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mardi 1 juillet 2014

Benjamin, le philosophe au pays des voix


Date et auteur non identifiés

Il était une fois un célèbre métaphysicien, nommé Walter Benjamin, qui s’était aventuré « au pays des voix »…

Du début 1927 à la fin de 1932, Benjamin avait en effet un bureau dans les locaux de la radio de Francfort, un moyen de communication tout neuf, où il s’affairait à la production de programmes insolites, d’une modernité remarquable pour l’époque. Paradoxalement, il était peu enclin à l’ébruiter, n’en faisait pas la réclame.

Il semblait trouver ses « nébuleuses affaires radiophoniques » guère reluisantes et très peu « utiles », alors même qu’il détestait l’utilité et que ce médium entrait précisément dans le cadre de sa réflexion déjà amorcée sur la reproductibilité technique, à travers la pratique de la communication de masse comme la photographie et le cinéma. 

Il considérait ses programmes radiophoniques, non sans un certain dédain, comme des activités essentiellement alimentaires, en tout cas d’après ce qu'il en disait à son ami Gershom Scholem. Selon l’autre ami de poids, le philosophe Théodor W. Adorno, ce furent pourtant les rares années « à peu près sans soucis » financiers qu’aient jamais connu  Benjamin.

Les éditions Christian Bourgois dans la collection Titres, avaient exhumé en 1987 et traduit, Trois pièces radiophoniques, des Hörmodelle qui auraient dû s’entendre comme des « maquettes radiophoniques » ou « modèles radiophoniques » en français, soit un « titre malheureux » en raison d’une erreur de l’édition allemande, précise Bruno Tackels, dans sa remarquable biographie Walter Benjamin Une vie dans les textes (Actes Sud, 2009).

En revanche, le recueil Lumières pour enfants (Ed. Christian Bourgois, Titres, 1988, réédité en 2011), présente bien une série de Hörspiele, pièces radiophoniques créées par Benjamin. Adressées aux petits Allemands, elles faisaient partie du fonds littéraire que, la mort dans l’âme, Walter Benjamin, fuyant les nazis, avait abandonné derrière lui dans son appartement parisien en 1940 et sur lequel la Gestapo avait fait main basse. Selon Scholem, les documents de Benjamin furent sauvés de la destruction par un heureux hasard qui les avait placés dans des paquets d’archives qui voyagèrent jusqu’en Russie où ils se chargèrent de poussière pendant une quinzaine d’années avant leur rapatriement en 1960,  aux archives de Postdam, en RDA.

Philippe Baudouin, auteur en 2009 d’un ouvrage intitulé Au microphone, Dr Walter Benjamin : Walter Benjamin et la création radiophonique (1929-1933) (Ed. La Maison des sciences de l’Homme), est retourné fouiner dans les archives de Berlin d’où il a rapporté d’autres textes inédits en français — dont Bruno Tackels faisait d’ailleurs mention dans sa biographie — et, avec Philippe Ivernel pour la cruciale traduction, les a réunis en un recueil intitulé Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, publié cette année aux éditions Allia.

Philosophe de formation, aujourd’hui réalisateur d’émissions pour France Culture, Philippe Baudouin a rédigé une préface concise et éclairante où il explique que Walter Benjamin avait conçu près de quatre-vingt-dix émissions en l’espace de cinq ans et inventé des genres d’émissions bien distincts et spécifiques que sont les Hörmodelle, modèles ou maquettes radiophoniques, évoqués par Bruno Tackels, qui appartenaient à « un type de construction scientifique ou expérimentale » fondé sur des situations ancrées dans la réalité quotidienne et adulte alors que, les Hörspiele, les pièces radiophoniques, étaient pour la plupart des fictions qui s’adressaient plus spécialement aux enfants.

« Les énoncés qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots [qui lui sont donnés au préalable] ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage courant des adultes », avait réalisé depuis quelque temps Benjamin. Il le redira autrement, dans Vue perspective sur le livre d’enfant, dans l'extravagant et non moins délicieux Je déballe ma bibliothèque: 
« Drapé de toutes les couleurs qu’il saisit dans sa lecture et dans sa vision, [l’enfant] est là au beau milieu d’une mascarade et y participe. En lisant — car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué, ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s’entremêlant. « Prince est un mot ceint d’une étoile », a dit un garçon de sept ans. Les enfants quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le « sens ». On peut en faire l’épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu’on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour : non pas une vue perspective sur le livre d’enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d’un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d’amour, ou dans des bagarres. C’est ainsi que les enfants écrivent leurs textes mais aussi qu’ils les lisent. »
Dans un époustouflant texte d’hommage à Walter Benjamin, le philosophe, spécialiste de la kabbale et la mystique juive, Gershom Scholem, son ami intime depuis 1913, rappelait que c’était « un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et par l’essence de l’enfance. Ce monde constitua un des objets les plus durables et les plus tenaces de sa réflexion et tout ce qu'il a écrit là-dessus relève de ses réussites les plus achevées ».

Ainsi, il n’est sans doute pas inutile de souligner qu’à cette période Benjamin œuvrait déjà à son récit autobiographique Enfance berlinoise considéré par Scholem comme sa « prestation la plus achevée » au côté de ses Allemands.
« ‘Les textes’ de Benjamin sont, au plein sens du mot, ‘tissés’ […] Dans ses meilleurs travaux, la langue allemande est d’un achèvement qui coupe le souffle au lecteur. Elle doit son achèvement à l’union extrêmement rare d’une abstraction très élevée avec une plénitude sensible et une diction plastique. »
Ce sont donc cinq pièces de ce « théâtre invisible » signées Walter Benjamin, marquées de l’influence du dramaturge et ami Bertolt Brecht, que nous donne à découvrir ce nouveau recueil. 

Deux causeries pédagogiques pour les jeunes Le Cœur froid, adaptation du conte de Wilhelm Hauff (XIXe siècle) et Charivari autour de Kasperl, inspiré du théâtre de marionnettes allemand, et « seule émission radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme archive sonore, fut-ce sous forme fragmentaire », précise Philippe Baudouin. 

Ce qui signifie aussi que pour l’heure, la voix du grand penseur qui interprétait certains personnages de ses programmes, demeure inconnue malgré de nombreuses écoutes attentives d’enregistrements d’archives pour tenter de la localiser parmi les intervenants. Stéphane Hessel dont le père Franz avait collaboré avec Benjamin, a bien cru une fois à l’écoute d’un programme reconnaître sa voix qu’il avait entendue dans son enfance, mais elle n’a jamais été officiellement authentifiée et le doute reste entier.

Deux autres pièces du recueil, elles, s’adressent à un public adulte, Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques écrivaient où l’on perçoit la tentation chez Benjamin de diffuser, non sans malice, une certaine matière politique et littéraire à penser de façon plus excentrique et critique, à questionner en continu la culture populaire, à chercher l’interaction avec l'auditeur avant l'heure. Benjamin, le visionnaire, anticipait la radio telle qu’elle n'apparaîtra qu'à la fin du XXe siècle.

Quant à la cinquième pièce du recueil de Philippe Baudouin, intitulée Lichtenberg. Un aperçu et qui d’ailleurs, selon Bruno Tackels, n’a jamais été diffusée, elle fait littéralement figure d’OVNI dans la production du philosophe allemand, où il met en scène des extra-terrestres observant d’un œil critique le comportement des humains. Philippe Baudouin relève judicieusement que La Guerre des Mondes d’Orson Welles ne sera « mise en ondes » que cinq plus tard.

Enfin, dans le modèle radiophonique Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ?, on reconnaît le Benjamin porté vers les analyses de critique sociale. Son collaborateur sur ces programmes radiophoniques, Wolfgang Zucker, a livré bien des années plus tard, en 1972, un texte de souvenirs que Philippe Baudouin a eu la riche idée d’ajouter au recueil, car il constitue à la fois un précieux témoignage sur l’aventure radiophonique proprement dite mais aussi un portrait de Benjamin qui diffère de tous ceux que ses vieux amis ont pu peindre de lui.

Il s’agit du portrait dressé par un collègue, sans affect ni rapport d’intimité qui tendent souvent à agir comme des verres magnifiant, et qui permet ainsi d’appréhender une face cachée, inconnue, du penseur. Wolfgang Zucker, au premier contact, avait eu l’impression d’être examiné par un « instituteur de village démodé appartenant à un temps révolu ».

Après l’avoir à son tour bien observé, Zucker a jugé que « l’image que Benjamin donnait de lui était intentionnelle. Il ne voulait pas avoir l’air d’un écrivain professionnel. Ainsi, se faisait-il passer, avec une sorte de snobisme bouffon, pour un 'patriarche' solennel, — plus âgé que ses trente-sept ans, plus lent et plus circonspect que ce n’eût correspondu à son intelligence aiguë et rapide, et plus conservateur en apparence que ses interlocuteurs libéraux. On pouvait le dire, sinon gros, du moins 'corpulent' […] »

C’est magnifique en vérité, Benjamin jouait la comédie afin d’entrer dans ce rôle qui lui faisait gagner sa vie, au point de se transformer, de se déguiser presque dès qu’il se trouvait à travailler dans les locaux de la radio de Francfort !

Quant aux modèles radiophoniques, selon Zucker, « Benjamin disait donc vouloir utiliser le nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de comportement pratique dans les situations conflictuelles typiques de la vie moderne ». Il prêchait en faveur de la réflexion, l’intelligence et la pensée pour résoudre les conflits potentiels, la résolution pacifique plutôt que l’agression.

Zucker se souvint aussi que le modèle radio de la demande d’augmentation de salaire mettant en scène un monsieur Lhésitant qui n’obtenait rien de son employeur et un monsieur Levif qui, lui, obtenait gain de cause, avait été mal accueilli et provoqué un certain raffut à différents niveaux. Ils croulaient sous le courrier de lecteurs offusqués. « La critique la plus acérée, toutefois, était d’ordre idéologico-politique : quelques responsables syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans le modèle radiophonique, des négociations de salaires collectives et des accords tarifaires adoptés », soulignait Zucker.

Le leader nazi Adolf Hitler à la radio allemande le 1er février 1933 - Auteur non identifié

Benjamin avait alors tenu à expliquer à son collègue où il se situait politiquement, moralement, professionnellement :

« Il comprenait bien, me dit-il, que la question sur sa position politique était importante pour moi, et même nécessaire pour notre travail en commun. Non, il n’était pas communiste, et pas marxiste non plus. Cependant, poursuivit-il, sa tâche d’écrivain, à ses yeux, consistait à prouver le mensonge et la fragilité de la société bourgeoise et à accélérer de ce fait son effondrement. Mais la forme que l’avenir politique prendrait, il ne pourrait la montrer qu’après la libération hors des rets de la fausse conscience. »

C’est la typique illustration du génie métaphysique de Benjamin qui s’exprimait, selon Scholem, « principalement dans deux directions, qui se compénètrent toujours davantage dans son travail : la philosophie du langage et la philosophie de l’histoire. L’une le conduisit,  de plus en plus fortement, vers des analyses de critique littéraire et l’autre, de plus en plus fortement aussi, vers des analyses de critique sociale ».

Selon Bruno Tackels, aux yeux de Benjamin, il s’agissait désormais de « reprendre et transformer les données du savoir à transmettre, du point de vue de la vulgarisation. Celle-ci n’est plus seconde ou secondaire, mais elle devient le moteur de la pensée, au point de donner aux auditeurs 'la certitude que leur propre intérêt possède une valeur réelle pour le sujet traité'. Une inversion qui change tout. Révolutionnaire, conclut Benjamin, qui fait du public un centre actif capable d’agir sur la science. Et non plus l’inverse. »

Le recueil des Ecrits radiophoniques est en outre enrichi d’un chapitre qui déploie un aperçu fragmentaire de la théorie de la radio telle qu’elle s’inscrivait alors dans l’esprit de Benjamin dont un entretien de 1929 avec son ami Ernst Schoen, musicien et directeur des programmes de la radio de Francfort, également attentif aux travaux de Brecht, qui figurait dans le premier ouvrage de Philippe Baudouin dans une traduction de Marianne  Beauviche, ainsi que des extraits inédits en français de leur correspondance, auxquels s’ajoute un texte d’importance faisant un parallèle entre Théâtre et Radio, sur le contrôle mutuel de leur travail éducatif, traduit par Philippe Ivernel et publié pour la première fois en français dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht (La Fabrique, 2003).

Dans sa grande clairvoyance, en conclusion de ce texte, Benjamin mettait en exergue le fait que « la radio, à laquelle incombe tout particulièrement de recourir à un patrimoine culturel ancien, le fera aussi de la manière la plus propice dans des adaptations correspondant non seulement à la technique mais également aux exigences d’un public qui est contemporain de sa technique. C’est seulement ainsi que l’appareil sera délivré du nimbe d’une 'gigantesque entreprise de culture populaire' (comme dit Schoen) pour être réduit à un format digne de l’homme ».

Dans la forme même des maquettes radiophoniques, Benjamin se mettait « dans les pas des pièces didactiques de Brecht, précise Bruno Tackels dans sa biographie, tout en se méfiant des risques de dérive moraliste ». En réalité, il voyait bien au-delà des intentions de Brecht visant l’éveil des consciences politiques et de confrontation des idéologies.

Hannah Arendt, dans un admirable texte d’hommage à Benjamin, avait souligné l’hostilité de Scholem et Adorno à l’égard de « l’influence désastreuse » de Brecht sur leur camarade.

« Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. »

Partie d'échecs entre Bertolt Brecht et Walter Benjamin - Eté 1934 (c) Akademie der Künste,
Archives Bertolt Brecht
Benjamin argua, outre l’importance d’une profonde amitié, que son « accord avec la production de Brecht » représentait « l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute [sa] position » dans le cadre de ses propres recherches et qu'il s'y tiendrait.

L’esprit libre ne s'en laisse jamais conter et reste maître de sa conduite. Après tout, n'était-ce pas le propos de ses maquettes radiophoniques, monsieur Levif ?  Avant-gardistes et subversives à l'époque, bel et bien les ancêtres des radios libres auxquelles elles auront ouvert la voix en somme. A bon entendeur, salut !

Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, textes choisis par Philippe Baudouin, traduit par Philippe Ivernel (Ed. Allia, 2014)
Walter Benjamin Une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud, 2009)
Lumières pour enfantsWalter Benjamin ,Texte établi par Rolf Tiedemann, traduit par Sylvie Muller (Ed. Christian Bourgois, Titres, 2011)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Benjamin et son ange, Gershom Scholem, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure (Ed. Allia, 2010)



dimanche 29 mai 2011

Bienvenue en Atopia !

Autoportrait – Bamako 1999 (c) Antoine d'Agata


« Les hommes satisfaits n’écrivent pas plus qu’ils ne lisent : ils vivent.»  - Eric Bonnargent

Depuis l’absence de l’origine, les hommes s’épuisent à promener leurs solitudes abandonnées sur les chemins tortueux, insensés de leurs existences déboussolées, dans l’alternance mélancolique d’ombre et de lumière, et sûrs d’une seule et commune réalité, celle d’une destination grave, unique, irrémédiable. Il ne reste pour certains qu’à lutter contre telle malédiction, soit à écrire et à lire pour le meilleur et pour le pire. Rien d’autre ne vaut de vivre ni de mourir parfois.

Aussi, valises chargées de livres, mieux vaut fuir les sentiers battus, se décaler davantage et s'inviter au « point de rencontre entre l’écrivain et son lecteur » au sein du Petit observatoire de littérature décalée où règne le critique littéraire et professeur de philosophie Eric Bonnargent, alias Bartleby les yeux ouverts.
Bienvenue en Atopia !

L’accueil de préface est de bel augure, le seuil racé. Antoni Casas Ros - auteur de singuliers romans (Le Théorème d’Almodovar, Enigma, et Chroniques de la dernière révolution attendu en septembre) et d’un recueil de nouvelles (Mort au Romantisme) - annonce un ballet d’Etoiles dansantes sur fond de chaos, dont la périlleuse complexité engage au « retour à la vérité de l’être, à sa solitude, voulue ou imposée, [où] se présentent toutes les figures de la fuite ou de l’invention de l’écrivain ».
Quelques pages plus loin, Eric Bonnargent introduit son Atopia en un clin d’œil. I would prefer not to… Trop tard, le lecteur est déjà saisi et condamné à vivre dans ce « sentiment d’inquiétante étrangeté » que représente l’atopia, admet-il. Cette zone décalée, en suspens, accueille ceux qui se sont extraits du monde en le pensant et s’en trouvent désormais orphelins. Et pour épouser les mots d’Antoni Casas Ros, disons que l’atopia n’est autre que l’espace clos de « l’exil en soi ».

Aussitôt avoir « commencé à penser. Il est impossible de faire machine arrière. L’exercice de la pensée éloigne des préoccupations communes et interdit toute insertion », prévient Eric Bonnargent, sûr d’avoir bien enfoncé le clou dès le préambule. Le voyage en atopia ravage.

L’auteur, non sans aveu préalable d’humilité, guide d’un style alerte et sensible à travers les œuvres d’une longue lignée d’écrivains, méconnus pour certains, où défilent des personnages aux mœurs et comportements caractéristiques, selon lui, de l’atopos.

« Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer », précise-t-il.

Eric Bonnargent s’est attaché à examiner les principaux symptômes et manifestations de ce détachement de la communauté des hommes dont souffrent les personnages de vingt-neuf romans et qu’il confronte à tant d’autres qui peuplent les œuvres de Littérature.

Ils ont tous en commun d’être en prise avec le mal, sous toutes ses formes. Mal dans leur peau, mal dans leur vie, mal dans leurs émotions, mal au monde, ce sont des anti-héros. Ils ont et font mal. Ils sont soit lâches, soit haineux, dégoutés, sordides, impuissants, désespérés, agressifs, vulgaires, mélancoliques, pathétiques, alcooliques, creux, médiocres, menteurs, violeurs, assassins. L’atopia, c’est l’antre de la noirceur des hommes, noirceur insupportable au réel que la littérature transcende et métamorphose en une forme de beauté singulière et fascinante.
Mais à bien observer cette cohorte de plus près, un constat remarquable se fait jour qui ne laisse pas sans poser question : les autochtones de l’Atopia sont exclusivement masculins, la gente féminine est bel et bien bannie du cercle de ses auteurs et ne parvient jamais pleinement à surgir en personnage de fiction de premier plan.

Comme dans L’Homme au marteau de Jean Meckert, un roman de 1943, où le personnage central Augustin Marcadet qui n’a que trente ans et se sent terriblement vieux, vit son quotidien parisien comme un « supplice chinois », étouffe de sa propre médiocrité que lui renvoie le regard de sa femme Emilienne et de ses collègues de bureau, avant de finir par claquer la porte. Eric Bonnargent relève ici qu’« Emilienne, c’est la femme et la femme, c’est le principe de réalité, la soumission à l’ordre des choses, la maturité […] Le bonheur au féminin est simple comme un mari, des enfants et des gamelles pleines. Les grands mots sont des enfantillages masculins ; ils ne remplissent pas une marmite. »

A croire que la littérature, la pensée, ou la misanthropie, le suicide, la mélancolie, le doute mais aussi le meurtre, la violence, la guerre, la dictature ne sont qu’affaires d’hommes. De là, à soupçonner l’atopos de misogynie… Il n’y a qu’un pas et ne pouvons l’exclure. En parallèle, nous pourrions bien être tentés d’en conclure que la femme (mère, épouse, sœur, fille ou même la maudite inconnue) serait à l’origine même de leur exil en atopia.

Ces personnages de romans qui s’y réfugient, en rompant avec le monde, marquent surtout une irrémédiable rupture avec la réalité dont la femme en est par nature le symbole. Il faut la fuir, la mettre au ban. En conséquence et dans le meilleur des cas, ils ignorent les femmes, les rejettent, les renient, les méprisent mais dans le pire, ils les humilient, les violentent, les torturent, les assassinent et enfin les enterrent. La réalité avec, croient-ils.

Ces personnages de fiction se distinguent de ceux qui les ont créés, car les écrivains à travers eux accusent, stigmatisent, mettent en garde, affirment leur refus de cette part maudite qui vit aussi en eux et ainsi s’en préservent, peut-être. Si l’écriture les sauve souvent, parfois elle les anéantit quand elle se refuse ou bien les submerge. Elle exige d’eux également cet « exil en soi ». L’écrivain, qui se retire du monde pour en exprimer le malaise, « est atopos ou il n’est pas », clame Eric Bonnargent. Et de citer Enrique Vila-Matas,auteur phare à ses yeux : 
« écrire signifie entrer et faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries souterraines travaillant jour et nuit. »
Dans la famille nombreuse des écrivains atopos, Eric Bonnargent a désigné les membres d’honneur de l’Atopia que sont Alberto Moravia, Sébastien Doubinsky, Rolf Dieter Brinkmann, André Gide, Horacio Castellanos Moya, Fernando Vallejo, Jean Meckert, Dominic Cooper, Dag Solstad, Albert Cossery, Herbert Hunckle, Vénédict Erofeiev, Juan Carlos Onetti, David Vann, William Styron, Stig Dagermann,Fernando Pessoa, Bryan Stanley Johnson, Eugène Ionesco, Jose Luis Borges, Antonio Caballero, Carlos Liscano, Alain-Paul Maillard, Enrique Vila-Matas, Cormac McCarthy, Alejo Carpentier, Dambudzo Marechera, Jorge Volpi et Roberto Bolaño.

Pour ce dernier, écrivain chilien mort en 2003, écrire impliquait de « […] savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux ».

Cet explorateur du mal ne faisait pas semblant de s’y risquer, pour preuve son impressionnant volume de plus de mille pages 2666, qu’Eric Bonnargent qualifie de « livre-monde » où Bolaño stigmatise notamment l’ultra-violence et l’épouvantable loi du meurtre régnant sur la ville mexicaine de Ciudad Juarez. « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde », relève Bolaño cité par le critique. Aux yeux de ce dernier, ce secret s’entend dans le titre même du roman révélant que « chaque année du vingt-et-unième siècle sera marquée du sceau de la Bête. Dieu s’est retiré du monde marqué par son absence ». La place vacante, le Mal désormais peut s’installer sans obstacle et fomenter son No man’s land.

L’écriture constitue ce refuge d’où tirer la force de lutter contre la peur, la souffrance ou la folie, comme y a puisé la sienne l’Uruguayen Carlos Liscano, emprisonné sous la dictature militaire de son pays et pour qui « écrire c’est se raconter une vie, parce que celle qu’on a ne nous plaît pas ». C’est à l’écriture qu’il doit sa survie à l'emprisonnement et la torture. « Il s’est créé un double, l’écrivain, qui, à sa sortie de prison s’est substitué à lui et l’a relégué dans les limbes », explique Eric Bonnargent. « L’écrivain est toujours en dissidence avec la vie », ajoute-t-il.

Pour Liscano, auteur en 2007 de L’écrivain et l’autre, « tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain qui devient le serviteur ; dès lors, il vit comme s’il était deux. Celui qui veut être écrivain doit inventer l’individu qui écrit, ou l’individu qui va écrire ses œuvres, car lorsque le serviteur l’invente, l’écrivain n’existe pas encore. »
L’écriture participe ainsi du renoncement à soi, mais également du combat intérieur qui se livre de soi à soi, entre la langue et la pensée, cette difficulté d’écrire qu’Eric Bonnargent nomme Le syndrome de Bartleby et qu’il illustre aussi avec Un Mal sans remède (1984) du Colombien Antonio Caballero. Une difficulté qui, poussée à son paroxysme, devient un enfer. Réduit au silence le plus insupportable parfois, l’écrivain qui ne surmonte pas sa paralysie littéraire est alors rejeté de son atopia indispensable à son existence, condamné à vivre la plus cruelle des réalités qui soit, celle d’un mort-vivant.

Ce fut le cas de l’écrivain suédois Stig Dagerman qui, après des années de succès littéraire, ne parvint plus à écrire. « Je suis tellement l’esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne de peur qu’elle me nuise », avait-il écrit, deux ans avant de se donner la mort en 1954, dans un texte bouleversant intitulé Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Constituant une profonde méditation sur son désespoir face à l’incapacité d’écrire qui le frappait, il y annonçait son intention de « finir d’opposer la force de [ses] mots à celle du monde ».

« Alors qu’il était à la recherche d’une consolation à la mort, Stig Dagerman reconnaît que c’est la mort qui est la seule consolation à la vie, estime Eric Bonnargent, la mort est une délivrance et la choisir est le seul acte complètement libre dont nous soyons capables ».

La Littérature qui n’est rien sans l’écrivain, n’est rien non plus sans le lecteur. Mais « les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs »disait l’immense maître de fiction Borges qui fut lui-même un grand lecteur, insatiable et attentif.

Le lecteur y trouve aussi refuge. La lecture est « un moyen d’échapper au réel et de le nier. On vit ou on lit », assène Eric Bonnargent. Par conséquent, le lecteur est également atopos, selon lui, puisque le fait de lire l’installe « en état de suspension, en décalage par rapport au monde ».

Le « lecteur-né » qu’est Eric Bonnargent, atopos caractérisé, pénètre les romans, les explore, s’en imprègne, en observe tous les aspects pour mieux s’appréhender lui-même sans doute, il y plonge à l’affût du sens, de l’essence même de l’œuvre et partant, de l’existence. Tout lecteur passionné éprouve la conviction intime que les œuvres portent en elles le mystère de la création, tout entier, irrésolu, s’épaississant à toute approche, insolvable à jamais. Pourtant, il s’efforce encore et toujours d’aller à sa rencontre, seulement possible en fiction.

Son approche de la Littérature procède de cette quête personnelle que souligne le critique en rappelant les mots de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : 
« L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ».
Les œuvres apparaissant comme l’expression même du mystère, les échos qu’elles produisent au fond de chacun figurent autant d’indices et d’éléments propres à le percer. Irrésistiblement, le lecteur est à leur écoute et tend mieux l’oreille à leurs résonances et à ce qui, tout aussi mystérieusement, en lui existe et leur répond. Si diablement parfois, au point que le mal-être contamine, sournoisement s’insinue, porté par une même et seule sentence, récurrente, indélébile.

I would prefer not to

Ca correspond à merveille. Et il semble au lecteur qu’il n’est pas si seul, pas aussi étranger au monde, qu’il y voit plus clair, qu’il raisonne déjà mieux et chemine sur la bonne voie. Certes « l’essence de [ces] domaines [l’histoire, l’art, la poésie, la langue, la nature, l’homme, Dieu] est l’affaire de la pensée », affirmait Heidegger. Seulement, il ajoutait aussi que si « la pensée se meut là où elle pourrait penser l’essence de l’histoire, de l’art, de la langue, de la nature, […] elle n’en a pas encore le pouvoir ». Et d’exclure cette fois Dieu, car si son essence est bien affaire de la pensée à ses yeux, en revanche il n’aurait pu prétendre que la pensée aurait jamais le pouvoir de penser l’essence même de Dieu. Le mystère suprême est irréductible.
Soit. N’attendons plus Godot qu’en Littérature. Le rendez-vous est donc fixé, c’est bien là qu’il faut se rendre en vérité. Tout le monde a bien saisi que de l’Atopia, nul ne revient jamais.


Atopia, Petit observatoire de littérature décalée, Eric Bonnargent, Préface d’Antoni Casas Ros (Ed. Le Vampire Actif, Les Entretiens)

jeudi 29 juillet 2010

Cristina Campo, la perfection de l'ange

Cristina Campo - date et photographe non identifiés

« La beauté à double lame, la délicate,
La meurtrière, est posée
Entre l’altière douleur et la sainte humiliation,
L’éblouissement salvateur et
La brûlure,
Pour la vivante, efficace séparation
De l’esprit et de l’âme, de la moelle et la jointure
de la passion et la parole...  »
– Cristina Campo, in Canon IV.

« Je sais bien moi la fontaine qui coule et court malgré la nuit. » - Saint-Jean de la Croix, in Chant de l’âme qui se félicite de connaître Dieu par la foi.

« Au-delà de toute conquête de style, l’œuvre littéraire qui mérite le nom d’art projette toujours, sur l’écran de la page, l’élément qui prédomine dans la personnalité de son auteur. Il y a une œuvre-esprit, une œuvre-cœur, une œuvre-cerveau, une œuvre-sang, une œuvre-nerfs, une œuvre-mémoire », croyait intimement la poétesse italienne Cristina Campo.

Aussi, sans crainte d’irrévérence à l’endroit de cette exceptionnelle habitante du monde-autre, elle qui n’était qu’une âme, une grande âme dans un corps fragile, il apparaît tout naturel d'affirmer, suivant son propre postulat, que œuvre-âme sied la sienne à la perfection. Ce mot l’obsédait avec très peu d’autres et la sublime écriture qui jaillissait sous sa plume en fut l’une des plus subtiles et secrètes servantes. 

« Cristina croyait que la perfection existait et comme ceux qui l’ont cru, elle n’avait que faire de la perfectibilité. C’était cela et uniquement cela qu’il fallait viser, et ne se contenter de rien qui soit en dessous », attesta son grand ami et compatriote, le poète Mario Luzi. 

Au sens de Campo, il s’agissait d’un de ces mots de l’aire primaire du langage à laquelle, elle disait, avec toute la force de sa naturelle humilité, aspirer sans jamais y parvenir.
« Ce qui est certain, dans tous les cas, c’est que toutes les autres strates géologiques du vocabulaire sont devenues inhabitables pour moi ; je me contente, certaines fois, de leur demander droit d’asile. » 
Cristina Campo ne publia jamais de littérature et affirmait qu’elle ne voulait pas paraître : 
« La parole est un terrible danger, surtout pour celui qui l’utilise, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chaque mot que nous avons prononcé. »  
De fait, elle n’écrivit jamais de romans, ni de nouvelles, ni même d’essais, mais d'éblouissantes proses et d'archangéliques poèmes. « Infiniment plus délicate et terrible est la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense », avait conclu la poétesse, à la maîtrise parfaite et souveraine de la mesure. « En face de la réalité, l’imagination recule, jugeait-elle. L’attention, au contraire, la pénètre, directement et par le symbole ».

L’attention constante que Campo vouait au bien et au beau constituait la fibre essentielle dans laquelle elle tissait avec minutie son œuvre exceptionnelle, littéralement possédée par ces deux notions toujours alliées qui s’épousent dans l’harmonie, qui jamais ne s’opposent, comme l’âme et la chair ne sont idéalement jamais adversaires, mais toujours solidaires, comme ciel et terre.  

Un seul mot suffirait à la définir pour qui connaît la sprezzatura, concept-clé qui l’avait tant séduite à sa découverte dans le Livre du courtisan (1528) de Baldassare Castiglione qu’elle l’adopta aussitôt :
 « J’ai trouvé une règle tout à fait universelle, qui me semble valoir plus que toute autre pour toutes les choses humaines qui se font ou se disent, c’est-à-dire, fuir autant que l’on peut, et comme un âpre et périlleux écueil, l’affectation ; et, pour prononcer une parole nouvelle, user en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et montre que ce que l’on fait et dit, est fait sans fatigue, et comme sans y penser. » 
La voie de la perfection 

Solitaire, discrète, secrète, Cristina Campo ne s’ouvrait que dans l’intimité de son cercle affectif, au cœur duquel trônait l’amie chérie, Margherita Pieracci Harwell, surnommée Mita, « une créature silencieuse, vive ; elle ressemble à la Laitière de Vermeer ». Cette amitié fut essentielle, nouée en 1952 puis scellée dans leur admiration commune de Simone Weil, – dont témoigne une correspondance de toute beauté – et jamais démentie. 

Campo avait confié à son amie avoir  « […] l’impression d’être un homme chassé loin de sa terre dans un monde incompréhensible et odieux ». Au fil des ans, l’impression s’était changée en certitude : « Deux mondes - et moi je viens de l’autre. »  
La véritable difficulté pour son entourage était de « s’ouvrir au monde-autre dont on parlait. C’est exactement comme pour les mystiques que l’on ne comprend pas si l’on n’est pas disposé à vivre comme eux. Aussi, les rares personnes à qui elle s’adresse ne sont-elles pas les privilégiés de la culture mais les quelques personnes qui font passer la vérité avant tout  » , témoigna Mita dans un hommage à Campo dont la beauté aurait fait jaillir toutes les larmes de joie pure dont son corps recelait.

Mita, qui la vénérait, ajoutait que « personne n’échappe au charme de ceux qui appartiennent au monde-autre. Cependant, pour que le rapport se maintienne, il faut vouloir les suivre dans ce monde ; peu importe combien de fois on trébuche, ce qui compte c’est de continuer à vouloir : le bien, disait Simone Weil, est une orientation de l’âme. » 

À chaque étape de son destin, l’idée de « beauté terrible, presque menaçante » fut pour Cristina Campo « l’essence et le signe de cet autre monde », vers lequel elle se sentait appelée corps et âme depuis toujours, grâce auquel, et en dépit de violentes blessures infligées, elle fut en mesure d’appréhender et peut-être d’accepter le vide, tel « un élément et non une condition », doublé des faillites de ce monde-ci, pour parvenir à l’élever au rang divin du poème. La poésie représentait disait-elle, « [sa] seule tentative de comprendre et de supporter ».
« Moi je n’ai, vraiment, que la poésie comme prière -  […] Et quand la sentirai-je assez vraie (je ne dis pas pure, mais est-ce différent ?) pour pouvoir la déposer sur cet autel – dont je ne vois et ne verrai peut-être jamais les marches – comme un panier de pignes vertes, un coquillage, une grappe ? Chaque jour je suis de plus en plus persuadée  que je n’ai pas d’autre rosaire, d’autre épée, d’autre livre, d’autre cilice que cela. Et je ne pars pas de l’amour de Dieu – je suis dans le noir ; pourtant je voudrais faire une chose qui pour les autres semblera née dans la lumière. Mais je dois me purifier, vous n’avez aucune idée de mes péchés, je veux dire de mes crimes. » 

Ses crimes étaient-ils « [ses] petits devoirs imaginaires, [ses] stupides scrupules et [ses] sophismes » devant lesquels Dieu « n’eut plus envie » de lui accorder ses dons, ainsi qu’elle l’écrivit dans sa dernière lettre à Mita en 1975  ?

En 1970, un décisif tête-à-tête avec Dieu s’était produit, il avait transcendé sa vision poétique et partant tout son être. 
« […] je suis restée pendant 25 jours dans une solitude plus complète et un silence plus total peut-être que jamais dans ma vie. Et Dieu, me trouvant enfin disponible, a commencé à me dire les mille choses que je ne lui avais jamais permis de me dire et ce fut, je vous l’assure, un mois de prodiges, qui ne m’a laissé de temps pour rien d’autre […] et trop de choses de ma vie en ont été heurtées et transformées, en réalité toutes choses qui étaient restées en suspens pendant des années dans ma vie. (Entre autres choses, la poésie – que j’ai mille fois prise et laissée, comme un caprice, un luxe, une volupté secrète et salutaire à laquelle il fallait de toute manière préférer les « devoirs », et qui était en réalité le seul devoir, celui qu’en religion on appelle devoir d’état ou de stricte rigueur : comme l’est toujours le « talent » qui nous a été donné, fût-il très petit ; lequel n’est pas un don mais un prêt, qui doit être exploité, dont on nous demandera des comptes et qui, si nous ne l’utilisons pas, nous sera enlevé…) » 
Campo, qui trouvait la vulgarité « d’un ennui désertique », était intimement convaincue que seule la destruction de l’illusion fondamentale selon laquelle il est possible de se sentir pleinement satisfaite dans ce monde, ouvrait en clair-obscur la voie du salut. 

« Elle connaissait la joie, je l’ai vue sur son visage, dans ses yeux. Le bonheur, c’est autre chose, un état durable que Cristina n’a jamais connu » , confia aussi Luzi, son grand amour secret. « Mon meilleur ami que je ne vois jamais », écrira-t-elle à son propos dans une lettre à un proche en 1960, laissant pudiquement poindre un sourd regret. Le bonheur, elle le savait ailleurs.

Un kōan zen

« Ce qu’il faut comprendre dans le mot espoir. Tout et rien, le probable et l’invraisemblable » , posait-elle tel un kōan zen.

Toute jeune, portant encore autour du cou la fine chaîne d’or et la médaille, gravée de ses quatre prénoms Vittoria, Angelica, Marcella, Cristina, que lui avait offerte sa mystérieuse marraine Gladys Vucetich le jour de son baptême, elle avait « rapidement perçu le rapport, la loi de gravitation qui relie entre elles les lettres ». 

La dame lui avait permis d’accéder à quantité de livres qui lui avaient appartenu, retrouvés dans la maison familiale. La plupart était d’impressionnants contes de fées qui la marqueront à jamais, tout illustrés d’images dont émanait « une ambiance suave et funèbre » où la petite Vittoria reconnut des lieux et des personnages « guère différents finalement des photographies inquiétantes et jaunies » de sa grand-mère et autres aïeules dont sa mère ne se séparait jamais.  

Vie, ainsi que la surnommaient ses proches, était née à Bologne le 29 avril 1923, dans une famille aisée d’intellectuels, de médecins et musiciens. Son enfance, cette « unique et toujours insuffisante répétition générale de la vie » avait été « uniquement peuplée d’adultes ».

Souffrant d’une malformation cardiaque congénitale, il lui avait été déconseillé de fréquenter l’école. Son oncle Vittorio Putti, médecin, avait assuré à sa mère Emilia, que son « joli petit cœur »  n’était qu’« une petite machine un peu abîmée qui a besoin de ne pas trop travailler pour se remettre dans le droit chemin ».

Plus tard, la poétesse - qui ne cessa jamais de souffrir de troubles liés à cette infirmité cardiaque – s’en consolera avec piété, convaincue que la maladie est toujours et uniquement quelque chose que Dieu veut nous dire, « y chercher autre chose, c’est jeter la perle précieuse… » Elle passa sa vie à cette contemplation attentive, toute entière vouée à l’extraordinaire mission de grâce, le moindre grain de son être offert au souffle divin de la Parole

Cristina Campo - date et photographe non identifiés
Son père, Guido Guerrini, dit Le Maestro, un érudit, musicien réputé, directeur du conservatoire Cherubini de Florence, avait pris les rênes de son éducation, qu’il orchestrait au milieu de son imposante bibliothèque, assisté de professeurs particuliers, veillant à lui transmettre l’amour de la littérature et la passion de la musique. 

Adolescente, elle découvrit les œuvres classiques, qu’elle devait lire dans leur langue originale. Elle avait ainsi appris le français avec Marcel Proust, l’allemand avec Thomas Mann, l’anglais avec William Shakespeare, l’espagnol avec Miguel de Cervantès. L’exception sera accordée aux Russes, dont elle sera autorisée à lire les œuvres en traduction. « Tu peux tous les lire, ce sont les Russes. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal » , l’avait avertie son père.

À l’heure de la deuxième guerre mondiale, Vittoria était déjà entrée en poésie depuis quelques années avec sa meilleure amie Anna Cavaletti, comme elle, une lettrée précoce et douée, de deux ans sa cadette, qu'elle aimait de toute sa jeune âme pure. Un bombardement anglo-américain sur Florence, en septembre 1943, emporta la prometteuse poétesse. Vie venait d’avoir 18 ans. « La plus grosse bombe tombait dans mon cœur », confia-t-elle à sa chère Mita, au 13e anniversaire de cette disparition, à jamais douloureuse.

Quelques mois après la tragédie de Florence, Vie avait fait la fervente promesse au Maestro de se vouer à l’écriture. Se dessinait déjà l’intuition exaltée aux accents mystiques d’une mission qui lui était confiée, celle de la messagère d’un monde-autre auquel elle savait appartenir en humble détentrice d’une parole universelle à transmettre : 
« Et maintenant je sens et je vois que tout n’est pas perdu – que l’on peut encore se sentir vivant, c’est-à-dire vouloir quelque chose. Papa, ne doute pas de moi, j’écrirai et j’écrirai bien. Jusqu’à maintenant, bien sûr, la jeunesse (j’allais dire l’enfance, parce que jusqu’à ce mois de septembre j’ai été absolument, intégralement dans la pleine enfance, petite fille de la tête aux pieds) travaillait pour moi, poussait ma main sur le papier comme le sang dans les veines. Mais à présent, j’ai tant souffert que je ne sais pas si je pourrai parler distinctement aux autres : quand je relis mes dernières notes elles me semblent si seules et fermées ! Mais je veux tout tenter, papa chéri et si Dieu le veut, je ne te décevrai pas. J’ai tant de choses à dire ! Je dirais presque à sauver : toute la tragique beauté de ce qui, en nous, est à la fois lointain et près de nous – des choses que je sais être la seule à avoir vues et senties jusqu’à la souffrance et qui ne doivent absolument pas mourir […] » 
Sur les conseils du Maestro, subjugué par le talent de sa fille qu’il n'hésitait pas à élever au rang du grand poète autrichien Rainer Maria Rilke, Campo avait déjà fait paraître ses premières traductions, Conversations avec Sibelius de Bengt von Törne en 1943 et Une tasse de thé et autres nouvelles, de la Néo-Zélandaise Katherine Mansfield, l'année suivante.

Simone Weil, la révélation 
Mais ce sont les années d’après-guerre qui marquèrent l’entrée véritable de Campo en littérature, guidée par celui qui était, entre temps, devenu son compagnon de route, le poète Leone Traverso. Il l’initia notamment à l’œuvre de l’écrivain autrichien Hugo Von Hofmannsthal auquel elle vouera une passion éternelle et qu’elle s’attacha à traduire. Elle fréquenta alors brièvement les salons littéraires, et se lia, là, à Mario Luzi qui l’introduisit à la pensée de Simone Weil, en 1950, avec La pesanteur et la grâce, une révélation décisive qui bouleversa à jamais l'existence de la jeune femme. Et pleine d’une fiévreuse résignation, baignée de béatitude,  elle s'en expliqua auprès de Mita :
« Simone me rend tangible tout ce que je n’ose pas croire. Ainsi nous devons devenir l’idiot du village, nous devons devenir deux génies, elle et moi. Je sentais obscurément en quelque partie de moi-même que l’on pouvait devenir des génies (et non des personnes de talent) mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne m’avait dit que c’était possible. C’est un péché que de n’être pas né idiot de village – l’idiot de Moussorgski me fascinait lorsque j’étais petite fille – mais certaines fois Dieu en décide autrement. Je dois donc aimer cette lame froide qui vint un jour s’encastrer dans les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte aux paroles des sans langue – et ce soir j’arrive à la voir comme une épée d’or. Peut-être que lorsque tout ce cri muet y aura pénétré et que je le connaîtrai au point de ne pas pouvoir me tromper (en leur posant la question d’Amfortas), Dieu voudra bien enlever l’épée, et me laisser un moment de silencieuse chaleur. Quant à l’espérer maintenant, je pense que ce n’est pas mon affaire. Du reste il n’y avait pas d’autre solution pour « celui qui est tellement enraciné dans le mal qu’il le diffuse tout autour de lui » - et moi  j’y étais vraiment enracinée à ce point. Et puis tant de joies peuvent entrer dans ces voix » ,
Quatre ans avant sa mort en 1977, la puissante « écharde dans le flanc » fouillant plus que jamais son être, elle entendait écrire une « suite de considérations tragiques sur la beauté. La beauté comme terrible héritage. La beauté comme épée à double tranchant (« son regard profond et froid/coupe et fend... » Baudelaire savait ces choses là). » 

Après une quarantaine d’années passées à vivre ainsi transpercée tel Saint-Paul, vécut en conscience de « l’élément divin caché dans cette arme, dans son double tranchant justement » et « marquée par ce terrible privilège », il fallait comprendre, selon elle, qu’une telle créature dès lors « supprime les rapports, les paroles, les lettres, revête toute sorte de masques, marche en zigzag, désire disparaître dans les fentes des murs, veuille être partout, enfin, “comme un homme qui n’existe pas”».

Elle s’était éprise de la poésie de l’Américain William Carlos Williams, autre lumineuse étoile dans son firmament, « un des rois cachés de notre temps ». Elle aimait le dépouillement de son style érigé en rite, ses hymnes simples et essentiels à la nature qui semblaient faire écho à de profondes prières de moines. Ils entretinrent une amitié et une collaboration intenses. Il la considérait comme sa meilleure traductrice, « une magicienne ou peut-être un ange ».

Elle l’avait rangé aux côtés de ses maîtres médecins qu’étaient Anton Tchekhov, Gottfried Benn et Louis Ferdinand Céline et rappelait souvent ses vers qui résonnaient violemment en elle, disant tout : 
« Mais c’est vrai, ils la craignent/plus que la mort, la beauté/leur inspire plus de crainte que la mort ... » 
Le cercle fondamental et parfait 
Dans ce même esprit d’intransigeante critique, Campo s’insurgeait contre le règne d’une « orbe intellectuelle de fantômes chancelants, dégringolant d’une idéologie dans l’autre, d’une prostitution, d’un délire dans l’autre. Il est donc raisonnable que dans un tel contexte, l’on soit presque terrifié par l’apparition de l’homme dont l’esprit – mais plus encore, dont la vie entière – tourne, dans une ardente quiétude autour de son centre. » 

Cette notion de centre reviendra sans cesse sous sa plume d’ange, elle est cruciale pour Campo qui entendait par-là :
« Vie, attention, réponse, tentative de reconduire tout ce qui est possible vers la vie et la réponse à la vie, à partir de l’état de narcose qui enserre tout de plus en plus près. » 
Le cercle revêtait, dans son vocabulaire, une signification plus ésotérique encore, comme dans cet autre subtil kōan où résonnait sa soif d’Absolu : 
« Il faut tout vivre à fond. Chaque fois que l’on revient en arrière, c’est pour tracer de nouveau le cercle, encore et toujours tant qu’il n’est pas parfait. Tout vivre avec le respect de soi. » 
Le poète suisse Remo Fasani, qui l’avait en outre initiée à La Divine Comédie de Dante, conservera d’elle le souvenir d'« une forte personnalité, un peu excessive. A la fois heureuse et malheureuse. Heureuse parce qu’elle avait une intelligence prodigieuse, malheureuse parce qu’elle visait trop haut ».

Subtilement altière, sa beauté rayonnait avec grâce, toute auréolée d’intelligence. Regard profond, déterminé, presque fiévreux, de couleur étrange, changeante et un sourire lointain posé sur de jolies lèvres charnues, offraient à son visage aux traits délicats un charme mystérieux, dont il n’existe que peu d’images. 

Cristina Campo n’aimait guère être photographiée. Fasani avait, une fois en 1952, emporté d’elle un cliché. Elle en fut parcourue de « frissons d’angoisse ». Aussi préféra-t-elle lui en expédier un autre qui lui convenait mieux. Elle admettait se faire parfois l’effet d’« un cerf fuyant sans trêve dans la forêt. Quand il arrive à un étang où il pourrait se mirer, il a tellement soif qu’il le trouble aussitôt ».

Fidèle à la promesse faite à son père, elle n'eut de cesse d'écrire, comme elle respirait, écrire encore, écrire toujours, et souffrait tant quand sa santé venait l’en empêcher. « Certaines fois, je ne sais comment résister, allongée pendant tant d'heures sans écrire, ni lire, sans dire un mot », le cœur fragile et douloureux dans la poitrine, alors qu'elle s'efforçait de « travailler avec soin, un peu chaque jour, en pensant toujours, toujours à la beauté ».

A partir de 1951, elle participa à la création du supplément littéraire la Posta letteraria du Corriere dell'Adda, où furent alors publiés Luzi, Giuseppe De Robertis, Piero Bigongiari, Ezra Pound ou encore Robert Brasillach et plusieurs de ses premières traductions de textes d’Emily Dickinson et Simone Weil. En 1956, elle publia son premier livre, recueil de ses douze premiers poèmes, intitulé Passo d’Adio (Pas d’adieu), du nom que les ballerines, archétypes de la grâce, donnent à l’examen qui clôt leur formation. 
« De l’âme nous savons bien peu. Elle boira, peut-être, aux bassins des nuits creuses, sans pas, ou reposera sous d’aériennes plantations germées parmi les pierres […] »
Elle s’attachait avec une fidèle rigueur au sens, « même si l’essentiel n’arrive pas à être l’absolu », disait-elle, ajoutant qu’il pouvait néanmoins l’impliquer « comme le pain l’hostie, si nous savons vivre intégralement, libres et détachés partout où nous allons, l’œil tourné vers le centre des choses, vers la vie ».

Alors, elle lisait et relisait ses œuvres favorites, de tout son cœur, de toute son âme, et y puisait la nourriture nécessaire à son intime, exigeante quête. Il y avait bien sûr la Bible, ce « trésor inépuisable de ces jours de Passion » ou encore les lettres de Vincent Van Gogh  à son frère Théo qui lui tira des larmes « une journée entière », et aussi T. E Lawrence, dont « Les Sept piliers de la sagesse, était le livre de chevet tant de S. W. que d’Hofmannsthal [.] Simone appelle ce diable déchaîné “une espèce de saint”. » 

Elle s’était aussi éprise de la poésie de Thomas Stearns Eliot « chez qui se mêlent comme chez personne d’autre, des saveurs de vie et de mort, l’eau douce et salée de l’embouchure des fleuves ».  A la lecture de ses Quatuors, elle s’était étonnée de découvrir « tant de Simone [Weil] dans ces vers ; mais cela, évidemment, personne ne l’a jamais remarqué ». 

Ils étaient ses maîtres Impardonnables. « Est impardonnable, pour le monde d’aujourd’hui tout ce qui ressemble au jardin de Perséphone », dont le parfum agit tel un charme pour attirer dans les « royaumes souterrains de la connaissance et du destin ».

Les pierres précieuses de Cristina

Tous ceux-là et bien d’autres encore, dont le mystique Maître Eckaert, ont intimement éclairé le cheminement littéraire, intellectuel et spirituel de Campo. 
« Certains livres opèrent sur notre existence […] le plus salutaire des miracles. Ils la mettent en relation avec d’autres zones : d’une vérité aussi indiscutable que simple, aussi radieuse que dépouillée, et qui est de ce fait deux fois poésie. Ce sont les seuls livres qui peuvent nous aider, dans les jours d’angoisse, à supporter le poids du temps. Les seuls qui, tandis que s’éloignent favorites et bouffons, impuissants et brusquement vides de sens, restent pour nous montrer l’éternelle force de gestes bien orientés, de pensées uniquement tournées vers la justice, d’un sens de la vie que l’on pourrait dire classique – selon la phrase de Barrès – c’est atteindre une délicatesse d’âme qui, en repoussant les mensonges, aussi aimables qu’ils paraissent, ne peut apprécier que le vrai. » 
« Cristina déposait dans sa mémoire comme dans un écrin les joyaux de ses lectures ; c’était des pierres précieuses que d’autres ne voyaient pas ou ne savaient pas apprécier » , confia Luzi, exécutant à la fois une parfaite révérence devant la souveraine lectrice qu’elle fut.

Le Russe Boris Pasternak fut un autre phare littéraire de Campo, il était celui qui, aux côtés de Simone Weil, offrait en termes les plus justes et absolus les définitions du beau et du bien. Sensible à la musique plus qu’à aucun autre art, symbole de beauté à l’état pur, de perfection divine, elle s’était plu à relever dans Le Docteur Jivago que « ce qui au cours des siècles a élevé l’homme au-dessus de la bête et l’a porté si haut, ce n’est pas le bâton, c’est la musique : la force irréfutable de la vérité désarmée, l’attraction de son exemple. ».
Cristina Campo - date et photographe non identifiés

La musique, « une merveilleuse, inexorable résignation », évidence qui excluait tout le reste, avait infiltré son existence depuis sa naissance et s’insinuait jusque dans ses textes. Elle n’écrivait pas, elle composait en virtuose. Quand elle lisait, aussi, elle faisait « plus attention au timbre, à la mélodie d’une page qu’à l’état d’âme dont elle est née ». 

À son oreille absolue, la musique était parole et lui confiait des secrets. Wolfgang Amadeus Mozart est celui « qui sait tout et dit tout », disait-elle, mais Frédéric Chopin incarnant à merveille la sprezzatura demeurait le compositeur dont l’élégance s’accordait le mieux à son âme. Il œuvrait si « facilement, facilement ».

Elle voulait s’oublier surtout, « vivre par pure courtoisie » , car son axe était autre. De plus en plus sensible aux causes perdues, elle les avait épousées peu à peu, jusqu’à faire bientôt corps avec les victimes. Elle souffrit avec des mineurs belges à l’agonie après un terrible coup de grisou en août 1956. 
« On me demande comment je vais. Je suis au fond de la mine de Marcinelle, un point c’est tout. » 
De la même façon qu’elle jugeait que toute maladie sous-tendait un message divin, elle entendait dans l’agonie, le « symbole de bien d’autres choses. Tant que nous vivrons, nous ne saurons pas dans quelles zones elle se développe ».

Elle conclût ne vouloir se consacrer qu’aux sans langues, au point que parfois elle souhaitât vivre parmi les âmes en souffrance, les pauvres, les déshérités, les orphelins et les malades psychiatriques qui, en particulier l’interpellaient, fascinée par tout ce qui a trait à l’esprit. 
« Désormais rien d’autre ne me fait vivre – et c’est encore une vie derrière les barreaux de la liberté. Ce n’est que dans la maison de redressement, que dans l’asile de fous que je serais vraiment libre. » 
Sa foi chrétienne l’absorbait toute.

Tout ce qu’elle gagnait de ses collaborations et publications dans les revues littéraires, elle le livrait désormais à la cause des sans langues.  

« Je voudrais écrire certains vers que j’ai dans l’esprit depuis longtemps. Une sorte de Cantique des Cantiques à l’envers, confia-t-elle à Mita, “J’irai de par les places et les rues, je chercherai ceux que personne n’aime. […]” Je voudrais l’écrire dans la langue la plus moderne, presque sur le rythme d’un blues, mais il faudrait que ce soit en même temps solennel et pur – et aussi quelque chose de terriblement vivant - comme un petit Goya. C’est le Cantique des sans langue […] » 

La peinture de Goya, et surtout les fresques de Saint-Antoine de la Floride à Madrid, fut « la chose la plus importante » qu’elle ait découverte en 1956, « une ronde de sans langues, mon poème déjà tout écrit. Goya avait compris les malheureux ; surtout le malheur hideux, à la fois grotesque et sinistre, dont les gens ont horreur ».

Une divine styliste

L’essayiste Elemire Zolla, qui avait produit sur elle une très vive impression lors de leur première rencontre en 1957, eut une influence capitale sur son existence. Elle avait misé sur lui, et il fut son dernier compagnon.
« Son intransigeance est un miracle qui me suffit », disait-elle. Il avait trois ans de moins qu’elle et vibrait d’une grande érudition. Campo fut fascinée par son intelligence, « éblouissante, de loin la plus remarquable » jamais rencontrée dans cette génération. Elle était en outre infiniment séduite par son insolence sans bornes. Ce qu’il écrit « plairait à Simone » , estimait-elle et puis « à 60 ans, [il] aura peut-être le visage de Pasternak. » 

Zolla métamorphosa bellement les jours de Vittoria. Elle fut heureuse de découvrir que l’on pouvait « accepter l’un de l’autre la partie inconnue, enfantine, blessée. La partie ténébreuse qui ne demande qu’à être libérée ».

L’essayiste lui ouvrit de nouveaux horizons, la guida un peu au sein des milieux littéraires de Rome et surtout, l’entraîna avec lui dans la lecture des mystiques dont il préparait une anthologie qui parut en 1963. Y figurent le métaphysicien John Donne et Saint-Jean de la Croix, dont naîtront des traductions signées Campo.   

Les mystiques du moyen-âge, surtout Maître Eckart et Angèle de Foligno, lui paraissaient  être les plus grands.
« La lucidité absolue de leur “folie d’amour”, la liberté illimitée de leur sagesse m’ont rendu insupportable toute autre lecture, surtout tout autre livre religieux moderne, mis à part Simone et, peut-être, Bernanos (dont je connais pourtant que peu de choses). C’est justement des livres de ce genre qu’ils sont le plus éloignés, auxquels ils sont le plus étrangers, mais pas des grands livres dits profanes (par exemple, il y a beaucoup de Maître Eckart cher Pasternak) […] ce sont des lectures multiples, il n’est pas de strates de hauteur ou profondeur qu’elles ne touchent pas. » 

Elle admirait le style des contemplatifs, « si inaltérablement [sic] soulevé jusqu’à l’horizon de la vision […] en réalité un pur précipité d’expériences. Le mystique ne spécule pas, il rapporte. Les œuvres qu’il laisse ont la vie sommaire et surabondante des reliques, c’est-à-dire des scapulaires, des phylactères, des lins longuement brûlés au contact du cœur et sur lesquels restent parfois des symboles secrets et des monogrammes  que seuls d’autres visionnaires pourront déchiffrer. » 

Nul doute, elle était de ceux-là. Elle savait exactement ce qu’il faut faire : « apprendre à corriger – surtout là où l’enthousiasme a parlé, au-delà de la chaste, de la sèche attention (le style est grâce = victoire sur la loi de la pesanteur ; il ne veut pas d’émotions). » 

Zolla s'était souvenu que lorsqu'elle pénétrait «dans son royaume, elle percevait la réalité avec une plénitude radicale de ce genre, que l’on peut éventuellement appeler magique. Il s’agissait de recueillir cette plénitude dans un style, mais dans le fond, elle était elle-même un style : limpide et frémissant, révolutionnaire. La page qui en sortait était d’une nouveauté déconcertante, comme une déclaration de vérité inattaquable, sans le moindre rapport avec le monde que l’on croit habituellement connaître. Cette incursion dans l’hyper-réalité et dans le style inexorable pouvait être à la fois rassurante et terrifiante pour Vittoria. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas volontaire, elle arrivait parce qu’elle arrivait »

Curieux, vifs, aux aguets, érudits, ils s’enrichissaient mutuellement et s’attiraient tels deux aimants par leurs pôles opposés. Complices, ils œuvraient souvent ensemble. Campo apportait surtout à son écriture. Elle épousait absolument la définition que donnait Léon Bloy de l’idéal : 
« Il est indispensable que la beauté siège en gloire. La splendeur du style n’est pas du luxe mais une nécessité. » 
Zolla l’appréciait beaucoup plus qu’elle ne le savait, raconta  John Lindsay Opie, un ami du couple : […] Un jour où je lui disais que j’avais lu un texte de Cristina Campo et que je cherchais à définir le style, il s’est arrêté et m’a dit : “Voici ce qu’il est : parfait. Cristina est la styliste la plus importante de notre demi-siècle italien”. Quand je le lui ai rapporté. Elle est restée bouche bée de surprise. » 

À la mort de ses parents en 1965, et alors qu’elle avait quitté la maison familiale pour s’en aller nicher sur l’Aventin aux abords de l’abbaye Sant’Anselmo le rapport que Campo avait noué entre poésie et liturgie se métamorphosa définitivement, les unissant en une seule et même musique du monde-autre. Lentement, secrètement, elle s’acheminait vers une profonde conversion, aux confins de la sainteté, à laquelle Dieu la préparait amoureusement. 

Il lui avait donné Zolla, disait-elle, mais il s’était surtout donné lui-même. « Depuis un an, ces deux choses formaient, en un certain sens, une seule histoire » , avait-elle écrit en 1964, à son amie Anna Bonetti. 

Campo passa les dernières années de sa vie dans les églises à prier, dans son abbaye Sant’Anselmo  à célébrer les cérémonies grégoriennes, encore sur les traces de Simone Weil. Elle avait découvert dans le Bréviaire un secret : 
« C’est la prière qui fait tout et que l’homme n’est comme toujours qu’un vase en hupomonè. C’est la prière qui s’empare peu à peu de l’homme et non l’homme de la prière, c’est elle qui boit l’homme et s’en désaltère, et c’est seulement dans cette seconde instance que la chose est réciproque. L’expression "absorber par la prière" est littéralement exacte. La méthode, la constance nécessaires ont pour seul but de produire le vide qui rende possible cette absorption (…) C’est la prière (opus Dei) qui veut être priée, c’est-à-dire nourrie par nous. » 
Elle croyait intensément que « l’étincelle peut aussi jaillir d’un seul et parfait geste liturgique ; quelqu’un s’est converti en voyant deux moines s’incliner ensemble profondément, d’abord devant l’autel, puis l’un vers l’autre pour se retirer ensuite dans les profondeurs du chœur. » 

Ne fréquentant plus que le Russicum, « l’émeraude de [ses] semaines » , la poétesse s’engagea dans une lutte acharnée, radicale et fonda la société internationale Una Voce pour défendre de toute son âme la liturgie latine et le chant grégorien menacés de réforme en 1966. Infatigable à cet égard, ce fut son cheval de bataille jusqu’à sa mort. Elle adressa un manifeste – signé par 37 intellectuels à travers le monde, dont Jorge Luis Borges, Jacques Maritain, François Mauriac - au pape Paul VI le suppliant de veiller à leur maintien dans les monastères. Son poignant appel ne fut pris en compte qu’un temps seulement. 
« Désormais, la liturgie vient sous ma plume, quoi que j’écrive. Surtout quand le destin entre de quelque façon dans le discours. La fréquentation des Eglises orientales m’a confirmé (s’il en avait été besoin) que la liturgie est l’archétype suprême du destin, et non seulement du destin des destins, celui du Christ, mais du destin, tout simplement. C’est pour ainsi dire le conte de fées suprême auquel on ne peut résister… »
LImpardonnable absolue était née à jamais, en un souffle de Vie.

Belinda et le monstre, Cristina de Stefano, traduit par Monique Baccelli (éd. du Rocher, Biographie)
Lettres à Mita, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli, post-face de Marguerita Pieracci (éd. Gallimard, L'Arpenteur)
La Noix d'Or, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para (éd. Gallimard, L'Arpenteur)
Gli imperdonabili, Cristina Campo (éd. Adelphi edizioni, coll. Biblioteca Adelphi 183)
Note sur la liturgie, in Entre deux mondes, Cristina Campo, traduit par Franck Quoëx (éd. Ad Solem)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli (éd. Arfuyen)
Portraits de femmes, Pietro Citati, traduit par Brigitte Pérol (éd. Gallimard)