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jeudi 12 juin 2014

Brodsky, le poète fou d'une reine pathétique

Joseph Brodsky, le 6 avril 1990 (c)  Lamont Poetry Program

A Véra Kolessina, à Marc

Joseph Brodsky est né en 1940, à Leningrad, cité rebaptisée en 1917 dont il détestait le nom, symbole  à ses yeux de la tyrannie qui marquait le destin de la Russie et le sien en particulier, jalonné de séjours en prison, d’internements en hôpital psychiatrique. et pour finir en exil, coupé de sa langue, torture suprême d’un poète. 

Exilé d’Union soviétique en 1972, ce n’est qu’après la chute du mur que son œuvre put être publiée dans son pays natal, où il avait été persécuté et jugé sous le chef d’accusation de parasite social.
« Juge : Quelle est votre profession ?
Brodsky : je suis un poète.
Juge : Mais qui vous reconnaît poète, qui vous a classé au rang des poètes ?
Brodsky : Personne. Qui m’a fait naître au rang des humains ?
Juge : Avez-vous étudié pour être poète? 
Brodsky : Cela ne s'apprend pas à l’école. Cela est, c’est la décision de Dieu.[1] »
Le tout premier poème publié de Brodsky datait de 1957. Trente ans plus tard, le parasite social qui recevait le Prix Nobel de Littérature devait boire du petit lait et d'évidence songer à ce pitoyable procès dans son pays obscurci et à sa culture persécutée. Il souligna, dans la conférence qu'il donna pour l'occasion, que l’art éveille et révèle à l'écrivain que « la condition humaine est une affaire d'appréhension propre à chacun. Etant la plus ancienne et la plus fondamentale forme d’entreprise personnelle, l’art inculque à l’homme […] le sens de son unicité, son individualité, sa différence — et ainsi  métamorphose l’animal social en un Je autonome […]. Une œuvre d’art, de littérature, un poème en particulier, invite un individu en tête-à-tête, instaure avec lui une relation d’intimité directe, libérée de tout intermédiaire [2]».

Quel pied de nez ! Brodsky avait été reconnu par ses pairs, célébré et traduit dans le monde entier. La poétesse russe Anna Akhamatova dont il avait fait la connaissance en 1961, l’avait elle-même dès le début trouvé remarquable. Elle était devenue très vite son mentor, l’amitié nouée entre eux ne fut jamais démentie. Il disait que l’humilité était l’une des plus grandes choses qu’elle lui ait transmises.

A chaque fois qu’il lui rendait visite, il lui apportait quelque chose, surtout ses derniers poèmes qu’il soumettait à son oreille, et aussi des roses, les fleurs favorites de la Lady, comme l’appelait l’autre souveraine russe, Marina Tsvétaeva.

A la suite d’une visite de Brodsky, le 11 septembre 1965, Anna Akhmatova avait écrit dans son journal:
« Il m’a lu son Hymne au Peuple. Soit je n’y connais rien en poésie, soit ce poème est bel et bien un coup de génie et, en terme d’éthique, il s’agit précisément de ce que Dostoïevski enseigne dans Les carnets de la Maison morte. Il n’y traîne pas l’ombre de cette amertume ou ce dédain revanchard contre lequel Fiodor nous met justement en garde. [3]»
L’autre poète qu’il aimait le plus au monde était incontestablement W. H. Auden qui l’avait si bien accueilli aux Etats-Unis et aidé à s’adapter à sa nouvelle patrie. Son essai To please a shadow[4], constitua en 1983, une époustouflante déclaration d’amitié au poète anglo-américain disparu dix ans plus tôt, doublée d’un extraordinaire exercice admiration.
« Quand un écrivain a recours à une autre langue que sa langue maternelle, il s’y résout par nécessité, comme Conrad, ou en raison d’une brûlante ambition, comme Nabokov, ou encore au nom d’une quête de fission plus importante, comme Beckett. Appartenant à une toute autre catégorie, au cours l’été 1977, à New York, après cinq ans de vie dans le pays, je fis l’acquisition, dans une petite boutique de machines à écrire sur la 6e avenue, d’une Lettera 22, portable, en vue d’écrire (essais, traductions, un poème de temps à autre, etc.) en anglais pour une raison qui n’a que très peu à voir avec celles mentionnées plus haut. Mon unique objectif était de me rapprocher davantage encore de l’homme que je considérais comme l’intellectuel le plus important du XXe siècle : Wystan Hugh Auden. [5]»
Dans une biographie, intitulée Brodsky, a literary life, le poète, critique littéraire et essayiste russe, Lev Losev fait un habile tour d’horizon de l’existence de son compatriote :

« La vie de Brodsky fut fertile en événements extraordinaires. Il obtint la reconnaissance de deux immenses poètes Anna Akhmatova et W. H. Auden; il fut arrêté, jugé par un tribunal digne de Kafka, emprisonné, interné en hôpital psychiatrique, exilé à deux reprises; acclamé et célébré partout dans le monde; il fut frappé d’une maladie mortelle. Et malgré tout cela, l’événement central de son existence reste à ses yeux Marina (Marianna) Pavlovna Basmanova. Dans le poème de Pouchkine Le Prophète[6], un séraphin à six ailes descend du ciel et donne au poète la vue, l’oreille, la voix miraculeuses d’un prophète. Brodsky croyait que dans son cas, le don s’était concrétisé dans l’amour d’une seule et unique femme. [7]»

Marina Basmanova, incendie de sa jeunesse, fut la muse suprême. Pourtant son visage avait produit l’effet d’une « eau froide, cristalline [8]» sur Akhamatova et rappelait à Losev, « les portraits des damoiselles de la Renaissance[9] ».

« Marina était grande, sculpturale, avait le front haut, des traits doux et une chevelure d’un brun très sombre », selon le portrait dressé par Liudmila Shtern, dans un récit consacré à son ami de toujours, Brodsky, A personal memoir, qui confirmait que cette jeune femme avait « occupé une place immense dans la vie de Brodsky. Il n’a jamais aimé personne comme il a aimé Marina. Pendant de nombreuses années, son désir d’elle, inextinguible, l’a tourmenté. Elle était devenue son obsession, sa source d’inspiration ».

En 1962, à l’âge de 21 ans, le poète était tombé éperdument amoureux de cette artiste peintre de deux ans son aînée. Le couple vécut sa passion dans le tumulte et les tempêtes, une dizaine d’années durant, marquée par une première rupture en 1964, qui laissa Brodsky anéanti au point qu’il fit une tentative de suicide. Les amants se réconcilièrent, entre-temps était né leur fils Andréï, puis une deuxième séparation se produisit en 1968, mais ils se retrouvèrent une fois encore pour se séparer en 1972, et de façon définitive, à la faveur de l’exil.

« La liaison tourmentée puis la douloureuse rupture de Joseph Brodsky et Marina Basmanova fut le plus important et le plus tragique épisode de son existence[10] », affirmait également Liudmila Shtern dans son livre.

Des années après la fin de leur relation, Brodsky écrivit le poème Seven strophes[11] en 1981, sélectionné par l’Académie suédoise du prix Nobel :
  « […]
A ma droite, encore  toi,
à ma gauche, toi et ton soupir 
de houle, toute lovée dans ma spire,
brûlant  murmure à mon côté, c’était toi.
Dans la fenêtre de ténèbres, toi  
comme le tulle frémissant, c’était toi 
étendue dans mon sauvage repaire
une voix te hèle, t’espère.
J’avais presque perdu la vue. 
toi encore, apparue puis disparue,
tu me rendis la vision, sensationnelle,
Ascensionnelle.
[…] »
New Stanzas to Augusta : Poems to M.B, est un recueil de poèmes, composés entre 1962 et 1982, que Brodsky dédia à Marina, malgré dix années de rupture consommée, sa passion toujours vive exhibée à la face du monde.

Il avait lui-même désigné ces Nouvelles Stances comme pièce maîtresse de son œuvre. Brodsky disait que la vie d’un poète est identique à celle des oiseaux, sa biographie est « toute entière contenue dans son chant ».

A l’heure où les œuvres de Brodsky étaient encore bannies dans son pays, certains de ses poèmes circulaient malgré tout sous le manteau, sous forme de samizdat, ainsi que se désignaient les publications clandestines. Les recueils Nouvelles Stances et Vingt Sonnets à Marie Stuart composés en 1974, s’y propagèrent ensemble, dans leur version originale russe, en un seul et même samizdat.

Brodsky était polyvalent, mouvant, métalittéraire, sa poésie caractérisée par l’intertextualité.

« Quand tout est dit, tout dé- puis re-construit, quel genre de poème, de poésie est-ce là ? Partir du classique des classiques puis poursuivre en composant sur la richesse fondamentale que sous-tendent les intertextualités, à la fois traditionnelles et modernes. Son appréhension de Pouchkine par exemple repose sur une variété d’approches de ses aînés du XXe siècle : la désacralisation futuriste de Mayakovsky, le stoïcisme d’Akhmatova pour affronter l’humaine condition, la passion désespérée de Tsvetaeva et sa syntaxe chamboulée, Mandelstam et sa posture rebelle. Cependant le résultat de ce cocktail mêlant passion de dinosaure et cyrilliques, n’appartient indéniablement qu’à Brodsky. Ce n’est ni plus cynique ni moins sincère que le mélange de pornographie et de romanticisme de la Lolita de Nabokov[12] », relevait l’essayiste et professeur de littérature Alexander Zholkovsky, dans son essai Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History.

Remarquable en effet l’apport de l’intertextualité et de l’autobiographie à ses Vingt sonnets à Marie Stuart où surgissent au détour d’un vers Dante, Schiller, Pouchkine, Gogol, Akhmatova. Il convoque Mozart, ou Manet et tant d'autres artistes auxquels il adresse de subtils clins d'oeil. Le poète rend en outre un hommage appuyé à la beauté de Paris. 

Le recueil est né d’une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse qui afflua, pour en dessiner les grandes lignes, alors qu’il se retrouvait devant la statue de Marie Stuart en déambulant, seul, dans le jardin du Luxembourg, à Paris. C’était dans le courant de 1974, il vivait en exil depuis deux ans. Et soudain, tout remontait à la surface, dont son premier coup de foudre.

A huit ans, le petit Joseph Brodsky avait fait une expérience inattendue, indélébile. Il avait été fascinée par la découverte d’une icône à la fois du cinéma allemand et de l’Histoire médiévale, commune à la France, l’Ecosse et l’Angleterre. Le gosse s’était épris de Mary Stuart, reine d'Ecosse pathétique, vue dans un film de l’Allemagne nazie.

Brodsky, dans un essai intitulé Spoils of War, raconta cet épisode juvénile sur ce ton de dérision, entre autres traits d'esprit et d'humour caractéristiques, dont il usait volontiers :

« J’ai un point commun avec Adolf Hitler, Zarah Leander, le grand amour de ma jeunesse. Je ne l’ai vue qu’une seule et unique fois, dans ce qui était célèbre à l’époque sous le titre de Road to the Scaffold, une histoire de Mary, Reine des Ecossais. Je ne me rappelle absolument rien du film si ce n’est une scène dans laquelle la tête d’un jeune page reposait sur les merveilleux genoux de sa reine condamnée.[13] »

La maison d’édition Les Doigts dans la Prose a eu l’idée géniale et généreuse de présenter dans un même livre deux versions françaises des Vingt Sonnets à Marie Stuart, celle de Claude Ernoult et celle André Markowicz, plus les poèmes originaux en russe de Brodsky et la traduction anglaise de Peter France Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, révisée par l’auteur.

Au premier sonnet, le poète narre sa rencontre fortuite avec la statue de Marie Stuart, oscillant entre le tu d’une douce intimité et le vous dû à une reine, teintée dans la version de Claude Ernoult d’une passagère désinvolture alors que l’émotion due au choc et au reflux des souvenirs, et l’ampleur de sa portée résonnent d'une voix étreinte.
« Les Ecossais, vraiment étaient rustres, Marie,
Car dans leurs clans aux tartans quadrillés, pas un
N’aurait prévu que les écrans te donnent vie
Ni que de ta statue en orne les jardins.

Même le Luxembourg ! J’y fus à la sortie
d’un restaurant, avec les yeux d’un vieux bovin
promenant ça et là sa démarche ahurie
devant des trains tout neufs et les eaux des bassins.

Je Vous ai rencontrée, et, selon la romance
Qui redonne la vie à un cœur trop usé,
J’ai retrouvé mon souffle avec plus de puissance,
Et, suivant les canons classiques du sonnet,
Tout ce qui m’est resté du russe, mon langage,
Je le consacre à célébrer Votre visage. »
 En revanche, la version d’André Markowicz se révèle plus canaille et familière, sa voix est plus extravagante et coquine.
« Les Scots, sont rats, puisque radins.
Quel mac Callum kilté d’un cœur clanique
Eût dit que, star cinématographique,
Tu renaîtrais statue dans le jardin
Du Luxembourg où j’eus désir soudain
De digérer tout seul l’hommage orphique
Payé à ma caboche de bourrique,
Car Polymphème ne crie pas « putain ! » ?...
Que vis-je ? Vous, et vision divine,
Vous qui ressuscitâtes le passé
En l’âme éteinte, je vous ai tressé 
ce qui me reste d’une joie pouchkine,
Et mes sornettes rustres, bien mesquines,
Bruissent pour votre buste et taille fine. »
L’éditeur n’avait pas exagéré son propos en arguant que « la traduction n'est pas seulement une restitution plus ou moins heureuse d'un texte inaccessible, elle est surtout le moment où le traducteur invente une langue dans laquelle l'œuvre originelle vient se glisser pour exister tout entière là, nulle part ailleurs, loin du triste dépit trop souvent exprimé comme une fatalité, par le lecteur ignorant la langue d'origine, que le vin de la traduction est un vin coupé d'eau. Le texte que le lecteur a sous les yeux est un vin miraculeux. Ce qu'il lit en traduction est bien le texte original d'une œuvre qui n'existera jamais pour lui autrement, le seul texte sur lequel il devra compter pour s'enivrer de vin, d'amour et de poésie. Tout traducteur est appelé à se hisser au rang d'auteur pour accomplir cette transformation miraculeuse […] »

Au quatrième sonnet, alors qu’entre-temps les traits de Marina Basmanova se sont confondus avec ceux de Marie Stuart aux yeux du poète, il change sa reine en confidente et lui parle de cette femme de chair qu’il a follement aimée. Dans la langue de Claude Ernoult, le poète évoque cet amour avec délicatesse, bien que le souvenir ravive avec cruauté toute la douleur passée.
« La beauté dont je fus bien plus tard amoureux
Plus que tu n’as jamais aimé Bothwell, je pense,
m’avait frappé par quelques traits de ressemblance,
avec toi. J’y songe et chuchote : «  Mon dieu ! »

Nous n’avons pas non plus formé un couple heureux.
Elle a pris son manteau, elle a pris ses distances
Pour aller quelque part vivre son existence.
Une ligne fatale était devant mes yeux. 
[…] »
Fidèle au parti pris de s’éloigner davantage de l’original,- Baudelaire s'invite même dans un des sonnets où il n’avait rien à faire, a priori seulement - André Markovicz rend son Brodsky plus théâtral, shakespearien, à la douleur amère, gouailleuse, et à l’alcool mauvais sans doute, plein d’une agressivité qui affleure avec régularité.
« Une beauté qu’en mon plus tendre aage
j’aimais plus fort que tu aimas Bothwell
te ressemblait – de l’extérieur (« Oh Ciel ! »
en me ramentevant son doux visage 
dis-je instinctivement). Ce fut la rage et
la douleur.  – (Et toi, c’était du miel ?)
Elle eut un mackintosch et prit le large,
Et longuement repu de démentiel,
J’abandonnai mon lare aborigène.
[…] »
Dans cet ouvrage passionnant, l’intertextualité de Brodsky est en conséquence poussée à l’extrême des langues, se mêlant à celle même des traducteurs et se goûte en quatre manières magistrales, portées par quatre voix bien distinctes pour ne restituer que celle du grand poète russe. Singulièrement, il est presque permis d’entendre son chant en canon multilingue.

Au milieu du chœur, sur le mode de la parodie, le pastiche de quelques vers du célèbre poème de Pouchkine « Je vous aimais… [14]» se reconnaît dans le sixième sonnet et prête à sourire, dans la version anglaise de Peter France comme dans la française d’André Markovicz. Se déguste donc ici tout l’esprit des poètes-traducteurs qui n'auront finalement pas tant trahi celui de Brodsky:
” I loved you. And my love of you (it’s seems,
it’s only pain) still stabs me through the brains.
The whole thing’s shattered into smithereens.
I tried to shoot myself, using a gun
Is not that simple. And the temples : which one,
The right or the left ? Reflection, not the twitching,
Kept from acting […][15] ”

«“Je vous aimais, et cet amour…” (peut-être
un mal au crâne) embrouille mon cerveau.
tout s’est carapaté par monts et vaux.
j’ai pris un pistolet, mais disparaître
Pose un terrible dilemme temporel :
il faut tirer à droite ? 
à gauche ?...L’on s’empêtre
A réfléchir. »
[1] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus 
[2] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[3]  In Brodsky, A literary life, Lev Losev, Yale University, 2011
[4] In Less Than One, selected essays, Penguin modern classics, 1986
[5] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[6] « Mon corps gisait, mort, au désert
Lorsque la voix de Dieu me lança son appel :
Prophète, lève-toi, sache voir et entendre
Et, tout rempli de mon vouloir,
Parcours les terres et les mers,
Brûlant les cœurs au feu de ma Parole. »
Derniers vers du poème d’Alexandre Pouchkine écrit en 1826. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[7] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[8] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[9] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[10] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[11] It was you, on my right,
on my left, with your heated
sighs, who molded my helix,
whispering at my side.
It was you by that black
window's trembling tulle pattern
who laid in my raw cavern
a voice calling you back.
I was practically blind.
You, appearing, then hiding,
gave me my sight and heightened
it. In Collected Poems in  English, Joseph Brodsky, Farrar, Straus and Giroux, 2000, Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[12] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[13] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus. In Spoils of War, in  On Grief  and Reason : Essays, Penguin Mondern Classics, 2011
[14] « Je vous aimais: il se peut que l’amour
ne soit pas pleinement consumé dans mon âme ;
qu’à tout le moins, il ne vous pèse en rien ;
je n’entends pas vous causer de chagrin. […]» - Alexandre Pouchkine, 1829. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[15] “ I loved you [once]; love still, perhaps,
In my soul is extinguished not completely;
But let it not disturb you any more;
I do not want to sadden you by anything […]” – Alexander Pushkin, 1829. In Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History, Alexander Zholkovsky, Standford University Press, 1994


Vingt Sonnets à Marie Stuart, Joseph Brodsky, trad. Claude Ernoult et André Markowicz, Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, trad. Peter France (Ed. Les Doigts dans la Prose)

lundi 12 mai 2014

James: Le trou noir de l'ivresse rimbaldienne

Arthur Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871 (c) Etienne Carjat
« Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense.- Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » 

Arthur Rimbaud écrivit ces mots, ayant fait couler tant d’encre et animé tant d’esprits, à son ami et professeur Georges Izambard, le 13 mai 1871. Il n’avait pas encore dix-sept ans, et sa première lettre au poète Paul Verlaine restait à écrire.

Deux jours plus tard, il persistait et signait une lettre du même tonneau adressée cette fois au poète Paul Demeny.

A la lecture de Rimbaud à Java/le voyage perdu, que l’on doit au critique et écrivain américain Jamie James, il est plus que jamais tentant de fonder sur ce manifeste toute la suite du destin du jeune poète y compris son engagement signé en 1876 pour cinq ans dans l’armée néerlandaise coloniale.

De fait, Jamie James y songea aussi, soulignant justement que « si les Lettres du voyant nous touchent au premier abord, c’est parce qu’elles soutiennent avec véhémence que le dérèglement des sens et la souffrance sont des aspects essentiels  du voyage de l’artiste. Mais leur force indéniable ne tient-elle pas au fait que le voyage y est plus important que la destination ? Ce qu’il faut c’est parvenir à l’inconnu, et non pas forcément l’exprimer ».

La jeune sœur de Rimbaud venait de mourir en décembre 1875. Vitalie avait à peine dix-sept ans. Aux funérailles, les proches eurent la surprise de découvrir le jeune homme chauve. Il s’était rasé le crâne. Jamie James n'a pas exclu qu'il ait voulu exprimer son chagrin de la sorte.

C'est en effet un acte radical, tout à fait rimbaldien, hautement signifiant. Se raser la tête n’est pas un geste anodin. Rimbaud disait quelque chose qui allait au-delà du chagrin. Il savait sans nul doute que la vue de son visage dépouillé de sa chevelure provoquerait un choc, un malaise, que son image ainsi débarrassée des épis de l’enfance indisciplinée, serait parée d’une dureté nouvelle, d’un masque adulte provocant et marquerait ainsi durablement les esprits.  

Il disait à la face du monde que tout était changé désormais, qu’il était bien un autre. Un Rimbaud inconnu, déterminé à s’encrapuler coûte que coûte, était né.

La rupture de sa liaison tapageuse avec Verlaine, dont il venait de recevoir une ultime lettre, était bel et bien consommée. Et bientôt, il n’écrirait plus ni littérature, ni poésie.

A l’aulne de la célébrissime et emblématique devise de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », Jamie James se demanda s’il y avait « dans l'œuvre de Rimbaud accomplissement plus moderne que cette fuite abrupte et sans remords, loin de la littérature ? Et les expériences les plus innovantes en matière d'écriture que le siècle dernier nous ait données ne sont-elles pas ravalées au rang de vains gribouillages, en comparaison de ce geste d'une infinie pureté ? »

De Rimbaud, il ne sera plus rien publié jusqu’aux Illuminations en 1886, composées vraisemblablement entre 1872 et 1875.

Six mois après le décès de sa cadette Vitalie donc, Rimbaud avait gagné le port hollandais de Harderwijk, et embarquait le 10 juin 1876 à bord du bateau à vapeur Prins van Oranje pour les Indes néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Direction Java.

« Au lieu de prendre la soutane, il prit l’uniforme du soldat hollandais : c’était la même chose », ironisa son vieux copain Ernest Delahaye qui tint longtemps la gazette des aventures de Rimbaud le Marin qu’il commentait avec Germain Nouveau et Paul Verlaine. Il avait fini par s’imposer, non sans un certain opportunisme, comme l’« ami professionnel du grand homme ».

Seulement voilà, de Rimbaud en 1876, de son arrivée à Java jusqu’à son retour en décembre à Charleville, Delahaye ne sut que dire, nul ne le pouvait, lui ni personne ne sut rien, personne ne sait rien, à l'exception de quelques maigres indices glanés par les rimbaldiens les plus entêtés, les plus obsédés, parmi lesquels Jamie James. 

C'est heureux. Car de cette page blanche dans la vie de Rimbaud, Jamie James a su tirer un récit passionnant, digne d’un roman presque noir, et l’on oublie l'essai. Happé par le mystère du poète, on se laisse ravir par le plaisir de la quête, de la traque même, au point que l’on devine, avant que l'auteur ne le confesse lui-même, que sa passion était si forte qu'il fut un temps tenté d’inventer l’aventure javanaise du grand poète, de combler ce grand vide de quatre mois lui-même. 

Il avait bien caressé l’idée de faire de Rimbaud son héros. Il aurait sans doute ressemblé à Marlow, en hommage à Joseph Conrad dont il cita d’ailleurs quelques superbes lignes, extraites de l’époustouflant Jeunesse. Il s'était ravisé, conscient de l'extrême défi que représentait une telle entreprise.
« Une perspective me terrorisait tout particulièrement : faire parler Arthur Rimbaud. Il est probable qu’il commandait son café au comptoir comme vous et moi. Mais qui sait ? Peut-être arrivait-il à faire d’une situation aussi banale un véritable petit événement […] J’en suis donc venu à la conclusion suivante : ce Rimbaud javanais pouvait vivre les aventures les plus mirifiques qui soient, l’auteur qui oserait les imaginer serait toujours dans le faux. C’était pure et folle vanité de ma part que de vouloir réinventer les faits et gestes d’un artiste aussi totalement original, aussi incroyablement imprévisible, en un lieu qui lui était, de surcroît, parfaitement étranger. »
Rimbaud était déjà suffisamment fantasmé et difficile à cerner comme ça, il paraissait inutile et fort périlleux de brouiller davantage la donne, sachant qu'« entre ces deux axiomes  - « il est impossible de définir avec certitude l’itinéraire que parcourut Rimbaud de Java à Charleville en 1876 » et « Il est impossible de savoir ce que signifie vraiment Le Bateau ivre » -  il n’y a pas grande différence. »

Parmi les infimes traces du périple du poète, une fiche fut retrouvée dans les archives militaires hollandaises dressant un portrait d'une insipidité sans surprise de « Jean Nicolas Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1854 à Charleville, fils de Frédéric Rimbaud et de Marie Catherine Vitalie Cuif. Visage : ovale. Front : ordinaire. Yeux : bleus. Nez : ordinaire. Bouche : idem. Menton : rond. Cheveux : bruns. Sourcils : idem. Signes distinctifs : aucun. Taille : 1,77 m. »

On apprend au moins, grâce à l’administration hollandaise, que le jeune homme avait laissé repousser sa tignasse. Jamie James, qui fit preuve d’un humour, savamment dosé, presque britannique, tout au long de ses pages, ne sut résister dans la foulée à rappeler l’évocation de Rimbaud par Verlaine, à jamais amoureuxdans Les Poètes maudits (1884) :
 « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant.»
Paul Verlaine  en 1883 (c) Alecide Allevy
 Il est vrai que sous la plume du poète saturnien, Arthur redevenait cet être inoubliable et fascinant. L'homme aux semelles de vent, le mythe incarné avant l'heure, devait enfin tailler la route.
« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »
D'Une saison en enfer (1873),  ces vers devenaient réalité, le bois s’éveillait en violon, le cuivre en clairon, le poète en soldat.

Après près de deux mois de croisière, sans doute guère confortable, le navire qui charriait Rimbaud accostait le 22 juillet 1876, à Batavia -, Jakarta de nos jours,- dans une Indonésie d’époque que Jamie James dessina en virtuose, fort de solides recherches historiques, documents, cartes, témoignages textuels et photographiques à l’appui.

Ses pages sentent les épices et les encens. Des nuées d’indigènes en sarong, aux peaux mates se devinent fourmillant dans la moiteur tropicale, entre les villas coloniales cernées de jungles et de blancs aux commandes avant de parvenir bientôt dans un camp de baraques militaires, accroché au volcan ensommeillé Merbabu, où s’est installé le bataillon de Rimbaud, à Salatiga, à six-cent mètres d’altitude, au-dessus des rizières.

Le poète de Démocratie, soldat dans les rangs d'une armée coloniale, posait les yeux sur l'autre bout du monde, s’ouvrait « aux pays poivrés et détrempés ».

Le 14 août 1876, Arthur Rimbaud répondait encore présent à l’appel. Le 15, il avait disparu. L’oiseau rare, d’enfer et de paradis, homme ivre de liberté, s’était envolé. Le poète, après s’être réveillé soldat, avait préféré le destin de déserteur et, au péril de sa vie, s’était fait la malle avec brio. 

Manifestement, la vie de soldat ne lui convenait guère, mais l'on peine à croire qu'il en avait été dupe, il devait bien le savoir avant de s’engager. Certains ont même émis l'hypothèse qu'il s'était enrôlé dans un moment de grande ivresse. Il est plus simple aussi de supposer que la désertion avait été préméditée, qu'elle avait été décidée en même temps qu’il s'engageait. Minutieusement préparée sans doute, son évasion fut couronnée du plus excellent des succès, l'invisibilité. C'était le risque à courir pour s'en aller vers l'inconnu. Pour Jamie James :
« On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l'art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c'est le paradoxe. »
Ainsi débutait l’énigme la plus profonde de son existence. Rimbaud, brillant par l'absence, ne laissa plus nulle trace derrière lui, nulle part, jusqu’au 31 décembre 1876, jour où il serait reparu comme d'un coup de baguette magique, à Charleville, à en croire le témoignage de sa sœur Isabelle. Abracadabra, Arthur est là.

Qu’a-t-il fait, connu, comment a-t-il vécu pendant ces quatre mois ? Par quelles routes est-il passé, où s'est -il aventuré, pourquoi est-il rentré ? Rimbaud, qui semble n’avoir jamais livré ni un mot ni une page à personne sur ce voyage, créait ainsi, en gardant  résolument le silence, l’une des plus intrigantes énigmes de la littérature. 

Le mystère reste aujourd’hui aussi épais qu’au 15 août de cette année charnière, malgré des bataillons de chercheurs en tout genre qui y ont consacré leur propre existence et y investissent encore de formidables énergies. De découvertes en recoupements, puis en rebondissements, une foule d’hypothèses a ainsi vu le jour que Jamie James détaille à merveille. Un régal aussi exaltant qu’un roman.

Rimbaud est traqué sur tous les bateaux de la planète, on croit le retrouver marin sur le Wandering Chief, on lui découvre le faux nom d’Edwin Holmes. Tout est possible mais rien n'est moins certain et à vrai dire, Jamie James s’en moque un peu, lui, de l’horaire de son bateau, de la date de son retour à Charleville. La découverte de tels éléments ne motivaient guère ses propres travaux, ils n'excitaient pas sa quête. Il aurait aimé par-dessus tout dénicher des cahiers ou des notes, se repaître de vers et de lignes de Rimbaud qu’il aurait écrits là-bas, à Java en 1876, se délecter des mots nés de ces quelques mois d’errance tropicale et que nul autre que lui aurait su inventer.
« Nous sommes à jamais privés de ce que nous aurions tant aimé lire : Java par le regard du poète, à moins que l’on ne retrouve par hasard les journaux perdus de son voyage. »
Cette perspective aux probabilités réduites reste le seul espoir auquel rien n’empêche les fanatiques de s’accrocher. La fascination que la poésie de Rimbaud, sa vie d'homme et de poète, inspirent depuis tout ce temps, réside dans tout ce qui échappe, tout ce que renferme le trou noir de l’ivresse rimbaldienne.

Jamie James, pour qui  « cet énigmatique abandon lance à la postérité le plus intrigant des défis », a excellé à démontrer que l'empreinte mystérieuse de son verbe, doublée de sa fulgurante apparition - qui n'est pas sans rappeler celles d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, au destin toutefois bien distinct – toutes auréolées de secrets et de paradoxes fondent l'extraordinaire passion de l’œuvre et son auteur. 

Rimbaud fait figure d'un ange qui se serait coupé les ailes. Dans son renoncement, se loge quelque chose de l'ordre de la mutilation insupportable, de l'affirmation d'une impossibilité effroyable, du paradis à jamais perdu. Le poète en choisissant de se taire dit quelque chose que le monde ne sait ou ne veut entendre. Quelques poignées à peine en éprouvent, peut-être, une insondable et douloureuse tristesse, un vertige au-dessus du vide.

Rimbaud à Java, Le voyage perdu, Jamie James, traduction de Anne-Sylvie Hommassel (Ed. du Sonneur)

vendredi 31 mai 2013

Michaux, un barbare au Japon, mal repenti

Masque ancien de Nô – Kyôto (c) Zoé Balthus

« ”C’est parce que nous sommes au Paradis que tout dans ce monde nous fait mal. Hors du Paradis, rien ne gêne, car rien ne compte.”
Je souhaiterais me trouver excusé par cette parole charmante de Kômachi, la poétesse japonaise, d’avoir eu de mauvaises impressions du Japon. » 
Henri Michaux, en mai 1984, se repent à l’occasion d’une nouvelle édition d’Un Barbare en Asie,- son recueil d’impressions sur quelques pays asiatiques qu’il avait visités des années auparavant,- et c’est heureux. Mais pas suffisant. Le titre « un beauf en Asie » lui siérait davantage aujourd'hui.

Sa lecture déçoit tout admirateur de Michaux, s'il est amoureux et connaisseur de ces contrées de surcroît, et l’on souffre la honte à l’idée que des amis japonais en prennent connaissance. Toutefois, comme par son titre, il se qualifiait lui-même fort justement de barbare, on aurait voulu croire qu’il s’agissait en réalité d’une critique déguisée de tant de jeunes blancs-becs, encore empreints de l’esprit colonial, qui s’aventuraient sur ces terres lointaines, toisant les populations autochtones de toute leur ridicule hauteur occidentale doublée d’une effroyable ignorance. Il n’en était rien. Michaux était lui-même un de ceux-là. 

«Je relis ce barbare avec gêne, avec stupéfaction par endroits. Un demi-siècle a passé et le portrait est méconnaissable »,  admettra donc Henri Michaux, sans pour autant reconnaître qu’il était tout simplement prétentieux de s’atteler à une telle tâche au retour d’un séjour sans doute bref, quand des années de vie et d’études sous ces latitudes suffisent à peine à comprendre tant de diversités culturelles. Du reste, le portrait qu'il dresse du Japon est surtout remarquable d'ineptie.

Ses mots, d’une dureté qui confine à la bêtise, écharpent tout, de la population à l’art en passant par la nature elle-même. 
« Les bambous japonais : de tristes épuisés, gris et sans chlorophylle, dont Ceylan ne voudrait pas pour roseaux.» 
Les bras en tombent. 

Le barbare, manifestement, ne s’est pas donné la peine d’étudier un peu avant de partir, de lire les splendides récits de voyage de ses aînés qui l’auraient sans doute aidé à penser mieux et surtout à appréhender les autres à l’autre bout du monde, avec davantage d’humilité et de respect.

Et de rire pour ne pas pleurer, à la lecture de ce compte-rendu stupide qui court sur plusieurs pages, d’une pièce d'art dramatique, Nô ou Kabuki, à laquelle il a pu assister :
« Aucun acteur au monde n’est aussi braillard que le Japonais avec un résultat aussi maigre. Il ne dit pas sa langue, il la miaule, et brame, barrit, brait, hennit, gesticule comme un possédé et malgré ça, je ne le crois pas.» 
Mais comment peut-il tenir un propos aussi affligeant, par quel miracle y comprendrait-il quoi qu’il en soit ?

Plus loin, l’insulte au théâtre traditionnel nippon se poursuit sans vergogne. 
« […] les pauvres personnages, victimes, et êtres subalternes, mais avec, comme il se doit, de grands airs de matamores, un courage particulièrement décoratif, et un tel manque de variantes qu’on comprend que dans les Nô on leur mette un masque et qu’à Osaka ce sont de simples marionnettes en bois grandeur nature qui jouent.»
Bref, de ce Michaux-là, on se passe aisément. On invite plutôt à lire les pages érudites et merveilleuses du recueil L’Oiseau noir dans le soleil levant (1923) du grand poète, penseur et admirable voyageur que fût Paul Claudel.

Si on ne le savait déjà, on apprendra alors, entre mille autres précieuses choses, que Bounrakou « est le nom du théâtre de marionnettes d’Osaka, d’où est sorti le drame moderne, dit Kabuki.» 

Et de ces deux lignes seulement, il s’agit de mesurer l’abîme qui sépare les deux voyageurs. Michaux assistait peut-être même à une pièce de Kabuki en la prenant pour du Nô.

Aux yeux de Claudel, « le surnaturel au Japon n’est donc nullement autre chose que la nature, il est littéralement la surnature, cette région d’authenticité supérieure où le fait brut est transféré dans le domaine de la signification. Il n’en contredit pas les lois, il en souligne le mystère ».

Ici, c'est le Japon de Claudel que nous avons en partage, ce Japon envoûtant que nous avons découvert en voyage.  Avec lui, nous le reconnaissons.  

L’Oiseau noir dans le soleil levant, in Connaissance de l’Est, Paul Claudel (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)
Un Barbare en Asie, Henri Michaux (Ed. Gallimard, L’Imaginaire)

dimanche 31 mars 2013

Bianu & Velter: Manifeste d'un duo pyromane

Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus


Non pas mettre le feu, non pas tout brûler, non pas tout réduire en cendres, non. Prendre feu n’est pas une injonction de mort, il ne s’agit pas d’autodestruction, il ne s’agit pas d’une promesse d’enfer, bien au contraire.

C’est un dessein de vie, de création, un manifeste élaboré à quatre mains, celles de Zéno Bianu et André Velter, quitte à semer « la panique au paradis ». Pour le meilleur. Ils appellent à l'invention d’« une langue ondoyante et directe qui tienne de l’ange et du franc-tireur. »

Les deux poètes plaident en faveur du feu qui les anime, en faveur d’un souffle sur les braises de beauté. Beauté de l’origine qui brûle en chacun et que menace le monde comme il va, emmené par ceux qui en redoutent les flammes, qui n’ont de cesse de circonscrire l’incendie du verbe, de l’étouffer, d’ériger au-devant de sa lumière et sa chaleur des contre-feux affreux.

« Est-ce que cela chante ? Ce pourrait être, oui, la seule vraie question, avance le couple de poètes. Devant toute chose, devant tout être : est-ce que cela chante, impose une magnitude, est-ce que cela flamboie, s’accorde au feu central ? Car un feu persiste toujours, hors de la sphère du temps. Un feu si absolument, parfaitement feu qu’il devient la matrice du verbe, le berceau du geste, la clé de l’être. Un feu d’amour philosophe. Pour ne plus se cramponner. Pour renouer, remettre en lumière. Rencontrer ce qui n’a ni début ni fin.» 

Prendre feu, s’enflammer, se consumer soi-même, laisser crépiter les étincelles vitales, éblouissantes, éclairer notre obscurité, réchauffer notre froid intérieurs.

« Qui va là sinon le meilleur de nous-mêmes ? », interroge le duo pyromane, appelant à l’ignition, à l’immolation par le feu orphique brûlant de promesses d’avancées transcendantes, exaltantes pour le meilleur de nous-mêmes. Aux antipodes exacts des visées terroristes de tout poil, Zéno Bianu et André Velter entendent poursuivre la route que d’autres ont ouverte avant eux, et rassembler en chemin autour d’une promesse de grand voyage céleste, « la marche ne peut être qu’ascendante. »

« Il est temps, toujours temps, de reprendre l’ascension du sommet central de l’intérieur de tout », prêchent-ils avec ferveur. 
« Nous avançons sous la paupière du cyclone et saluons tous ceux qui ont mis leur destinée en jeu, ceux qui ont brûlé pour nous, afin que nous puissions y voir un peu plus clair, en tout cas plus intensément, dans le grand puzzle de l’existence. Ceux dont la danse à la fois sereine et consumante nous a révélé l’intensité explosive de la création.» 
Série Le Chant du crépuscule  - Monopoli (2013) Zoé Balthus
Honnis des fabricants de bombes, artisanales et industrielles, ceux-là qui ont sauvé et entretenu le feu majestueux à travers les temps forment une merveilleuse compagnie et les deux poètes se savent investis du devoir d’en épouser le combat fertile, d’alimenter le brasier incandescent au grand jour. 
« Il y a cette liberté belle qui fulgure soudain, étincelante. Il y a ce feu de beauté violente qui parachève tout grand œuvre - pour mieux déployer, fût-il orageux, notre ciel intérieur.»
 Ils ne polluent pas, ils n’empoisonnent ni les airs, ni les eaux, ils ne violent pas, ils ne volent pas, ils ne torturent pas, ils ne tuent pas. Ils contemplent, ils admirent, ils protègent, ils aiment, ils vénèrent la création. 
« Dans ce très-haut de l’espace du dedans rien n’apparaît sans issue.»  
Les obscurantistes les redoutent, les bâillonnent, les emprisonnent, les assassinent. 
« Ce camp d’en face [...] usant de sa pesante suprématie, voudrait nous étouffer dans son oeuf, son cocon, son nid de consommation et d’ennui.» 
Le beau rêve orphique comme les Filles de feu les font trembler. De fait, « c’est une tempête qui se lève dans le golfe de nos os, et nous gageons que ce grand vent destructeur n’a rien d’une métaphore. Il est. Il crée. Nous sentons ce vent, toujours le même, ce vent accordé à la pulpe du monde, car jamais il ne sommeille, ce grand vent de nuit bleue depuis la nuit des âges, ce vent qui soulève Zarathoustra hors de lui-même. Qui, d’un seul emportement, lui fait voir la vie comme une légende. Il est cinq heures du soir pour l’éternité. » 

Cinq heures du soir, la chair du monde se pare lentement de sa robe lunaire. 
« C’est l’heure où Van Gogh aiguise méthodiquement ses nerfs,  il s’en va peindre son Paysage au lever de la lune. »
C’est l’heure d’angoisse des fous et du chant des poètes. Le temps du « départ dans l’affection et le bruit neufs ! », qui s’illumine dans les mots de Rimbaud. L'heure d'écoute des blessures du grand foudroyé de Rodez.
« L’instant fatal qui, par la grâce d’un seul poème de Federico Garcia Lorca, n’a pas sombré dans l’oubli, tout en léguant cette trace de sable et de sang où se lève la plus vive de nos vies. »
Le loup des steppes n’a pas encore hurlé, se laisse confondre avec le chien errant qui cherche un abri où s’assoupir en paix. 
« Cinq heures du soir - au centre de la vie. Ni midi ni minuit, c’est la vraie ligne de faille. L’air est constellé d’étincelles souples et impérieuses. Une autre lucidité vient nous iriser, à la fois stellaire et terrestre.»
Ce sont les minutes du mystère de toujours qui « s’offre comme une révélation, un chemin étoilé à sillonner sans retenue, un chaos ordonné dont le foisonnement émerveille. Pour rien au monde, celui qui avance en ces parages ne reculerait devant le sublime.»  
Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus

C’est une rivière de lave dont il est proposé de remonter le cours, du Coeur des ténèbres aux Ceneri di Gramsci.
« A las cincos de la tarde, est décidemment du temps béni pour les pyromanes de l’esprit.»
Prendre feu, c’est une voix qui résonne de l’ode du crépuscule, une parole qui souffle sur notre poussière. « Cinq heures du soir ou la fin des finitudes. L’oubli de la mort dans la vie. Le verbe à vif », assurent nos langues de feu qui invitent au voyage à Cythère

C‘est le vent d’éternité, la symphonie de l’infini, la polyphonie de tous les crépitements du cosmos. 
« Nous cherchons un rythme obstinément, un rythme pour habiter entièrement la vie. Un rythme tendre, sauvage, dense et volubile pour nous ouvrir aux confins de la terre et des ciels ».
A l’instar d’un Chet Baker, Icare du Jazz qui nous est cher, suivre « le parcours du souffle, à la manière d’un précipité chimique qui transforme tout, avec une brusquerie suave, mais de bas en haut. Du ventre jusqu’aux lèvres, du torse jusqu’aux dents, du sexe jusqu’aux étoiles. Une telle assomption intervient à la fois sur le mode de la ferveur et sur celui du détachement. Verticalité joyeuse, écart de plus en plus radicale, abord d’une zone mentale, physique, spirituelle, à la réalité si tangible qu’elle nous veut hors d’atteinte.»

 C’est l’enchantement du monde en renaissance, le duende d'Orphée.
« Si l’on perd la mélodie, on étouffe, on se racornit, on met une sourdine à sa propre vie. Le juste tempo, le tempo du vivant - ces moments de grâce où l’on glisse vers des lenteurs obliques, où l’on se faufile entre les gouttes de l’adversité, où l’on se tient en état de partance.»
Etre dans l’instant du rayon qui éblouit le regard à travers la vitre, comme le papillon jaune danse autour de la fleur bleue au printemps.
« Cette possibilité, trop rare, d’être grave avec joie, cette manière de profondeur désopilante.[...] Quelque chose qui pense, chante et rit à la fois. Quelque chose qui aime.»
C’est la mélancolie du paradis perdu que l’on a de cesse de vouloir regagner. 
« Il nous revient, par un nouvel aplomb, de susciter comme surgissement de l’être un verbe vertical et, à tout le moins, de suivre l’injonction chaque jour plus provocante de Michel Leiris, en introduisant ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans toute proposition poétique.» 
C’est une invitation au Pays des merveilles à l’heure du thé, à passer « de l’autre côté. A toujours. Là où l’on se reconnaît entre frères du vivant - dans une intensité persévérante.»

Les poètes revendiquent leur valeureuse obstination, leur fidélité éternelle à ce qu'ils nomment « la goutte de feu rimbaldienne. » 

Prendre feu, Zéno Bianu et André Velter (Ed. Gallimard, Nrf)