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dimanche 19 mars 2017

Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

                                                  Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer] un film de Bruno Aveillan et Zoé Balthus

« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifs de Paris. Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. La Porte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer], diffusé sur Arte en avril 2017a remporté le Rockie Award 2018, catégorie Art, du festival de Banff et nommé à Art Fifa au musée national du Québec, au Canada. Le film a été projeté au Grand Palais, Paris dans le cadre de l'exposition du Centenaire Rodin, au Musée d'art contemporain Marcel Lenoir, Montricoux,  ainsi qu'au Gorki Park, à Moscou, en Russieà la Fondation Mapfre à Barcelone, en Espagne, à la Fondation Barnes à Philadelphie, au Cantor Arst Center de Standford, à LMU de Los Angeles aux Etats-Unis, au Musée national de l'Art occidental de Tokyo (conférence de Zoé Balthus) et au Musée de Shizuoka (conférence de Zoé Balthus) au Japon et à l'Art Gallery of South Australia d'Adélaïde, 

Un film de Bruno Aveillan,  écrit par Zoé Balthus et Bruno Aveillan (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)

Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR

lundi 21 septembre 2015

Rodin : dessin, passion, danse et volupté


Auguste Rodin et Eve - 1907 - Autochrome  Edward Steichen
à B.
 
Si les premiers dessins d'Auguste Rodin (1840 - 1917) s'inspirent de thèmes littéraires et religieux dans lesquels les héros, la souffrance et la faute occupent une place prédominante, peu à peu il s'affranchit de ces figures traditionnelles et demande à ses modèles de s'abandonner à la grâce du mouvement et à la nudité. A partir de 1890, la figure féminine est devenue omniprésente, pour ne pas dire l’unique objet de sa préoccupation, et dominera l'essentiel de son oeuvre jusqu'à la fin. 


L’artiste, à 24 ans, vient de se mettre « à la colle » avec Rose Beuret, une paysanne de quatre ans sa cadette qui tente sa chance à Paris et lui sert de modèle, puis peu à peu de régisseur de son travail et de son quotidien. Elle lui est toute dévouée. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il bien des années plus tard à l’une de ses modèles.

En 1866, Rose lui avait donné un fils Auguste-Eugène Beuret qu’il n’a jamais reconnu. Puis le temps a passé. Il a mis en branle son chantier de La Porte de l’Enfer, dans son atelier du Dépôt des Marbres qui lui est alloué par l’Etat au 182, rue de l’Université. Il est un maître d’atelier désormais. 

Un jour de 1881, une jeune fille de dix-sept ans vient frapper à sa porte. Elle veut continuer à étudier auprès du maître, alors qu'elle sort à peine de l’académie Colarossi. Elle est recommandée. Lui, qui a grand besoin de bons praticiens, l'engage aussitôt. Il vient tout juste d'achever le groupe Les Bourgeois de Calais.  

L’élève Camille Claudel se révèle douée, exaltée, vive, sincère, et chamboule l’existence du maître Rodin bien qu’absorbé par son grand œuvre. Bientôt, entre eux s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle, d’abord centrée sur la sculpture, puis Cupidon se charge de décocher ses flèches dans le cœur des deux artistes qui deviennent amants. 

Devenue à la fois, praticienne, modèle, muse, maîtresse, conseillère, la jeune Camille inspire Rodin dont l’œuvre connaît alors une fécondité de plus en plus marquée de cette empreinte tandis qu’elle, malgré sa jeunesse, apprend de lui mais sait se montrer volontaire et tenace. A bonne école et sûre de sa vocation, la jeune Galatée n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, venu de Paros et de Carrare. Cette femme de génie, selon les mots de l'écrivain Octave Mirbeau et grand admirateur de Rodin, pense sa propre voie, veut bâtir une œuvre dont elle a une vision précise, guidée par la volonté farouche de s’affranchir de son Pygmalion. 

« Rodin, qui tout de suite a reconnu en elle la future grande artiste, ne la considère que comme telle. Sans doute il lui communique tout ce qu’il peut lui communiquer de sa grande expérience.  Mais il la consulte elle-même sur toute chose […] Le bonheur d’être toujours compris, de voir son attente toujours dépassée a été, dit-il lui-même, une des plus grandes joies de sa vie artistique », témoigne Mathias Morhardt, critique d’art, admirateur de la jeune artiste. 

Elle est parmi les plus grands bonheurs de sa vie d’homme aussi, ayant débridé sa sexualité. Avec elle, l’érotisme pénètre toute son œuvre. Camille est la présence sensuelle, son corps est partout. La jeune femme est son paradis intime, la volupté essentielle à sa créativité, d’importance capitale désormais. 

Les beaux traits de Camille Claudel personnifient bientôt L'Aurore, La Pensée, La France, La Jeune Guerrière etc.   

Possédé par l’esprit et le talent de la jeune femme avec laquelle il a tant en commun, il délaisse, sans scrupule, Rose qui n'oserait se plaindre. Toute sa vie, elle lui a connu des aventures. Rodin, jusqu’à la fin lui conservera « une reconnaissance profonde de sa fidélité de chien de garde, de sa patiente acceptation des mauvais jours […] », selon son amie et première biographe Judith Cladel. Il épousera Rose deux semaines avant que la mort n’emporte celle-ci, en février en 1917. Mais il choisira Camille pour compagne éternelle aux yeux du monde entier en exigeant que ses créations soient abritées aux côtés des siennes dans son musée.  

Profondément épris de sa féroce amie, Rodin n’a de cesse de lui tresser des couronnes de louanges. « Je lui ai montré où elle trouverait de l ‘or ; mais l’or qu’elle trouve est bien à elle »,  souligne-t-il.

En 1888, il lui loue pour les dix ans à venir un atelier au 113, boulevard d’Italie et dont il se rapproche bien vite en louant un hôtel particulier à quelques encablures. Le couple vit encore une décennie d’une relation intense, charnelle, passionnelle. L’émulation réciproque fait naître des œuvres respectives pleines d’émotion et de sensualité, de force et de mouvement.  

« La belle artiste, coeur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l'unique objet de l'affection du maître et la compagne de sa vie intime, raconte la confidente, Judith Cladel. Ce fut alors la période des grands déchirements. »

En effet, c’est la descente aux enfers en raison sans doute de la tragique dégradation de la santé mentale de la sculptrice. Profondément affecté par la rupture, Rodin conservera longtemps le coeur vacillant, selon les mots de son amie.
Femme nue sur le dos - 1900 - Auguste Rodin
Cependant, Camille Claudel internée, Rodin poursuit son œuvre et reste à l’affût, guette la vie, le geste, l’expression, l’attitude fulgurante qu’il s’empresse de croquer de sa main souple, agile, entraînée. Il modelait la terre, avec la même aisance qu’il maniait le crayon. 

« A mes débuts quand je faisais venir un modèle, je lui demandais dans quels ateliers il avait posé. S’il sortait de l’Ecole, ah ! Je m’en apercevais tout de suite, dès qu’il était monté sur la table à modèle, je le voyais prendre un de ces mouvements qu’il avait appris là-bas, et ce mouvement, invariablement, était faux ».
Il laissait ses modèles bouger, selon leur gré et les dessinait. A l’opposé de sa quête de vérité universelle, les poses figées et convenues lui paraissaient insupportables. Il parlait de « modèles usés », prenant la pose comme des automates, dénués de vie. Il scandalise en foulant les règles académiques. 

Le maître dessinait avec une extrême rapidité, se souvint Kathleen Bruce, une Anglaise qui avait un temps fréquenté l’atelier. Elle s’émerveillait de le voir travailler sans jamais quitter son modèle des yeux, sans regarder sa feuille de papier. 

Rodin ébauchait les profils qu’il reliait entre eux. Il soutenait qu’avant de dessiner sur les plâtres, il fallait dessiner sur les feuilles : « j’ai été dessinateur avant d’être sculpteur ». Le dessin avait exercé le geste et l’œil. Et surtout, il scrutait le mouvement qui seul pouvait donner vie et harmonie à une sculpture. 

« La chose qui bouge dans la nature, c’est le professeur qui vient et vous explique. », s’enflammait-il, « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai ça, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer. »  

La danse, corps et esprit en osmose, à elle seule, évoque tout de la vie et de la mort, fusionne mouvement et érotisme,  exacerbe l'émotion et le sentiment, fait résonner la nature et sa vérité qu'il transpose dans ses dessins et sa sculpture sans relâche et, avec toujours plus de liberté et d'ouverture d'esprit, au fur et à mesure qu'il avance en âge.  

Comme les danseuses javanaises que Rodin avait découvertes à l’exposition universelle de 1900 à Paris l’avaient ébloui : 
« Ces merveilleuses princesses ont renouvelé, avivé, décuplé en moi mes impressions anciennes. Elles m’ont donné une joie dont je ne me croyais plus capable. Elles ont fait vivre pour moi l’Antique. Elles m’ont montré, dans la réalité frémissante, ces beaux gestes, ces beaux mouvements du corps humains que les anciens ont su fixer. Elles m’ont tout à coup plongé dans la nature, elles m’en ont révélé des aspects inconnus, elles m’ont fourni des raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable […]  imaginez donc de ce que put produire en moi un spectacle aussi complet, qui me restituait l’Antique en me dévoilant un mystère ! »  Il se délectait de les dessiner. 
« Ce sont des figures de marbres conçues par Michel-Ange qui dansent ! », s’était-il exclamé. L’artiste italien était sa référence au même titre que les Antiques. Les danseuses cambodgiennes avaient touché pareillement le sculpteur :


Danseuse cambodgienne de face - 1906 - Auguste Rodin

« Elles  nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir, leur Antique à elles, qui vaut le nôtre. Nous avons vécu trois jours d’il y a trois mille ans. Il est impossible de voir la nature humaine portée à cette perfection. Il n’y a eu qu’elles et les Grecs. Elles ont même trouvé un mouvement nouveau, que je ne connaissais pas […] Un mouvement encore à elles, inconnu dans les Antiques et de nous autres. » 
Rodin  qui allait au spectacle voir les corps bouger sur scène, s’était trouvé captivé par l‘étoile chorégraphe des ballets russes, le scandaleusement lascif Vaslav Nijinski dans Prélude à L’Après-midi d’un faune :  

« D’une animalité à demi consciente: il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés, nerveux, anguleux. »

De fait, le Russe accorde des séances de pose au sculpteur qui en saisit l’élan, la grâce et la puissance. Il est stupéfiant. De même, en 1911 la danseuse américaine Isadora Duncan l’avait subjugué, d’autant qu’elle était du beau sexe. « Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort, dirait-on. Elle emprunte à la nature cette force que l’on n’appelle pas le talent mais le génie […] Elle rend la danse sensible à la ligne, et elle est simple comme l’antique qui est le synonyme de la Beauté » avait rapporté Rodin, expert.

De son côté, la danseuse américaine avait été littéralement envoûtée par le sculpteur dont elle évoquait ainsi le souvenir :


« Depuis que j’avais vu son œuvre à l’Exposition [universelle], le génie de Rodin m’avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l’Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, et si la route que je demandais n’était pas celle d’Eros, mais celle d’Apollon.

Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue, une barbe abondante. Il me montra ses œuvres avec la simplicité des très grands.  Quelques fois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms on le sentait avaient peu de sens pour lui. 

Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J’avais l’impression que sous ses  caresses le marbre s’amollissait comme du plomb fondu. Il respirait avec force. Le feu s’échappait de lui comme d’une forge. En peu d’instant il avait formé un sein qui palpitait sous ses doigts. »
Dans l’atelier de la danseuse où ils s’étaient ensuite rendus ensemble, elle avait dansé pour lui. Puis elle s’était mise à lui parler de ses mouvements, mais lui semblait devenu sourd et muet.
« Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu’il avait devant ses œuvres, il s’est approché de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine,  me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s’échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m’amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l’aurais fait avec joie si l’éducation absurde que j‘avais reçue ne m’avait fait reculer, prise d’effroi. »
Nul doute que le vieux Rodin l’aurait volontiers croquée mais la dame effarouchée congédie prestement ce diable d’homme.  

Temple de l'amour - 1916 - Auguste Rodin
Il fait voler en éclats les conventions bourgeoises, il abat les barrières soi-disant morales, s'affranchit des tabous ridicules soumettant les artistes à une dictature hypocrite qui n'a que trop longtemps duré. Dans ses dessins, les femmes mises à nu désormais s'enlacent, se chevauchent, s'explorent seules ou à plusieurs, s'ouvrent amplement au regard de l'artiste et de ses admirateurs. Femmes allongées, nues sur le dos, jambes écartées, main au sexe, elles se caressent, se fouaillent en quête de plaisir, se tordent de désir, onanisme, amour saphique, la sexualité et la jouissance féminines ne se cachent plus, elles s'admirent. Ses dessins parés de passion enflamment et ravissent tout esprit créateur. Pourtant nulle vulgarité ni crudité, seule la vérité s'étend sur ses feuilles pour s'accoupler à la beauté des corps, comme autant de temples à l'amour, qu'il saisit avec maestria en quelques coups de crayon. Le scandaleux Rodin contribue à briser les chaînes qui entravent l'épanouissement de l'art, de la femme et partant, de la société de son époque ainsi qu'il le dit si bien lui-même :
« Et la danse qui a été chez nous toujours un apanage érotique, tend enfin de nos jours, à devenir digne des autres arts qu'elle résume. En cela, comme en d'autres manifestations de l'esprit moderne, c'est à la femme que nous devons le renouveau. » 
Métamorphoses Dans l'atelier de Rodin, sous la direction de Nathalie Bondil avec Sophie Biass-Fabiani (Ed. 5 Continents & Musée des Beaux-Arts de Montréal)
Rodin Aquarelles et dessins érotiques (Ed. Bibliothèque de l'image)
Rodin sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Judith Cladel (Ed. Grasset) 

mardi 10 juin 2008

Camille Claudel: Sinon l'atroce folie...

Camille Claudel au chapeau - César

« Les belles œuvres qui sont les plus hauts témoignages de l’intelligence et de la sincérité humaine, disent tout ce que l’on peut dire sur l’homme et sur le monde, et puis elles font comprendre qu’il y a autre chose qu’on ne peut connaître […] Enigme de l’existence […] A quoi bon la loi qui enchaîne les créatures à l’existence pour les faire souffrir ? A quoi bon ce leurre éternel qui leur fait aimer la vie, pourtant si douloureuse ? Angoissant problème ! […]Ainsi tous les Maîtres s’avancent jusqu’à l’enclos réservé de l’Inconnaissable », déclare Auguste Rodin en 1911 lors d'une série d'entretiens avec Paul Gsell.

Camille Claudel, l'ancienne élève d'Auguste Rodin, sa Galatée, douée, exaltée, vive, sincère, est de ceux-là. Le sculpteur, de vingt-quatre ans son aîné, ne s’y est pas trompé quand, en 1885 absorbé par la Porte de l’Enfer et ses deux cents figurines, il engage cette jeune fille de vingt ans comme praticienne dans son atelier de la rue de l’Université. D'ailleurs, bien vite, entre l’élève prodige et le Maître s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle d’abord toute entière centrée sur la sculpture mais bientôt les corps et les cœurs d'artistes s'emmêleront pour devenir amants.

A la fois, modèle, muse, maîtresse et conseillère, Camille inspire si profondément Rodin que son œuvre connaît une fécondité de plus en plus marquée de son empreinte tandis que Claudel jeune, mais volontaire et tenace, sûre de sa vocation, n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, de penser sa propre voie, de bâtir son œuvre personnelle, de s’affranchir de son Pygmalion. Depuis son plus jeune âge, «la sculpture est une passion véhémente qui la possède toute entière»,  écrira le journaliste et poète suisse Mathias Morhardt en 1898 dans le Mercure de France.

Et si l'influence de Rodin sur Claudel est puissante et s’affirme dans une œuvre telle que Homme accroupi, en revanche son groupe monumental Sakountala exposé en 1888 — « œuvre de début » qui laisse certes apparaître de menues maladresses —  est déjà bien une « œuvre de maître», selon Morhardt, « elle en porte les signes d’élection ».

L’année suivante, elle offrira La Prière au monde, un buste de jeune femme en bronze, aux belles formes généreuses et rondes, dont l’expression des traits tranche avec les éléments de mortification, de douleur et de restriction physiques par lesquels la mysticité s’exprimait à l’époque. Au contraire, la tête aux yeux clos renversée vers l’arrière évoque une extase subtile et sereine de la prière qui comble l’Être d’une humble tendresse et d’une paix sincère. La sculptrice en effet semble guidée désormais par son chant intérieur dont elle imprègne de plus en plus son œuvre, à laquelle elle souhaite se consacrer exclusivement, d’autant que ses rapports avec Rodin vont commencer à se dégrader à partir de 1893 et s’acheminer progressivement vers la rupture.

Déjà, elle a déménagé dans le courant de 1892 au 113 boulevard d’Italie afin de travailler dans la solitude de son propre atelier. Là, elle acquiert cette liberté totale de création, peut exprimer ce chant intérieur, incantation de l’âme qui la caractérise. «Camille Claudel est le premier ouvrier de cette sculpture intérieure», écrira son frère Paul en 1905. Elle puise son inspiration dans les rues de Paris où s’inscrivent avec force dans son esprit des scènes et incidents de la vie qu’elle traduira aussitôt rentrée à l’atelier en un peuple de figurines au «tragique caractère de grandeur» et «de groupes d’une inconcevable beauté». 

« C’est la vie elle-même, la vie exaltée à sa plus haute puissance lyrique, qui sort toute frissonnante de ses mains », notera encore Morhardt.

Surgissent ainsi deux œuvres majeures que sont La Valse - dont son grand ami et compositeur Claude Debussy en conservera une version sur son piano jusqu’à la fin de ses jours - et Clotho, inspirée de la mythologie des trois soeurs qui gouvernent la destinée des hommes. Lachésis attribue à chacun sa part de fil, à Clotho revient de filer, quant à Atropos, elle doit couper l’écheveau à l'heure fatidique. L'ouvrage trouve aussi sa source dans La Misère de Jules Desbois qui avait déjà inspiré La Belle Haulmière à Rodin en 1889.

Clotho - Camille Claudel

Camille Claudel donne à sa Clotho, l’apparence d’une vieille femme, nue, squelettique, seins flasques, aux prises avec sa propre chevelure, sorte d’écheveau épais et menaçant qui lui bloque la vue et semble se mouvoir seule pour s’enrouler autour de son corps telles des tentacules d’une pieuvre. La chevelure abondante, symbole de fécondité, associée au corps d'une vieille femme, incarne tout à la fois la jeunesse, la maturité, la vieillesse et la mort, aussi la Clotho de Claudel, cette horrible quenouille, réunit-elle les trois sœurs en une seule figure.

La Parque fera l’objet de multiples études, de soins minutieux apportés au moindre détail et de difficultés techniques relevant de la performance dont l’artiste parviendra à tirer une de ses plus parfaites pièces de modelage.

Rodin, lui, initiera en 1895 une souscription afin de passer commande d’une version en marbre de Clotho pour le musée du Luxembourg laquelle fut déclarée perdue en 1934 et n’a jamais été retrouvée depuis. Elle avait été pour la première fois exposée au Salon de 1899 sous le titre Clotho déroulant le fil de la destinéeClotho signifiant en grec à la fois araignée et destin, une comparaison fut établie avec l’image de l’araignée dans le poème La Folie issu du recueil des Névroses de Maurice Rollinat, sombre fatalité pesant sur le devenir humain et a fortiori sur celui de Camille qui fut internée en 1913 jusqu'à sa mort en 1943.

Vertumne et Pomone - 1905 - Camille Claudel

Les premiers signes de démence vont apparaître au cœur de cette solitude extrême, doublée d'une indigence de plus en plus marquée alors qu’elle refuse tout secours de la part de Rodin au fait de ses difficultés matérielles, et qu’elle est en rupture avec sa mère en raison de cette liaison. Quant à son frère Paul, son confident, il est alors diplomate et réside à l’étranger.

«Un front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare à rencontrer ailleurs que dans les romans, ce nez où elle se plaisait à plus tard retrouver l’héritage des Vertus, cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, le vrai châtain que les Anglais nomment auburn, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaieté. Quelqu’un qui a reçu beaucoup.»

C’est ainsi que Paul voyait sa sœur avant qu’elle ne sombre dans la folie et dont il tint en partie Rodin pour responsable. «Dehors l'ambulance attendait. Et voilà pour trente ans. Dans l'intervalle, il y avait eu Auguste Rodin.»

Auguste Rodin au chapeau haut de forme - 1862 - Charles Hippolyte Aubry

Pour l’heure, le sculpteur tente de l’aider malgré elle et écrit à ses amis pour leur recommander l'œuvre de son ancienne élève et maîtresse. « Je lui ai montré où elle trouverait de l’or ; mais l'or qu'elle trouve est à elle », précise-t-il alors que Camille l’accusera d’opportunisme à laisser croire que ses créations sont les siennes ou qu’il les lui a inspirées. Vers 1895 Rodin adresse encore à Claudel ses « respectueuses adorations » et lui clame : «Que votre intelligence me plaît».

«Ah ma divine amie, vous serez heureuse, prenez patience, tout se paie ici », lui conseille-t-il en outre. Il l’encouragera à nouveau dans une lettre de 1897. «Montrez  vos œuvres admirables, il y a une justice croyez-le. L’on est puni et l’on est récompensé. Un génie comme vous est rare ». 

Le journaliste Morhardt, lui, estimera qu’à cette période « Mademoiselle Camille Claudel est désormais un maître ». 

En cette année 1895, Claudel vient d’achever une version en argile de son groupe de trois, ou L’Âge mûr, commandé par l’Etat, avant d’en exécuter une seconde en 1898. Une autre version en plâtre verra le jour un an plus tard, puis en 1902, sa fonte révélera enfin l’œuvre magistrale en bronze, qui se voulait, disait Camille « une configuration expressive de l’Idée de la destinée ».

Il s’agit de la représentation symbolique des trois étapes de l’existence personnifiée quand l’Homme ayant atteint la Maturité est entraîné en avant par une vieille créature, la Vieillesse ou la Mort selon les versions de l’oeuvre, tandis qu’une jeune femme à genoux, L’Implorante ou La Jeunesse, supplie de l’épargner. L’axe oblique du groupe, affirmé par la mort dont la force, à laquelle l’Homme aux traits de vieillard tente en vain de se soustraire, s'impose - en dépit de sa lutte manifeste, de sa tension musculaire qui s'exprime vers l'arrière, en direction des mains tendues de la jeune femme, jeunesse passée - symbolise ainsi la fatalité. C’est une déchirante allégorie de la condition humaine, d’autant plus puissante qu’elle est conçue sur un procédé infiniment poétique, sur une parfaite figuration de l’idée.

« Je vais mettre un arbre pour exprimer la destinée », avait-elle un jour confié à Paul. Le poète écrira plus tard dans un touchant hommage à sa sœur, sobrement intitulé Camille Claudel, statuaire, que « ce sont ces trouvailles qui jaillissent, ainsi que du fond même de la nature, d’un cœur de poète : on les voit surgir de franc jet dans l’œuvre de Camille Claudel avec une espèce d’allégresse ingénue, formant, dans tous les sens de ces adjectifs, l’art du monde, le plus animé et le plus spirituel.»


Camille Claudel (1864 - 1943) (Ed Fundacion Mapfre et Musée Rodin)
Camille Claudel Correspondance, édition d'Anne Rivière et Bruno Gaudichon (Ed. Gallimard, Art et Artistes)
Exposition au Musée Rodin jusqu'au 20 juillet 2008