation fantastique à l’Ange de l’Onyx.

« J’avais envie de lui dire : Ne reviens jamais, ne réapparais plus, mais je me tus, comme si j’avais retrouvé le silence d’avant l’Onyx. » s’émeut Naoki, après sa nuit d’amour avec Ricardo et la découverte d’ « une forme de jouissance qui [la] terrifiait ».

Enigma se distingue également dans la chair que l’art et l’amour transfigurent, renfermant le pouvoir de la libérer de ses tabous, unissant le quatuor plus intimement encore dans la jouissance et la sensualité des corps, surmontées de l’illusion superbe et provocante d’atteindre à la vérité d’un tout.

« Le corps de Zoé est un poème, votre corps est un poème, celui de Ricardo aussi, et c’est un peu comme si nous formions à nous quatre une vérité poétique qui s’exprime à travers la sexualité, qui invente un grand corps où quatre fragments trouvent leur complétude » explique ainsi Naoki à Joaquim.

Antoni Casas Ros, comme dans son premier roman Le Théorème d’Almodovar, prône une sexualité ouverte qui ne doit pas avoir peur d’elle-même, qui exclut la culpabilité d’un désir charnel, profond et intime de l’autre, quel que soit son sexe, et porte en elle la promesse d’une vision du monde renouvelée.

Enigma est une part du secret qui unit Antoni Casas Ros à la fiction en existence, à l’existence en fiction d’Antoni Casas Ros.

Enigma, Antoni Casas Ros (Ed. Gallimard, Nrf) 

mardi 1 avril 2008

Casas Ros, l'horreur en beauté

Hjort - Eugen Krüger 
"Le destin m'a fait le cadeau de me tuer très tôt pour que je commence à vivre", confie Antoni Casas Ros, dans son "Théorème d'Almodovar", dont il est à la fois l'auteur et le narrateur, marqué à tout jamais, dans sa chair, dans son âme par un accident de la route survenu une nuit de joie et d'ivresse alors qu'il traversait la forêt en 4L vingt ans plus tôt. 

Cet accident lui aura ravi la jeune femme qu'il aimait, aura anéanti les rêves qu'il bâtissait, dérobé son image, arraché son visage, et façonné tout son être en "marge du monde". Et pourtant de cette "première rencontre avec Newton", ce jeune mathématicien à l'avenir contrarié, parvient à composer un théorème poétique et onirique par lequel il établit qu'"il suffit de regarder assez longtemps pour transformer l'horreur en beauté".

L'horreur s'est inscrite sur le visage d'Antoni Casas Ros alors qu'il évitait cet obstacle dressé sur son chemin en cette nuit affreusement irréparable, alors qu'il épargnait ce cerf majestueux au regard doux comme le velours et fixé à jamais en beauté en son esprit. Ce bel animal mythique, symbole de sa mort et de sa résurrection, il l'accueille dans son salon, sans rancune aucune, avec tendresse même, d'autant qu'il lui reconnaît le rôle le plus crucial de son existence, à l'origine dramatique de la plus profonde des rencontres, celle de sa propre substance qui "toute entière", affirme-t-il, "réside dans ce livre".

Et s'il se dit "heureux d'être en vie", Antoni Casas Ros a malgré tout choisi de s'extraire du monde qu'il entend épargner de la peur et du dégoût qu'il s'inspire probablement au premier chef, au point d'avoir banni le reflet même de son visage et de tout miroir en sa demeure. Il est ainsi passé maître dans l'art de se "raser au toucher". Sur cette absence d'image de soi, il a reconstruit son identité, est parvenu à "s'inventer une vie de solitude" qu'il nourrit de minutieuses contemplations, de profondes méditations, de l'exploration des sens, du sens, de ses voyages au coeur de l'Art et a fortiori de la Littérature.

"Catalan d'esprit et de nom", qui se dit convaincu que son portrait de "style cubiste" aurait été "haï" par Picasso, que son célébrissime compatriote l'aurait sans doute vu tel une "négation de son invention", Antoni Casas Ros se veut artiste-peintre en écriture.

Dans l'écriture, l'auteur se délivre de son carcan, applique à la lettre son axiome qui établit que "toute oeuvre d'art réveille en nous ce que l'être a de plus vivant, de plus subversif, de plus libre"; il se saisit de son pinceau puisque la peinture en particulier est dotée de ce "droit magnifique de faire violence à notre imaginaire" et, "palette en main", en une multitude de traits de poésie irisée, rehaussés parfois de touches moins nuancées, maladroites aussi, il "pein[t] ce livre".

A ses yeux, le cinéma aussi, c'est de la peinture. L'Espagnol Pedro "Almodovar est un peintre", les cinéastes sont "des peintres qui ne s'ignorent pas", pose-t-il. Le réalisateur de Tout sur ma mère peint donc le film du livre dans le livre peint par Casas Ros. L'histoire de sa relation intime, de confiance, dénuée de tabous, instaurée avec un autre Freak, Lisa, sous le regard bienveillant du cerf à la présence magique, au pelage parfois rosé. Un trio béni par la mère du narrateur que "l'extraordinaire ne surprend jamais, [que] seule la médiocrité (..) contrarie".

Casas Ros s'étonnait tant que "le besoin de séduire" perdure en lui, que le rêve d'une étreinte luise encore au coeur de ses ténèbres, après tant d'années d'isolement absolu. Grâce à Lisa, cet être en marge, il renoue avec la chaleur de la caresse, la jouissance de la chair, l'assouvissement du désir, la vibration de l'émotion, le sentiment amoureux. Lisa, sa prostituée hermaphrodite, "une femme qui a une bite" quoi... Une bite "belle comme un Brancusi".

L'homme sans visage qui ne s'aventurait dehors que la nuit pour se fondre dans l'obscurité des ruelles de la ville de Gênes, à l'heure où tous les chats sont gris, où sont bravés les interdits, brisés les tabous, où se fondent les formes, se confondent les normes, envisage peu à peu d'apprivoiser son image dans des miroirs tout neufs.

L'idée de recourir à la chirurgie esthétique en quête d'un "visage humain" bien sûr demeure ancrée dans son esprit, sa mère l'y encourage, Lisa aussi. Mais parvenu à l'acceptation de soi et à une harmonie relatives, au prix de tant d'efforts qu'il refuse de voir "réduits à néant", il craint de "redevenir quelqu'un de normal. De ne plus avoir aucune excuse pour vivre en marge du monde".

Aussi son Théorème pose-t-il que "la puissance du monde [est] divisée par [son] incapacité à le rencontrer".

Il juge ses oreilles bien dessinées, belle sa chevelure noire et bouclée. Quant à sa bouche, "il n'y a rien à redire. Jolis contours" même, souligne-t-il non sans une touchante fierté. "Il n'aurait plus manqué qu'un bec-de-lièvre pour [le] pousser par la fenêtre", ajoute-t-il d'un air de rien, ironique et détaché alors qu'il évoque le saut de l'ange, imagine sa face écrasée "sur l'asphalte", sous le regard indifférent des passants. La vie se sera accrochée à ces belles lèvres où la mort tentait de poser une nouvelle fois son baiser glacial.

Rivée à ses yeux aussi, qui furent "épargnés dans leur forme et capacité de voir", qui se fixent essentiellement dans les regards, qui ne voient que les yeux, à l'instar d'Alberto Giacometti qui aimait à rappeler que dans "un visage humain, on regarde surtout les yeux, plutôt que la bouche, que le bout du nez, même quand on regarde un chat d'ailleurs... l'oeil a ça de particulier qu'il est fait d'une autre matière que le reste du visage. Le reste est plus ou moins flou".

Formule newtonienne particulière, clin d'oeil malicieux, le Théorème d'Almodovar est une invitation à la navigation entre les genres, au coeur d'une âme - le mot plaît à cet athée de Casas Ros pour "sa part indéfinissable" - d'une étendue qui n'existe peut-être que sous la forme d'un accident...


Le Théorème d'Almodovar, Antoni Casas Ros (éd.Gallimard)