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samedi 9 mai 2009

Lawrence: L'homme nature



Thomas Edward Lawrence - 1918 - ¨Photographe non identifié
People come into the army often, not because it is brutal and licentious, but because they haven't done very well in the fight of daily living, and want to be spared the responsibility of ordering for themselves their homes and food and clothes and work - or even the intensity of their work. Regard it as an asylum for the little-spirited. 
You suggest that I'm not genuine in the ranks: but I am: just as good, now, as the others. Not very good, I'm afraid (I will be if I can) since I'm slow, having to learn to do all the daily trifles which others used to do for me. If it wasn't that I've been somebody or something else the authorities would have a fair opinion of what I am.
Your picture of my ending up to find that I am a soldier, by dint of much playing at it, comforts me: for it's the end I want, and am wanting with deadly seriousness. The peace of finding that my horizon was grown so near! If I could be happy drunk I'd drink: but so to take the control off myself might be to loose myself out again: and I want not to be big any more.

Thomas Edward Lawrence to Bernard Shaw, 20 December 1923


Le colonel T. E. Lawrence - que le grand public reconnaît davantage dès lors que Lawrence d’Arabie, surnom donné à ce héros de l’Histoire britannique, est avancé, lui attribuant pour la postérité la beauté des traits de Peter O’Toole qui l’incarna avec majesté au cinéma, sous la romanesque direction de David Lean en 1962 – connût un destin aussi fulgurant qu’exceptionnel et complexe, mû par son intime quête de l’Homme nature, à laquelle il s’employa avec la minutie et la foi de l’archéologue qu’il fut aussi.

Né en 1888 au Pays de Galles, Lawrence grandit à Oxford où il se passionna en effet tôt pour l’Archéologie et l’Histoire, en particulier celle des Croisades et de leurs forteresses auxquelles il consacra une thèse qui le conduisit en 1909, équipé de son précieux appareil photographique, sur les traces des Croisés, en Palestine et en Syrie, lors d’une marche en solitaire qu’il mena pendant plusieurs mois dans le désert, « vivant comme un Arabe parmi les Arabes ».

De retour au Jesus College, sa thèse y fut validée avec les honneurs en 1910. Aussitôt, Lawrence partit faire un tour de France à bicyclette avec son jeune frère Frank, où sa passion des châteaux médiévaux mais aussi de la littérature furent amplement contentées. « Chaque fois que je prends un bain, [Lawrence] préfère aller s’acheter un livre », conta un Frank moqueur dans une lettre à leurs parents.

Mais les terres arides d’Orient agissaient encore sur l'âme du jeune voyageur tel un charme envoûtant. Il rêvait d’y retourner un jour pour y découvrir notamment les forteresses qu’il n’avait pu visiter lors de son premier séjour et demeurait aux aguets de la moindre opportunité. En 1911, Lawrence parvint à se faire admettre, grâce à ses connaissances de la langue arabe, de la région et à son expertise en céramique, au sein d’une équipe archéologique du British Museum conduite par David George Hogarth pour entamer des fouilles à Carchemish, sur les rives de l’Euphrate, en Syrie, à la frontière turque.

Le jeune homme y œuvra avec ardeur jusqu’en 1914 quand, après avoir été enrôlé pour une mission de cartographie par le renseignement britannique dans le Sinaï, la Première guerre mondiale éclata. Lawrence allait alors sur ces vingt-six ans et ses qualités qui firent sa gloire par la suite s’imposaient d’ores et déjà, fort remarquablement. Ainsi, fut-il intégré à la section géographique de l’Etat major à Londres, avant d’être affecté, en 1916, au Caire en tant qu’officier du renseignement militaire où, rapidement et notamment, il allait devenir expert des mouvements nationalistes arabes et sceller bientôt son entrée dans l’Histoire.

« La première fois que je quittai l’Angleterre [en 1906] fut un rêve délicieux […] le début de mes propres voyages, indépendants, libres. En France, principalement. Puis, encore plus loin, franchissant lentement les étapes jusqu’à ce que la Guerre écourte ce cheminement qui était en train de faire de moi un Hogarth : une sorte d’homme de voyage et d’archéologie, la géographie et le crayon pour seules ressources », écrivait-il en décembre 1927 à Dick Knowles, non sans mélancolie à évoquer ce chemin ô combien détourné.

Entre 1916 et 1918, il était en effet devenu Al Lawrence, un des chefs de la révolte arabe contre l’empire ottoman, un héros de légende, jeune et vivant, qui s’était rendu maître de Damas.

« Autour des soldats [britanniques] traînaient les Arabes. Ces hommes au regard grave venaient d’une autre planète. Mon tortueux devoir m’avait exilé chez eux pendant deux ans. Ce soir-là, j’étais plus proche d’eux que des troupes. J’en éprouvais de la rancœur et de la honte. Ce contraste se mêlait en intrus à un brûlant mal du pays, aiguisait mes facultés, fécondait mon dégoût », se souvint-il dans son admirable récit de campagne Les Sept Piliers de la Sagesse.

En 1922, Lawrence venait d’achever une nouvelle version de cette grandiose épopée qu’il fit tirer à quelques exemplaires afin de l’éprouver auprès de quelques critiques littéraires et de compagnons de guerre. Pourtant le colonel de 34 ans était loin de savourer sa gloire encore fraîche. Au contraire, après les horreurs d’une guerre au cours de laquelle l'homme avait en outre été victime d’un viol, puis de trois années de bataille politique épuisante passées aux Affaires coloniales, le chaos mental menaçait de l'ébranler.

Lawrence prit alors la décision de s’enrôler dans la prestigieuse Royal Air Force en quête du salut, et dans cette perspective, entreprit de faire ses classes incognito, sous la fausse identité de John Hume Ross. Tout au long d’un «noviciat» pénible au Dépôt, qui se déroula entre août et décembre 1922, «le simple soldat Ross, matricule 352 087» consignera ses notes et observations personnelles dans des cahiers qu’il mettra en forme en 1927 et 1928 pour en livrer La Matrice (The Mint), un document intimiste, quasi confessionnel en même temps que portrait de la R.A.F. Cet ouvrage avait bouleversé la grande poétesse italienne Cristina Campo qui admirait Lawrence pour avoir déjà lu et aimé ses Sept Piliers, au point d’en faire un de ses livres de chevet.

Elle avait ressenti à la lecture de ses terribles pages que Lawrence manifestait une « anxiété nerveuse de spoliation et de purgation totales, unie à une nature qui n’est que trop consciente de sa turbidité obscure et de son altière macération. »

A un sergent qui s’était enquis de sa présence dans les rangs de la R.A.F, le soldat Ross avait expliqué avoir « abusé de la vie imaginative, telle qu’elle se manifeste pour l’étude » et argué qu’il avait alors ressenti le « besoin de rester en friche un moment, au grand air. »

« Cela signifiait : gagner ma vie de mes mains, puisque j’étais sans ressources et que mes mains d’universitaire ne valaient pas un repas, quel que fût mon métier », dit-il aussi, avant de souligner qu’il ne lui avoua toutefois pas l’essentiel sans doute : son  torturant « besoin d’abaissement ».
« A la recherche où j’étais d’une position sûre, d’où je ne pourrais tomber plus bas ; ni de l’indispensable obligation où j’étais de réapprendre la pauvreté, ce qui est dur quand on a eu de l’argent pendant quelques années. J’ai le sentiment d’avoir obtenu ce que je souhaitais en ce qui concerne l’abaissement et la pauvreté. »
Profondément marqué par sa lecture de Nietzsche, Lawrence prenait pourtant là le contre-pied de la pensée de Zarathoustra : « C’est vers en bas que la hauteur aspire à la puissance ! »

Au contraire, « j’aimais ce qui était au-dessous de moi, je prenais mes plaisirs, je cherchais mes
Thomas Edward Lawrence - 1919 - Augustus Edwin John
aventures au-dessous de moi. La dégradation contenait à mes yeux une certitude, une sécurité définitive. L’homme pouvait s’élever à n’importe quelle hauteur, mais il ne pouvait tomber au-dessous d’un certain seuil d’animalité »,
 confiait-il dans un chapitre des Sept Piliers où il peignit, avec sincérité et sévérité profondes, un troublant Autoportrait.

Avec La Matrice, il se livrait en outre à une critique, sans complaisance, de cette école de la R.A.F, ce « purgatoire de corvées »,  telle qu’elle était alors. 
« La façon dont ici on nous traite est de la cruauté caractérisée. Tandis que ma bouche en est encore toute brûlante, je veux consigner que ceux qui, jour après jour, exercent leur autorité  sur nous le font par appétit de cruauté. »
Pourtant, il avait voulu que ce sévère témoignage ne soit jamais publié avant 1950 quoi qu’il arrive, ne souhaitant pas porter préjudice à ce corps qu’il aimait en réalité comme une famille, qu'il avait pénétré dans l’état d’esprit d’un être qui entre dans les Ordres.
« Des hommes en uniforme ont trop d’importance l’un pour l’autre : point n’ont besoin de Paraclets. Chacun d’entre nous est une petite part de tout le reste et tout le reste, de nous. »
Il s’était soustrait au monde des «civils» avec lequel il avait désiré mettre de la distance. Ainsi séparé des vivants et après avoir prêté serment d’allégeance au roi George et à la R.A.F, Lawrence sentit la paix descendre sur ses camarades aux « moi inconscients espérant, dans leur révolte, qu’un accident [les] éliminerait ».
« C’était comme si nous mourrions notre mort. Pour notre raison, le tombeau ouvre sur la paix : l’instinct lui s’y refuse. »
« Ce qui nous a conduits en ce lieu, ce sont nos instincts innés et nous offrons à la R.A.F, ce qu’il y a de meilleur en nous », écrivait-il. 
« La R.A.F  est plus grande que soi. »
Lawrence s’était « dépouillé de tout cela – de tout confort, de tout ce qu’ [il possédait] – pour plonger sans ménagements au milieu d’hommes qui ne [le] ménageraient pas et pour [se] découvrir [lui-même] durant ce qui [lui] restait à vivre de la fleur de l’âge.»

« Les horreurs qui torturaient Lawrence, l’ignominie, la promiscuité permanente, les impitoyables exercices physiques trouvent leur miroir inversé dans la prière obligatoire, le silence inviolable, la délation encouragée, le langage hagiographique des sacristies », avait relevé Campo dans la préface qu’elle consacra au Jésuite Parfait de Furio Monicelli et dans laquelle l’Italienne avait proposé un subtil parallèle entre l’engagement du soldat Ross et celui du novice Andrea.

La décision de ce dernier de se consacrer à la vie religieuse n'avait pas clairement été dictée par un appel impérieux et mystique mais au contraire par cette même sorte de désespoir mystérieux et froid qu’éprouvait Lawrence quand il estimait que «tout homme qui s’engage reconnaît pourtant qu’il est vaincu par la vie» à la façon dont Blanche la Carmélite de Georges Bernanos avait admis n’avoir «d’autre refuge en effet».

Le soldat Ross ne se supportait pas, ne supportait pas sa chair. Il émettait l’hypothèse que « toute existence physique» est pour l’homme « une épuisante souffrance : ce n’est que durant le jour que son esprit vigilant, obstiné, refuse d’en convenir ».

Thomas Edward Lawrence - 1929 - Augustus Edwin John 
Auparavant déjà, dans les Sept Piliers, Lawrence avait relevé que le fait que nous soyons dotés d’un corps, ce cercueil, lui paraissait suffisamment dégradant pour qu’il fasse en outre l’objet de discussions relatives à ses différents états, affections, plaisirs, maladies et autres. Il se sentait honteux que l’on puisse ainsi « se vautrer dans l’existence physique qui ne pouvait que glorifier la croix de l’homme ».

 « En vérité, je le dis franchement, je n’aimais pas l’ego que je pouvais voir et entendre. »

De tels mots traduisaient les tourments qui submergeaient Lawrence depuis toujours, victime d’un intense conflit intérieur dominé par le sentiment d’échec, « d’impuissance à atteindre la véritable intellectualité », ainsi qu’il le laissa entendre pudiquement dans une lettre à l’artiste Eric Kennington en 1934 : 
« L’une des choses les plus pénibles de l’existence est d’en venir à se rendre compte qu’on n’est pas tout à fait à la hauteur. »
« J’ai voulu m’assurer que tout exercice, toute exhibition délibérée du corps est une prostitution ; nos formes créées ne sont que nos accidents, jusqu’à ce que, par le plaisir ou la peine  que nous y prenons, elles deviennent  notre faute. Aussi, l’attention que je dois porter à mes bras, à mes jambes, est la part la plus amère de la facture que je paie pour l’avantage d’être engagé », confessait plus clairement encore le soldat Ross dans La Matrice. 

Ses camarades du Dépôt « avaient trop de santé pour saisir cette malsaine et grecque antithèse de la chair et de l’esprit. La vie qu’on ne discute pas est une harmonie, encore qu’elle ne soit plus du tout chrétienne », jugeait Lawrence qui, au contact de ces hommes nature, redécouvrait le fondement même de la vie.
« Leurs esprits ne voyaient aucune contradiction entre leur vie et leur piété. Leurs mots purs, leurs mots sales, n’avaient pour eux aucun sens. Les mots étaient comme nos bottes, sales dehors, propres à l’intérieur ; une convention quotidienne, nullement un index de l’esprit de ces types. On ne leur avait pas appris à parler. L’aveugle aumônier se donnait encore du mal pour arracher aux muets une réponse. La servile humilité de sa confession générale, son affreuse feintise d’absolution lancées sur cette bleue congrégation, produisaient une discordance aussi stridente que serait un de nos jurons dans une église silencieuse. Il n’y avait simplement aucun contact entre ces deux mondes. Les types n’avaient point de masques et dans leur transparence n’hésitaient pas à publier leur propos le plus secret, tout leur propos pratiquant ainsi l’honnêteté irréprochable de toute chose faite dans la lumière. Tant de franchise était sainte. »
The Letters of T. E. Lawrence, edited by David Garnett (Ed. Spring Books)
Lawrence of Arabia, The Authorised Biography of T. E. Lawrence, Jeremy Wilson (Ed. Heinemann)
Les Sept Piliers de la Sagesse, T. E. Lawrence, traduction de Renée et André Guillaume (Ed. Le Livre de Poche, La Pochotèque)
La Matrice, T. E. Lawrence, traduction de René Etiemble (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)