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lundi 20 janvier 2014

La conspiration poétique de Baudelaire, selon Benjamin

Charles Baudelaire par Félix Nadar vers 1855



La publication du Baudelaire de Walter Benjamin à l’automne dernier par les éditions La fabrique est un extraordinaire événement, retentissant et émouvant à plus d’un titre tant pour les connaisseurs du penseur allemand que pour les amoureux du poète français, tant pour l’histoire de la critique littéraire et artistique que pour celle de la pensée.

Les premiers savaient que Baudelaire occupait une place prépondérante dans la pensée de Walter Benjamin. Le poète était pour lui une référence constante, il avait traduit en allemand ses Tableaux Parisiens, et l’intégralité de son œuvre était l’objet d’études constantes et scrupuleuses. Mais pour qui a lu la correspondance de Benjamin, il était clair qu’il œuvrait depuis des années à un projet de plus grande envergure, extrêmement ambitieux sur le grand poète et dont sont finalement nés les seuls  Paris, capitale du XIXe siècle et Sur quelques thèmes baudelairiens.

Quelques mois avant sa mort, il était fier et heureux d'annoncer dans une lettre à Gretel  Adorno, sa fidèle et secourable amie, épouse du philosophe Théodor  W. Adorno, sa chère petite, écrivait-il affectueusement, que « le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement ».

Et d’ajouter avec adorable malice : « Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement ».

Il travaillait d’arrache-pied, se savait vulnérable, pressé par la précarité du temps et la menace antisémite ambiante. Il vivait alors à Paris,  la dixième année de son exil, et passait le plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale, plongé dans ses recherches, il décortiquait tout ce qui avait été écrit sur Baudelaire et son œuvre. Dehors c’était l’affreuse réalité de la guerre et l’occupation nazie terrifiantes. Lui, abrité dans sa précieuse quête, réfugié dans les livres, compilait les citations, bâtissait l’architecture de son ouvrage, échafaudait sa pensée,  savait ce qu’il souhaitait ériger. Ce work-in-progress de très longue haleine, finirait bien par voir le jour.  « Le Baudelaire » était l’œuvre de sa vie, son unique conspiration, elle était absolue. 

Or le 26 septembre 1940,  Walter Benjamin se donnait la mort. Lui qui n’avait pas fait aboutir sa quête,  qui était si profondément ancré dans l’existence, s’en est arraché malgré lui, pour échapper au sort terrible que la Gestapo lui réservait, il s’en était convaincu. Elle avait déjà saisi son appartement parisien et sa bibliothèque qu’il était parvenu à sauver d’Allemagne, comme une bonne partie de ses manuscrits. Il en avait entreposé certains à la Bibliothèque national par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Bataille avant de fuir en zone non-occupée, mais il se sentait traqué. Il était terrifié, désespéré, acculé.

 Il ne finirait pas son Baudelaire, livre mythique, non advenu.

« Personne n’avait  encore essayé de reconstruire le livre projeté par son auteur –  et à ce stade de l’édition, en 1974, une telle tâche paraissait clairement impossible », raconte le philosophe italien Giorgio Agamben, coéditeur du Baudelaire publié par La Fabrique, auquel on doit la découverte en 1981 dans un placard des dépôts de la BNF cette liasse de feuillets manuscrits, de fiches et de notes, que Benjamin avait confiée à Bataille.

« Or, ces documents (auxquels s’ajoutent quelques manuscrits retrouvés peu après sur la même piste)  ne permettent pas seulement de reconstruire la structure du livre avec une précision relative, souligne Agamben dans l’introduction de l’ouvrage, ils permettent aussi d’éclairer de manière inattendue à la fois la genèse et l’évolution de l’œuvre et, de manière plus générale encore, l’ensemble de la méthode de travail du dernier atelier de Benjamin. »

Ce chantier ou work-in-progress, comme l’explique Agamben, met au jour « dans son processus même le modèle d’une écriture matérialiste telle que Benjamin l’appelait de ses vœux : une écriture dans laquelle non seulement la théorie illumine les processus de création, mais où ces derniers jettent à leur tour une nouvelle lumière sur la théorie. »

En effet, il est désormais permis de réaliser combien son goût bien connu des citations était sérieux et ses collections primordiales à l’architecture de sa pensée, nécessaire à  son esprit minutieux. C’étaient les matériaux de construction essentiels grâce auxquels il érigeait son édifice.
« La recherche doit s’approprier les matériaux dans les détails, elle doit analyser les différentes formes de son développement (Entwicklungformen) et en retracer l’articulation intérieure (inneres Band). Ce n’est qu’une fois que ce travail a été mené à bien que le mouvement réel peut être exposé de manière convenable. Si cela marche, si la vie du matériel (das Leben des Stoffs) se présente de  manière idéalement réfléchie, on peut croire alors qu’on a affaire à une construction a priori. »
Et de fait, cette méthode de travail éclaire magistralement et définitivement, la célèbre phrase de Benjamin : « les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. » Cette phase de sa méthodologie, il la qualifiait aussi de « dépouillement de la littérature ».

Benjamin croyait que tout ce qui est écrit porte déjà la réponse à ses propres questions, et il suffisait de scruter, de décortiquer,  d’analyser, de mettre en relation, en correspondance les textes et il s’y employait si bien qu’à la découverte de ce Baudelaire reconstitué, on mesure l’ampleur du monument encyclopédique et philosophique qu’il bâtissait. Il avait tout lu de et sur Baudelaire, et tout ce qui pouvait le ramener à lui et à son œuvre.
« On trouve dans la méthode de Benjamin comme une reprise de la doctrine médiévale selon laquelle la matière contient déjà en elle toutes les formes et se trouve déjà pleine de formes à l’état « inchoatif » et potentiel, relève Agamben, la connaissance revient alors à faire advenir à la lumière (eductio) ces formes cachées (inditae) dans la matière. »
Ainsi au fur et à mesure de ses lectures et relectures, il créait sa documentation, sa réserve de matériaux littéraires, poétiques et philosophiques, emmagasinait des fragments de textes, tirait des fils conducteurs, extrayait des mots-clé, traquait des notions récurrentes, capturait les correspondances qui lui sautaient à l’esprit. Le livre s’écrivait pour ainsi dire seul.

Benjamin avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […], leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif », savait Hannah Arendt.

Et Arendt de préciser : « L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. »

Benjamin s’émerveillait ainsi de ses superbes et multiples découvertes. L’Eternité par les astres de Louis Auguste Blanqui fut par exemple pour le penseur une fascinante révélation.

« […] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrivait en 1872 Blanqui , depuis sa geôle où ce révolutionnaire était emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables. »

Il s’agissait d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estima Walter Benjamin, d’« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoquait le « grand défaut » que présentait sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ».

« La formulation de L’Eternité par les astres « c’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau »,  nota Benjamin, correspond exactement à l’expérience du spleen telle que l’a consignée Baudelaire. »

Benjamin fut frappé par la proximité des visions respectives de Blanqui et Baudelaire.  Dans le poème Le crépuscule du soir, il releva ces vers « La ville elle-même revêt les traits de l’abîme, de la nuit ancienne dans laquelle la vie est identique à la mort. »

Pour lui, ce sont « les mondes de Blanqui ».  De même, dans Le Gouffre,  Benjamin retint : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » et d’emblée, la résonance est évidente C’est « l’équivalent baudelairien de la vision de Blanqui », écrit-il.
«  La conjonction avec Nietzsche et surtout Blanqui […] fait apparaître l’œuvre de Baudelaire sous un jour inédit. Il est dès lors possible d’interroger l’abîme dont le sentiment accompagne Baudelaire sa vie durant. »  
Dans le poème L’Horloge, Benjamin remarquait aussi que le poète « va particulièrement loin dans le traitement allégorique. Autour du symbole de l’horloge – qui dans la hiérarchie des emblèmes occupe une place éminente – il regroupe le Plaisir, le Maintenant, le temps, le Hasard, la Vertu et le Repentir. La conscience du Temps qui s’écoule et se vide et le taedium vitae sont les deux poids qui maintiennent en mouvement le mécanisme de la mélancolie. »

Il avait enregistré que Marcel Proust, un autre auteur français qu’il avait étudié assidûment, évoquait « l’étrange sectionnement du temps » chez Baudelaire. 


Ainsi, la pensée de Benjamin progressait de note en note, de découverte en découverte, la documentation s’amoncelait, le projet était assurément avancé à en juger par la lettre adressée au philosophe Max Horkheimer en date du 16 avril 1938 dans laquelle il détaillait son projet avec précision.
Portrait de Walter Benjamin, jeune homme (Photographe et date non identifiés)
« […] le travail comportera trois parties. Les titres prévus sont Idée et imageAntiquité et modernitéLe Nouveau et le Toujours-le-même. »

Sa méthode originale et ses recherches lui permettaient d’éclairer Baudelaire et son œuvre sous un jour résolument neuf et bouleversant. Il passait à la phase de rédaction. Ses idées étaient claires, il était prêt. Il avait déjà élaboré le plan de l’œuvre dans lequel il expliquait alors qu’il entendait considérer « le retentissement, presque inégalé, des Fleurs du mal. Les raisons manifestes en sont présentées brièvement tandis que les plus profondes constituent l’objet de toute l’étude, en particulier la question de l’accueil réservé aux Fleurs du mal par le lecteur d’aujourd’hui ».

 Après une analyse poussée de la littérature critique sur Baudelaire, il jugeait qu’elle ne livrait pas la véritable mesure de ce retentissement et, moins encore, n’en offrait des raisons.

L’exposé de la vision allégorique de Baudelaire qui devait constituer le cœur de la première partie  de l’œuvre planifiée par Benjamin entendait souligner qu’au génie poétique de Baudelaire s’ajoutait  le génie mélancolique. Selon le penseur, la mélancolie de Baudelaire était « d’une nature que la Renaissance a qualifiée d’héroïque. Elle se polarise autour de l’idée et de l’image. »

Benjamin s’était étonné que la théorie esthétique avait  repris avant tout de Baudelaire « sa leçon des correspondances, mais sans la déchiffrer » mais soulignait aussi que  l’interprétation que Baudelaire lui-même avait  donnée de son œuvre ne l’éclairait qu’indirectement.

«  L’histoire littéraire, sans trop d’esprit critique, s’en est tenue à la vision catholique de la poésie », tranchait Benjamin.

Le penseur allemand voulait dévoiler la conspiration poétique de Baudelaire, d’une portée considérable à ses yeux, tout d’abord et d’évidence artistique, mais aussi politique, sociale, historique, philosophique. La conspiration poétique de l’auteur des Fleurs du Mal, selon Benjamin,  visait une véritable révolution.

« Les Fleurs du mal peuvent se voir comme un arsenal, croyait-il, Baudelaire a écrit certains poèmes pour en détruire d’autres, composés avant lui. »

Il argua plus loin que Baudelaire « voulait faire de la place pour ses poèmes » et  qu’il « déprécia certaines licences poétiques des romantiques par son remaniement classique de la rime, et l’alexandrin néoclassique par l’introduction dans celui-ci de défaillances et de points de rupture.  Bref, ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à évincer ceux qui leur faisaient concurrence. »

Pour Paul Valery « le problème de Baudelaire pourrait donc, -  devrait donc, - se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même essentiellement Baudelaire. Il  était sa raison d’Etat ».

Et à Benjamin de remarquer l’étrangeté de l’évocation de « raison d’Etat » pour un poète et d’avancer que « la formule signale un phénomène notoire : le poète s’émancipant des expériences vécues. La production poétique de Baudelaire est subordonnée à une mission. Il voyait des espaces vides où il a inséré ses poèmes. Non seulement son œuvre peut être définie comme une œuvre historique, mais c’est même ainsi qu’il la voulait et la comprenait ».

Sa poésie lyrique rompt,  insistait Benjamin, « par son énergie destructrice non seulement avec la nature de l’inspiration poétique – forte de la conception allégorique -, elle brise non seulement avec la nature agreste de l’idylle – forte de son évocation de la ville -, elle rompt aussi – forte de la détermination héroïque avec laquelle elle installe la poésie lyrique au cœur de la réification – avec la nature des choses. Elle se situe au lieu où la nature des choses se voit assujettie et remodelée par la nature de l’homme. L’histoire a depuis montré qu’il avait en l’occurrence raison de ne pas se fier au progrès technique. »

Benjamin était convaincu que les bouleversements des conditions artistiques tenaient « au fait que pour la première fois la forme marchandise revêtait une importance cruciale pour l’œuvre d’art et la forme de masse une importance cruciale pour le public. Ce changement était particulièrement ressenti, chose qui est devenue indéniable à notre époque, par la poésie lyrique.  Le caractère unique des Fleurs du mal tient à ce que Baudelaire a répliqué en composant un recueil de poèmes. C’est, dans toute sa vie, le meilleur exemple d’attitude héroïque qui se puisse trouver. »

Aussi, selon Benjamin,  « l’importance unique de Baudelaire vient de ce qu’il a été le premier, et le plus déterminé, à appréhender, dans les deux sens du terme, l’homme devenu étranger à lui-même : à l’identifier et à lui fournir une cuirasse contre le monde réifié ».
« Interrompre le cours du monde  - telle était la volonté la plus intime de Baudelaire. La volonté de Josué [non tant la prophétique : car il ne songeait pas à faire demi-tour] Sa violence, son impatience et sa colère en découlent. En découlent aussi les tentatives toujours renouvelées de frapper le monde au cœur [ou de l’endormir par son chant]. C’est cette volonté qui, dans ses œuvres  l’engagea à accompagner la mort de ses encouragements. »
Ainsi, aux yeux de Benjamin, « la dévalorisation de l’environnement humain par l’économie d’échange a de profonds effets sur l’expérience historique » de Baudelaire. Il se produit « toujours la même chose », disait-il.  
« Le spleen n’est rien d’autre que la quintessence de l’expérience historique. Rien ne paraît plus méprisant que de brandir l’idée de progrès contre cette expérience. D’autant que comme représentation d’une continuité, elle contredit fondamentalement l’élan destructeur de Baudelaire, qui au contraire s’inspire d’une vision mécaniste du temps. En proie au spleen, on ne saurait mobiliser rien d’autre que le Nouveau, dont la mise en œuvre est la véritable mission du héros moderne. La grande originalité de la poésie de Baudelaire est alors qu’il y intègre effectivement l’exemple de l’héroïsme dans la vie moderne. Ses poèmes sont des missions accomplies, il n’est pas jusqu’à son découragement et sa langueur qui ne soient héroïques. »
Le spleen est précisément « le sentiment qui correspond à la catastrophe permanente », releva justement  Benjamin avant de compléter plus loin sa réflexion en soutenant que « le ferment nouveau qui, intervenant dans le taedium vitae, le transforme en spleen, est  l’aliénation à soi-même ».

Parmi l’arsenal baudelairien, Benjamin avait notamment retenu ces Fusées XXII qui ébranlent et plongent en beauté l'être dans l'abîme :
« Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu… je crois que j’ai dérivé… cependant, je laisserai ces pages , - parce que je veux dater ma colère. »
Elle fût doublée de tristesse.

Baudelaire, Walter Benjamin, Edition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi, Clemens-Carl Härle (Ed. La Fabrique)

samedi 20 décembre 2008

Delacroix, la mélancolie singulière

 Eugène Delacroix - 1842 - Léon Riesener 

« La peinture de Delacroix est comme la nature, elle a horreur du vide. » in Pour Delacroix,  Charles Baudelaire (Ed. Complexe, Le regard littéraire)

La chevelure abondante de jais, regard ténébreux, moustache parfaitement taillée, foulard impeccablement noué au col, Eugène Delacroix avec son autoportrait au gilet vert, laissa à la postérité une image de dandy qu’il avait lui-même composée, à la pointe de son habile pinceau trempé aux couleurs profondes de son génie, mêlé de spleen et de singulière mélancolie.

«Pour les clairs, il faut faire l’ombre non reflétée relativement violette, et refléter avec des tons relativement verdâtres. Je vois le drapeau rouge qui est devant ma fenêtre ; l’ombre m’apparaît effectivement violette et mate ; la transparence paraît orangée, mais comment le vert ne s’y trouve-t-il pas ? D’abord à cause de la nécessité pour le rouge d’avoir des ombres vertes, mais à cause de cette présence de l’orangé et du violet, deux tons dans lesquels entrent le jaune et le bleu qui donnent le vert » relevait-il dans un Journal intime qu’il tint de 1822 à 1824 puis de 1847 jusqu’à la fin de ses jours.

Les couleurs et la lumière de Delacroix ont intensément marqué le XIXe siècle. Sur les tons, les reflets et les contrastes finement analysés dont il aura appris à maîtriser le jeu à la perfection, il s’appuiera pour construire ses œuvres, s’échinant à « concilier la couleur couleur et la couleur lumière » et bannir le noir autant que possible car, disait-il, « en ajouter, c'est salir le ton ».

« Malheur à celui qui ne voit qu'une idée précise dans un beau tableau, prévenait-il aussi dans ses notes, et malheur au tableau qui ne montre rien au-delà du fini à un homme doué d'imagination. Le mérite du tableau est l'indéfinissable : c'est justement ce qui échappe à la précision. En un mot, c'est ce que l'âme a ajouté aux couleurs et aux lignes pour aller à l'âme. » Tel était le cap que s’était fixé Eugène Delacroix pour embarquer Dante et Virgile aux enfers, dont l’accrochage au Salon de 1822 qui était pour lui le premier, fut des plus retentissants. Le choc fut total, historique, et la critique diversement partagée sur la négociation d’un tel tournant.

Charles Baudelaire, lui, en quête perpétuelle de beauté, susceptible de s’être camouflée sous les plus étranges atours, ne s’y trompa point. D’emblée conquis par la maîtrise chromatique et lumineuse de l’œuvre, il fut saisit par la résonance exponentielle de son caractère universel, par cette « impression profonde, dont l’intensité s’accroît par la distance ». Il reconnût en  Delacroix, le grand peintre romantique, décida de le suivre et s’en imprégna jusqu’à la fin.

Et quand Delacroix s’éteint, à 65 ans, au petit matin du 13 août 1863, le chagrin du poète est plus violent que celui d’un cadet qui aurait perdu ce frère aîné auquel il devait tout. « Je ne le verrai plus jamais, jamais, jamais, celui que j’ai tant aimé, celui qui a daigné m’aimer et qui m’a tant appris. »

Le poète dès lors qu’il était entré en contact avec le peintre, avait fait l’expérience d’une sorte de communion. Ils se reconnaissaient l’un l’autre, partageant notamment le goût des Lettres d’outre Manche, de Byron et de Shakespeare, mais aussi de l’Italien Dante et de l’Allemand Goethe, le dandysme et le spleen.

Cette autre qualité que Baudelaire goûtait en particulier chez Delacroix, « la plus remarquable qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle : c’est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres et qui s’exprime par le choix des sujets, et par le style de la couleur ».

Les grands littérateurs qui s’intéressent de près à la peinture, ne s’y trompent pas, à l’instar de Baudelaire. Théophile Gautier, Alexandre Dumas, ou encore Joris-Karl Huysmans acclament le talent de Delacroix, certains lui voueront un véritable culte. Les peintres « ne l’ont jamais bien compris », selon Baudelaire.

Autoportrait au gilet vert - 1837 - Eugène Delacroix
Sa peinture avait fait voler en éclat les règles en usage. Terrible et sublime à la fois, elle bouleversait dans leurs fondements, les visions et perspectives esthétiques et morales de l'époque. « Je n’aime pas la peinture raisonnable», soulignait Delacroix dans son Journal.

Le peintre Gustave Moreau fut « éperonné aussi par les fièvres de couleurs de Delacroix », affirma Huysmans, qui expliquait que « le maître redoutable » avait rompu « du premier coup avec la tradition», fait « éclater le moule, déborda du cadre dès le premier jour avec ses fougueuses peintures de la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice […]»

Ce jeune homme qui frappait à la porte du Salon de 1822 avec sa toile Dante et Virgile aux Enfers sous le bras, n'était certes pas, à cette époque surtout, le premier venu et « son début le classa maître tout de suite », assura Gautier.

Delacroix était d’une nature extrêmement sensible et réceptive au monde dans lequel il évoluait, il avait l’esprit vif et curieux, observateur, doué pour la peinture certes mais aussi pour la musique et la littérature, une âme profonde et impressionnable, toujours selon Gautier, laquelle vibrait « au passage des idées, des événements et des passions de son temps. Malgré une apparence sceptique, il en partageait les fièvres, il en traversait les flammes, et, comme l'airain de Corinthe, il était composé de tous les métaux en fusion ».

De son temps, Delacroix épousait « le génie inquiet, tumultueux, lyrique, désordonné, paroxystique », ajoutait Gautier quand Baudelaire louait l'« universalité de sentiment ».

« Pinceau étrange, magique, fascinateur, (produisant) sur les artistes un effet inconnu jusqu’à lui, le vertige de la couleur »,  écrivait Alexandre Dumas.

Nombre de ces hommes de Lettres reconnaissaient en lui un véritable poète, voyaient vibrer la littérature à la racine de son art. Delacroix était un érudit, ainsi qu’en témoigna sa bonne George Sand dans une lettre à Théophile Silvestre, invitant à « le louer sans réserve […]. Delacroix […] est un artiste complet, il goûte, il comprend la musique d'une manière si supérieure qu'il eût été probablement un grand musicien, s'il n'eût choisi d'être un grand peintre. Il n'est pas moins bon juge en littérature, et peu d'esprits sont aussi ornés et aussi nets que le sien. »

« Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets, se souvint Gautier, il assimilait les types qu'il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble, tout en leur gardant leur physionomie ».

Le Faust de Goethe en est une parfaite illustration et son auteur fut stupéfait de le découvrir si juste sous le pinceau de Delacroix. « Il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m'étais faits de scènes écrites par moi-même », s'étonna le grand homme en personne. « En fait de gestes sublimes, Delacroix n’a de rivaux qu’en dehors de son art », estimait pour sa part son plus loyal admirateur Baudelaire.

Il était «le Byron de la peinture» selon le mot de Charles Blanc. De fait, Delacroix se passionnait pour l’œuvre du grand poète anglais. « L'imagination de M. Eugène Delacroix est essentiellement poétique, et poétique à la manière moderne ; Le Giaour de lord Byron doit lui produire plus d'effet qu'une bucolique de Virgile », releva Gautier à l’occasion du Salon de 1840. Cinq ans plus tard, l’écrivain dira que « le Sardanapale, couché sur son lit supporté par des éléphants, et dont la tête fière quoique efféminée, respire la dédaigneuse mélancolie des poèmes de lord Byron ».
Etude pour la mort de Sardanaple - 1826 - Eugène Delacroix
Depuis la Barque de Dante, soulignait-il encore, « l'amour, la terreur, la folie, le désespoir, la rage, l'exaltation, la satiété, le rêve et l'action, la pensée et la mélancolie ont été exprimés tour à tour avec la même supériorité par ce génie shakespearien, impartial et passionné à la fois comme le poète anglais. »

L’œuvre de Delacroix, « cet hymne terrible à la douleur », avait trouvé également ses sources d’inspiration dans la Divine comédie de Dante, ainsi qu'au coeur des drames de Shakespeare, ces « deux autres grands peintres de la douleur humaine » qu’il connaît à fond, selon les mots de Baudelaire, « il sait les traduire librement ».

D’ailleurs tel un digne tragédien, aux yeux du poète maudit, « c’est non seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer mais surtout, - prodigieux mystère de sa peinture-, la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber ».

Delacroix livrera sa conception du beau, en 1854 dans un texte publié par La Revue des deux mondes, estimant  qu'il s'extrait  « des entrailles avec des douleurs et des déchirements comme tout ce qui est destiné à vivre. Il fait le charme et la consolation des hommes, et ne peut être le fruit d’une application passagère ou d’une banale tradition. »

Aussi, sa Piéta peint-elle, selon Gautier, « une des plus profondes douleurs que la peinture ait rendues ; l'angoisse moderne, le désespoir byronien se mêlent dans cette sombre scène à la douleur antique. Quel jour livide et douteux ! Quelle lumière sinistre ! » 

Baudelaire estimait pour sa part que ce chef-d’œuvre laissait « dans l’esprit un sillon profond de mélancolie », d’ailleurs prégnante dans chacune des toiles du maître, au cœur de toute son œuvre qui « respire jusque dans les femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri », sensuelle évocation de son voyage au Maghreb en 1832, dans lequel pourtant exhale quelque « haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse ».

Le poète qui connaissait son œuvre comme nul autre, qui avait littéralement bu les pensées que le  maître lui confiait au sein même de son atelier, était en mesure d’affirmer que « lui seul peut-être dans notre siècle incrédule a conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni pédants ni mystiques ou néo-chrétiens comme ceux de tous ces philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme et croient nécessaire de posséder avant tout la symbolique et les traditions primitives pour remuer et faire chanter la corde religieuse ». Gautier abondait alors en ce sens estimant que Delacroix avait sans doute « rendu humain le tableau de sainteté. »

« Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brillante de toutes les flammes et de toutes les pourpres. Tout ce qu’il y a de douleur dans la passion, le passionne ; tout ce qu’il y a de splendeur dans l’église l’illumine, s’enflammait Baudelaire, il verse tour à tour sur ses toiles, le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu’il ajouterait volontiers, comme surcroît, son faste naturel sur l’Evangile ».

Toute la personne du Christ au jardin des Oliviers « respire un sentiment de mélancolie profonde et comme la tristesse du sacrifice accepté ; l'humanité, dont Iscariote fait partie, vaut-elle la peine que pour la racheter on livre sur la croix ses pieds et ses mains aux clous et son flanc à la lance du centurion ?» telle est la question que semblait vouloir poser là Delacroix dans l’esprit de Gautier.

Baudelaire éclaira le lien entre la peinture de Delacroix et la religion par « la tristesse sérieuse de son talent » qui s’accordait harmonieusement, selon lui, «à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle, et qui, à cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté à l’individu et ne demande pas mieux que d’être célébrée dans le langage de chacun », et à plus forte raison quand en plus d’être peintre, il connaissait si bien la douleur, exprimait « le geste de l’homme, si violent qu’il soit », ainsi que toutes les subtiles nuances de « l’atmosphère du drame humain ». « En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux »,  écrivait encore le poète. 

L’entrée des croisés dans Constantinople reste « la toile la plus personnelle, peut-être la plus parfaite » du point de vue de Huysmans où, argue ce dernier, « le triomphe si mélancolique et si vrai est en même temps qu’un délice spirituel, un régal des yeux. C’est une des pages les plus nettes du peintre, une concorde admirable de tons, un autodafé aux sels crépitant, sonore et clair, un hallali de flammes de couleurs, sur un fond d’océan et ciel d’un splendide bleu ! »

Et puis, il y eut les scènes du Massacre de Scio qui valurent au peintre les ridicules reproches, écrit encore Gautier, « d’avoir représenté des morts véritablement morts, des blessés avec des vraies plaies envenimées et saignantes, au lieu de charmants cadavres bien blancs, bien appétissants, bien lavés, et rappelant, autant que possible, l'Endymion de M. Girodet. — On ne comprit pas un seul mot de cet admirable poème de destruction, aussi sombre que la page la plus fauve de lord Byron, aussi triste que la plus désolée lamentation de Jérémie ». Tandis qu’au moment de l’exécution de la toile, Delacroix notait dans son Journal, que son tableau acquérait « une torsion, un mouvement énergique qu’il faut absolument y compléter. Il y faut ce bon noir, cette heureuse saleté […]» Baudelaire, lui, dira préférer écrire « pestiférés au lieu de massacre pour expliquer aux critiques étourdis les tons des chairs si souvent reprochés ».


 Portrait de George Sand (détail) - 1838- Eugène Delacroix
Dans une lettre datée du 12 janvier 1861, deux ans avant sa mort, et adressée à l'amie George Sand, Delacroix confiera, d’une subtile et délicate touche, que son existence infiniment solitaire – lui qui ne fut jamais ni mari, ni père – ne valait que par la peinture. « Rien ne me charme plus que la peinture ; et voilà que par-dessus le marché elle me donne une santé d’homme de trente ans ; elle est mon unique pensée et je n’intrigue que pour être tout à elle, c’est-à-dire que je m’enfonce dans mon travail comme Newton (qui mourut vierge) dans la fameuse recherche de la gravitation (je crois). » 

L'ami Baudelaire confirmera que « Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté longtemps déjà avant sa fin, il avait exclu la femme de sa vie ».

Sa solitude aura-t-elle agi telle une source bouillonnante, une force révélatrice à laquelle puiser sa puissante énergie créatrice ? André Malraux, dans Le Musée imaginaire, rappelait que ses « précurseurs parfois comblés de l’art maudit, Rembrandt et Goya n’avaient pas conçu leur vocation comme celle de la solitude. C’est la solitude qui révèle à Goya sa vocation ».

Jean Clair, dans L’autoportrait au visage absent, quant à lui, tenait la solitude pour essentielle à l'expression du talent de nos maîtres, « chez Delacroix ou Courbet, l’exaltation du génie créateur fait de l’atelier un lieu dépouillé comme une cellule de moine où le peintre élabore son art en secret ».

Le grand peintre romantique l’aura-t-il regrettée parfois cette existence esseulée, si intensément teintée de mélancolie ? 

« Est-il possible qu’on se rencontre si peu dans ce monde où on nous a fait encore la part si petite pour aimer et vivre en confiance d’être aimé ? » s’interrogera en tout cas le vieux garçon, en 1855 dans une courte lettre adressée à sa chère George Sand, dont s'échappe un parfait soupir de spleen.

Pour Delacroix, Charles Baudelaire, (Ed. Complexe, Le regard littéraire)
Eugène Delacroix vu par Théophile Gautier, une édition électronique dirigée par la Société Théophile Gautier (http://www.llsh.univ-savoie.fr/gautier/)
Ecrits sur l'art (1867 - 1905), Joris-Karl Huysmans (Ed. Bartillat)
Le Rendez-vous manqué, Sand Delacroix, Correspondance (Ed. de l'amateur, Regard sur l'art)
Journal de Delacroix (1822-1863), Eugène Delacroix, (Ed. La Palatine)
Questions sur le Beau, Eugène Delacroix, in La Revue des deux mondes, juillet 1854 (Bnf)
Le Musée imaginaire, André Malraux (Ed. Gallimard, Folio)
L'Autoportrait au visage absent, Ecrits sur l'Art (1981-2007), Jean Clair (Ed. Gallimard, Nrf)

vendredi 6 juin 2008

Baudelaire: Any where out of the world

Jeune orpheline au cimetière - vers 1824 - Eugène Delacroix

« Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis/Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits/Il arrive souvent que sa voix affaiblie/Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie/Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts/Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts »
La cloche fêlée, in Fleurs du mal, Spleen et idéal, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

« J’ai trouvé la définition du beau – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé à une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau. »
Fusées X, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

La mort s'est installée dans l'âme de l'Amoureux du beau. Les ténèbres ont  investi l'âme du poète endeuillé par la perte de l'idéal, la fin absolue du sublime et de la majesté, en ce monde où le rêve, l'imagination et la beauté sont désormais voués à l'agonie, où il n'est plus guère possible de vivre. Au chevet de son âme suffoquant dans les miasmes morbides, comme dans un cachot humide, Baudelaire, enveloppé de sa solitude énigmatique, regarde les nuages, les merveilleux nuages qu'elle aime tant. Il songe qu'une invitation au voyage ferait peut-être merveille.

Il laisse alors son esprit vagabonder en arrière du secret douloureux qui le faisait languir, et remonte quelque peu le long du fil de sa mémoire. Le poète se souvint de ce gazetier philanthrope qui jetait, sans vergogne, les amoureux de la solitude et du mystère au ban des accusés, leur faisant uniquement le reproche de ne jamais éprouver le besoin de partager leur jouissance. Quel subtil envieux, un hideux trouble-fête ! Il ne fut pas le seul pauvre d'esprit sur son chemin.
Les charlatans, les génies absurdes, les critiques complaisants et les faux procès ne manquent pas à l'appel. Une lettre qu'il a écrite à son ami Barbey d'Aurevilly en juillet 1860, lui revient soudain à l'esprit, quand il était question entre eux de la peinture religieuse de la Renaissance et des peintres modernes, dans laquelle il s'était étonné qu'il n'ait "pas pensé à faire par analogie, un parallèle entre la peinture soi-disant religieuse de ce temps-ci (véritable saloperie d'album) avec la vieille peinture religieuse (Michel-Ange lui-même), écrasante de majesté»

En matière de peinture, Eugène Delacroix, est un des rares élus à trouver grâce aux yeux de Baudelaire qui en fait encore l'éloge. Il admirait son oeuvre et notamment sa toile Dante et Virgile à bord de cette barque voguant sur les eaux sombres du Styx, conduite par le Diable en personne jusqu'aux Enfers.

Ce tableau, «vrai signal d'une révolution», avait jeté « un trouble profond» dans les esprits d'alors, se souvient Baudelaire, et «de l'étonnement, de l'abasourdissement, de la colère, du hourra, des injures de l'enthousiasme et des éclats de rire insolents qui entourèrent ce tableau».

Le poète avait soutenu dans son Salon de 1846, que « pour pareil homme, doué d'un tel courage et d'une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir contre lui-même; les horizons n'ont pas besoin d'être grands pour que les batailles soient importantes; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau ». 

Oui, il l'avait alors bien qualifié de nouveau génie tombé dans la disgrâce académique, cible de critiques amères et ignorantes et, à quelques rares exceptions, remarquables et courageuses.
« Les oeuvres de Delacroix, sont des poèmes et de grands poèmes naïvement* conçus, exécutés avec insolence, accoutumés du génie".(*Il faut entendre par la naïveté du génie la science du métier combinée avec le gnôti séauton, mais la science modeste laissant le beau rôle au tempérament) »
Quant à la pauvreté de l'Art qu'il n'a eu de cesse de récrier, de dénoncer, elle ne traduit rien d'autre à ses yeux offensés que la perte de l'Idéal à servir Dieu. «De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! connaît-il encore ce bonheur? »

A l'époque des Caprichos, le peintre espagnol Francisco Goya, disait que «l'imagination abandonnée par la raison, produit d’impossibles monstres ; unie à elle, elle est la mère des arts et source de leurs merveilles». Il fut en ce sens, et à quelques nuances près, rejoint par Delacroix qui soutenait qu'à la source de tout génie créateur se trouvait bien l'imagination, qu'il définissait telle «la finesse des sens qui voit ce que les autres ne voient pas, ou le voit en manière diverse»

Baudelaire aime tant la peinture, il a brûlé du désir de peindre d'ailleurs... Ah oui, il a rêvé de peindre une femme qui lui «est apparue rarement et a fui si vite».

 Il se souvient de l'avoir comparée à «un soleil noir, si l'on peut concevoir un astre versant la lumière et le bonheur», tout ce qu'elle lui inspirait était nocturne et profond, elle était comme «la lune arrachée au ciel, vaincue et révoltée». Une femme rare qui fait «rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique» et  «donne le désir de mourir lentement sous son regard».

Oui, l'âme de Charles Baudelaire était la proie de l'ombre, de la mélancolie, de la passion du néant, de la bile noire. Son âme s'était évadée aux confins des «royaumes brumeux du spleen». L'Idéal perdu, banni, elle chutait inexorablement, à la suite de ce monde déserté par le sublime, au nom de la modernité et du progrès.

Baudelaire soupire, l'âme prisonnière de cet inquiétant brouillard. Il faudrait sans doute qu'il lui offre l'ivresse du vin et de l'absinthe, du haschich et de l'opium, de la poésie et de la vertu, lui ouvre les portes de paradis artificiels en somme, ne serait-ce que pour ne plus la voir souffrir du temps qui passe, cet horrible fardeau, ce perpétuel défilé d'aiguilles, tic-tac de l'horloge inlassable.

Cataclysmes insurmontables, le temps voleur de rêves, l'idéal assassiné poussent le poète jusqu'au bord de l'abîme. Désormais mangeur d'opium, il ne résiste plus à l'attraction du néant, à l'envoûtement au crépuscule du soir«Ö nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieur, vous êtes la délivrance d'une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté».

L'évasion, un ailleurs seraient-ils remèdes miraculeux qui guériraient enfin son âme du spleen qui l'assaille ? Qu'il faille «plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel qu'importe ?Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau! ». De nouveaux horizons, Lisbonne, Batavia, Tornéo ou le pôle nordique, autant d'exils au coeur de l'utopie, de retours au bout de l'ennui, de fatales errances sous de tristes tropiques que le poète en recueillement soumet à son âme:
 « Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici, Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant; Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche. »
Il est temps de la fuir cette existence immonde ignorant la beauté, cette humanité déchue abandonnée de Dieu, ce grand hôpital dénué de médecine, quel mouroir en vérité !

«N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors du monde! ». Coeur mis à nu, Baudelaire dont l'âme à vif, en souffrance, dénuée d'espérance lui colle au corps tel un suaire, se hissera alors dans la barque de la Delacroix pour s'en aller voguer jusqu'au fond des Enfers. Là, à prendre de longs bains de ténèbres, l'âme plongée en cette fange fertile, le poète maudit cultivera son jardin idéal sculpté de ses immortelles Fleurs du Mal.

Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)