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dimanche 22 mai 2011

Jünger: dans la parole, l'épée magique


 Mt Whitney - 2014 - Cole Thompson

« Ainsi ne cessent de revenir dans l’histoire humaine, des moments où elle menace de glisser dans le pur règne du démoniaque », in Sur les falaises de marbre, Ernst Jünger (Ed. Gallimard, L’Imaginaire)

Paru pour la première fois en Allemagne en 1939, Sur les falaises de marbre, le chef-d’œuvre d’Ernst Jünger, livré en français dans une traduction magistrale d’Henri Thomas, s’entend en hymne allégorique à la résistance contre le régime de la terreur et de la dictature.  Evidemment, au regard du contexte historique dans lequel Jünger a écrit son roman, le régime d’Hitler aux commandes du pays depuis 1933 était là bel et bien mis en accusation. Dans ses pages, Jünger, héroïque officier de la première guerre mondiale, mettait le monde en garde contre le projet de destruction massive en perspective, l’appelait à reconnaître tous les signes annonciateurs du désastre à venir, l’avertissait afin qu’il se prépare sans tarder à devoir mener un combat acharné, sans merci, capital. La vision de Jünger était d’autant plus alarmante que lui-même, en raison de ses liens antérieurs regrettables avec les hitlériens et dont la nature exacte fait encore débat, avait été en mesure d’évaluer la puissance de leur détermination à la domination totale et absolue.

« Dès avant la publication, quiconque connaissait le texte, savait que j’y jouais ma tête. Audace digne d’éloges, certes, mais c’était là une situation qu’assumaient bien des hommes dont les noms sont oubliés, ou n’ont jamais été connus. Il s’y est ajouté un quelque chose qui n’a pas perdu son action dans le temps », écrira Jünger  dans une lettre à son compatriote Dolf Sternberger datée du 25 juin 1980 et citée par Jean-Luc Evard, dans son essai éclairant intitulé Ernst Jünger, autorité et domination.

Le roman de Jünger n’aura malheureusement pas suffi à empêcher l’horreur de s’abattre sur le monde, celle commandée par Hitler, ni celle sous toutes ses formes que d’autres ont depuis semé et sèment encore aujourd’hui et partout. En revanche, l’écrivain et poète allemand aura signé un récit d'allégorie épique dont la portée politique et philosophique vaut sans doute pour l’éternité, dont chaque fil de la savante trame se tend d’une qualité littéraire et poétique en tout point extraordinaire, empreinte d’un style bouleversant de beauté. Quoi que l'on pense de la probité de son auteur, le fait est qu'il s'agit d'une oeuvre parfaite en tout point.
« Voyez-vous, ce ne sont point les souffrances de cette existence, mais ses emportements et sa libre plénitude dont le souvenir ferait monter les larmes à nos yeux. »
Interpellant directement en cette unique fois le lecteur aux premières pages du récit, le narrateur l'avertit qu'ils vont s'acheminer ensemble dans les méandres de ses souvenirs de temps « enfuis sans retour »

De fait, il invite à la plongée mélancolique au cœur de l’univers intemporel auquel il appartenait, celui de la vaste Marina inondée de lumière et de félicité, un pays riche et beau où l’on célébrait la nature et les saisons, où l’émotion étreignait la gorge à la vue d’un vol de canards au-dessus du lac, à humer les parfums émanant des buissons de rues, au partage des mets dans les joyeux et fraternels banquets.

« Tant que le vin était encore doux et couleur de miel, l’entente régnait autour de la table où nos propos paisibles s’échangeaient, et souvent le bras s’appuyait sur l’épaule du voisin. Mais dès qu’il commençait à travailler et rejeter ses éléments terrestres, les esprits vitaux s’éveillaient en nous fougueusement. C’étaient alors de brillants duels où décidait l’arme du rire, et dans lesquels s’affrontaient des jouteurs qui maniaient la pensée avec cette insigne légèreté que seule peut donner une longue existence de loisirs. »

Le narrateur et frère Othon étaient venus, on ne sait d’où ni depuis combien de temps,  s’établir à la Marina, dans le beau domaine de l’Ermitage aux buissons blancs, dressé sur le bord des lumineuses falaises de marbre, où ils vivaient et se consacraient ensemble à la constitution d’un herbier et l’élaboration d’un ouvrage d'ambition encyclopédique. L’étude des plantes, mais aussi celle du langage, occupait ainsi l’essentiel du temps des deux sages, l’un absorbé dans l’herbier, l’autre dans sa bibliothèque.  

« Comme toutes choses sur cette terre, les plantes aussi veulent nous parler, mais il faut un esprit lucide pour comprendre leur parole. Dans leur germination, leur floraison et leur déclin peut bien se cacher l’illusion dont nul être créé ne s’échappe, mais l’esprit sait pressentir aussi ce que l’écrin des apparences enferme d’éternel », explique le narrateur, il s’agissait « d’aiguiser le regard ». Frère Othon, lui, appelait cela « étancher le temps » et pensait « qu’en deçà de la mort, le temps ne se laisse point tarir ».

Le narrateur était un brillant disciple, doué de belles dispositions d'esprit.

Quelques semaines à peine après leur arrivée et s’être mis à l’œuvre, il avait fait le constat extraordinaire, tandis qu’il se livrait à la contemplation du site prodigieux de la Marina, que « le langage manquait à [le] satisfaire » dans son rapport nouveau au monde. Afin d’exprimer ce que son esprit était désormais à même de saisir, ce que son regard parvenait à embrasser, ce qui s’entendait enfin mais ne se formulait toujours pas, les mots se révélaient impuissants.

Il venait d'accomplir sa première expérience de l’extase au-devant de la splendeur.
« J’eus en cet instant même le sentiment presque douloureux du mot se séparant des choses, comme se brise la corde trop tendue d’un arc. J’avais surpris un lambeau du voile d’Isis de ce monde, et le langage à partir de cet instant me fut un imparfait serviteur. Mais en même temps c’était pour moi comme un nouvel éveil. Semblable  aux enfants dont les mains vont tâtonnant, quand la lumière qui naît dans leurs yeux fait retour au monde extérieur, j’allais cherchant des mots et des images où saisir ce nouvel éclat des choses dont j’étais ébloui. Jamais auparavant je ne m’étais même douté que parler pût à ce point nous tourmenter, et cependant je n’aspirais pas à retrouver une existence ingénue.»
Il s’ouvrait à l’indicible, percevait l’invisible. Il s’élevait dans l’initiation.

Frère Othon, mentor aux yeux du narrateur qui lui vouait une grande admiration et un infini respect, cet esprit libre « avait pour principe de traiter les hommes qui [les] approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d’un long voyage[ …] »

Le frère plaçait sa foi en l’homme et celui-là ne la trahissait pas.

« Et réellement, je voyais tous ceux qui l’approchaient s’épanouir comme des plantes qui s’éveillent du sommeil hivernal, non point qu’ils devinssent meilleurs, mais parce qu’ils devenaient davantage eux-mêmes », témoigne le narrateur.

Manifestement, ce dernier avait su bénéficier du contact de son « prudent compagnon d’aventure » pour s’épanouir lui-même avec sérénité, de l'initiation à la maîtrise. Les deux hommes passaient ainsi paisiblement leurs jours, soignés par la vieille cuisinière Lampusa qui veillait en outre jalousement sur le petit Erion. 

L’enfant prodige qui n’avait sans doute pas cinq ans, était le fruit des amours passés du narrateur et de Sylvia, fille de Lampusa. Partie avec des étrangers, la jeune sorcière avait abandonné le nourrisson aux soins de la grand-mère, tandis que Frère Othon et le narrateur, qui ignorait tout de sa paternité, livraient une mystérieuse campagne, décisive pour le cours de l’Histoire, parmi les non moins mystérieux cavaliers pourpres contre les libres peuples de l’Alta-Plana.

A leur retour, informé de l’existence de l’enfant, frère Othon avait pris l’initiative de l’accueillir avec Lampusa à l’Ermitage aux buissons blancs afin qu’Erion puisse grandir auprès du narrateur assumant cette paternité inattendue avec grand bonheur d’autant que, survenue à l’heure de sa métamorphose intérieure, elle participait en quelque sorte d’un sacrement de renaissance.  

Et si la plénitude de l’existence à la Marina suivait tranquillement son cours, l’air qu’on y respirait toutefois n’était plus tout aussi pur, la quiétude n’y était plus aussi parfaite, il s’y percevait « comme un souffle de secrète fatigue et d’anarchie. »
« Et c’est précisément à de tels instants que la beauté de ce pays [les] touchait jusqu’à la souffrance. Ainsi les couleurs de la vie, avant que le soleil nous quitte, jettent un suprême éclat. »
Car l’Eden que représentait la vaste Marina, dans le souvenir enchanteur du narrateur, était en vérité cerné de contrées hostiles et barbares contre lesquelles les falaises de marbre s’élevaient en frontières naturelles, se dressaient en remparts. Or, la ténébreuse proximité du grand Forestier, qui régnait déjà sur la Campagna voisine, terre du peuple rustre des bergers, avait commencé de souffler son vent mauvais dans leur direction. 

Et «[…] de même qu’en montagne un épais brouillard annonçait les tempêtes, un nuage de crainte précédait le grand Forestier […] Il ne pouvait agir que lorsque les choses en étaient venues à vaciller d’elles-mêmes, mais une fois-là, ses forêts l’aidaient à se jeter sur le pays. »

La vaste et splendide Marina excitait sa convoitise. Le grand Forestier fomentait sa conquête.

Dans le pays même de la Campagna, régit traditionnellement par une justice épaisse et vengeresse, l’atmosphère s’échauffait outrageusement, les incidents violents et les crimes se multipliaient, « et c’est à peine s’ils trouvaient encore des vengeurs, et l’on en venait même à ne plus oser en parler qu’à voix basse, tant éclatait aux yeux de tous la faiblesse où se trouvait le droit vis-à-vis de l’anarchie. »

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Diminishing Cliffs - Northern California Coast 2009 Cole Thompson

Bientôt, ces ferments noirs et sournois progressèrent au sein même de la Marina, infectèrent ses rangs les plus fragiles et tangents pour peu à peu attaquer comme la gangrène les membres les plus sains du corps social.
 « Le désordre ne pouvait que gagner, à ce que des fils de notables à leur tour, et des jeunes gens qui croyaient l’heure venue d’une nouvelle liberté, prissent part à l’agitation.» 
Des gens de lettres glissèrent aussi sur cette pente où l’on reniait les plus solides fondements de la tradition, de la culture et de la langue qui participaient de l’harmonie même de la Marina, désormais abandonnée « du juste esprit des ancêtres ».
« Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l’homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eût bientôt l’impression qu’ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s’emplit d’expressions qui n’ont cours d’habitude que parmi cette engeance qu’on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître que le crime dans le parti opposé, cependant qu’ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l’adversaire méritait le mépris. »
 Le grand Forestier, tel le marionnettiste invisible, manipulait l’action, tirait habilement toutes les ficelles, dirigeait le théâtre des opérations pour parvenir à la domination suprême. Alors, « l’épouvante fut reine,  et elle prit le masque de l’ordre ».

l’Ermitage aux buissons blancs, qui bénéficiait de deux puissantes protections contre le mal qui frappait, le narrateur et frère Othon réfléchissaient à leurs moyens de lutte qui désormais s’imposait. Et si parfois ils brûlaient de répondre eux-mêmes à l’appel du sang et de la violence, sentant « la puissance de l’instinct passer en [eux] comme un éclair », leur résolution fut bien celle « de ne résister que par la pure puissance de l’esprit. »

Tous deux l’affûtèrent dans la poursuite de l’étude, celle des plantes et surtout du langage, le cauchemar de tout grand Forestier.
« Nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont le rayonnement fait pâlir la puissance des tyrans. Parole, esprit et liberté sont sous trois aspects une seule et même chose. »