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mercredi 16 juillet 2014

Bacon et les métamorphoses de l’image

Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin
Ce texte a été publié pour la première fois en janvier 2011 dans le numéro 1 de A La Dérive,  revue en ligne fondée par Alain Giorgetti

Le peintre irlandais Francis Bacon n’aimait pas les paysages. Ils ne l’intéressaient pas. Les images qui seules savaient captiver son attention parlaient toutes de la figure, sa principale préoccupation. Figure en anglais, outre le chiffre, signifie à la fois la forme, la silhouette, l’apparence, le personnage, la personnalité, l’être, mais aussi l’image, la statue, la représentation, la métaphore, la figure de rhétorique ; l’origine latine du mot figura désignait aussi les choses façonnées. Qu’il s’agisse de portraits ou d’attitudes capturées dans l’instant, par la peinture, la sculpture ou la photographie, aux yeux de Bacon l’essentiel était  « toujours de parvenir à ce qui ne cesse de se transformer », de pouvoir envisager les métamorphoses de la figure au détour des siennes mêmes qu’elles stimulaient.
« Ce n'est pas tant l'image qui compte que ce que vous en faites et ce que certaines images aussi produisent comme effets sur d'autres images, je crois que chaque image, chaque chose qu'on voit, change notre façon de voir les autres choses. Il y a un effet de changement permanent qui se produit en moi, certaines images, et peut-être même tout ce que je vois, peuvent modifier imperceptiblement tout le reste. Il y a une sorte d'influence de l'image sur l'image. C'est très mystérieux, mais je suis sûr que cela se produit. »
Le peintre peignait l’écho de son monde intérieur auquel il restait profondément attentif. Il n’a jamais eu la prétention de livrer un quelconque message métaphysique, universel. Non. Il avait eu à cœur de s’exprimer en tête-à-tête avec lui-même, inépuisable source de peinture, sans se préoccuper de ce que le reste du monde pouvait éventuellement en attendre.

« Je fais de la peinture pour moi-même », insistait-il, « c'est un hasard si ce que je fais intéresse les autres. Je suis très heureux que ça puisse arriver bien sûr. Mais je crois qu'on ne sait jamais ce qui va intéresser les autres, moi, je ne peux pas le prévoir, ce n'est pas du tout par rapport à cela que je travaille ! »

Il avait raison. Nous ignorons tout de la portée de nos actes, la puissance de leurs impacts, des destins qu’ils fomentent. Ainsi, à plusieurs siècles de là, Velasquez peignait le portrait du pape Innocent X sans soupçonner une seule seconde que sa peinture encore toute fraîche puisse porter potentiellement en elle plusieurs œuvres maîtresses d’un peintre qui n’était pas encore né et que sa toile deviendrait pour lui une véritable obsession.
« J'ai été hanté par cette œuvre, par les reproductions que j'en ai vues. C'est un portrait tellement extraordinaire. Alors j'ai voulu faire quelque chose à partir de là [...] j'ai été bouleversé par cette toile, et j'ai été comme poussé  à réaliser ce que j'ai fait. J'avais ressenti une grande excitation devant cette image. Malheureusement je ne suis pas parvenu à un résultat satisfaisant. »
Mais sans la découverte de la peinture de Pablo Picasso, Francis Bacon serait-il devenu peintre ou du moins le peintre que nous connaissons ? Il n’aurait su le dire lui-même sans se tromper. En revanche, il était certain que son rapport au monde en avait été modifié à jamais. 
« Des images font éclater l'ancien cadre et rien alors n'est plus comme avant. »
Les tableaux de Picasso l’avaient envoûté, avaient œuvré à sa profonde métamorphose.                     
« Certaines œuvres de Picasso n'ont pas seulement débloqué des images pour moi, mais aussi des façons de penser, et  même des façons  de se comporter. Cela s'est produit rarement, mais cela m'est arrivé. Ca cassait quelque chose en moi, vous comprenez, mais pour que quelque chose d'autre apparaisse. » 
La peinture était le langage qu’il avait instinctivement reconnu sien pour crier toute la profondeur de son désespoir sur la toile, plantée au beau milieu de son « tas de compost », dans le silence et la solitude de son atelier londonien, dont la sonnette ne fonctionna jamais. A dessein.

Selon Michel Archimbaud, Bacon était parvenu « à donner forme à ce manque d'être dont il était fait. A la déliquescence, à ce qui se vide, s'effondre, s'altère, se putréfie, ne cesse de saigner, de suinter, de souffrir, il opposa la contrainte du cadre, la rigueur de l'expression, l'obstination du désespoir. Il ne chercha pas à édulcorer, à atténuer, il fit front, plongea au plus profond et de sa plongée rapporta des abysses des monstres effrayants, des espèces dont on soupçonnait l'existence, mais que personne avant lui n'avait jamais encore révélées. »


Study for the Nurse in the Battleship Potemkin - 1957 - Francis Bacon
Certaines images du cinéma ont eu également un rôle à jouer dans son art, dont celles du Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein qui fut pour lui un choc. Sa célèbre scène du landau dévalant les escaliers alors que la nourrice à l’œil crevé d’un coup de sabre derrière ses lunettes, pousse un cri d’horreur de toute sa bouche muette le marqua à tout jamais. Cette bouche, ce cri d'horreur silencieux se retrouveront sur les traits de son Etude d’après le portrait du pape Innocent X par Velasquez (1953) métamorphosant résolument la pause de sérénité quasi céleste du portrait original, en extraordinaire épouvante plastique.

« J’ai toujours été très ému par les mouvements et la forme de la bouche et des dents. J’aime, pourrait-on dire, le luisant et la couleur de la bouche. J’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil. Mais je n’ai jamais réussi », avait-il confié à David Sylvester.

D’autres bouches ont fasciné le peintre - comme celle de la mère hurlant dans Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin ou celle du Christ dans le retable de la Crucifixion de Grünwald - lui ayant inspiré les nombreux cris dont son œuvre est jalonnée.

« Je veux peindre le cri, plutôt que l’horreur » qui l'inspire, affirmait-il. Il s’agissait alors pour lui, qui se qualifiait volontiers d’« optimiste désespéré », de se concentrer davantage sur la métamorphose des traits produite par le spectacle de l’horreur, sur la transfiguration de l’être par le drame, puisque le cri, le hurlement le porte déjà en soi tout entier, en témoigne avec éloquence, l’affirme en même temps qu’il le rejette, le dénonce, lutte contre son ignominie, contre la menace de perte et de mort.

La photographie aussi le subjuguait, mais Bacon ne la respectait pourtant pas en tant qu’art, elle était surtout devenue un outil à part entière de sa machinerie technique. Il avait, par exemple, acquis à Paris un livre scientifique sur les maladies de la bouche qu’il avait étudié et qui l’avait « énormément intéressé ».
« On ne sait jamais d'ailleurs ce qu'une image produit en vous. Elles entrent dans le cerveau, et puis après on ne sait pas comment c'est assimilé, digéré. Elles sont transformées, on ne sait pas comment. »
La photo était indispensable à sa méthode de travail au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne et de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle des sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes. Les images photographiques servaient, disait-il, d« aide-mémoire » lui permettant de « préciser certains traits, certains détails.»

Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture. « N’oubliez pas que je vois tout » avait souligné Bacon auprès de Sylvester.

Lors d’une conférence que ce dernier consacra au peintre en 2001, le critique d’art avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait mieux à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle.

La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté l’essentielle conversion, et lui permettait bien de percevoir « plus immédiatement la réalité ».

« C'est en regardant que l'on apprend. C'est cela qu'il faut faire », affirmait Bacon.

Il avait longuement analysé des reproductions photographiques d’œuvres de Rembrandt, Chardin, Degas, Soutine, Michel-Ange qui recouvraient, en même temps qu’une épaisse couche de peinture, les murs de l’atelier au sol jonché de magazines, de livres et d’images. Y étaient également accrochées des séries photographiques qu’Eadweard Muybridge avait consacrées à l’analyse du mouvement et dont certaines toiles de Bacon portent subtilement l’empreinte. Bien moins profonde que pour celles de Vladimir Velickovic dans lesquelles se reconnaît prodigieusement « l’influence » de Muybridge mais aussi dans une certaine mesure celle du peintre irlandais pour ce qui relève de sa palette.

« J’ai connu Velickovic. Il m’avait demandé à une époque de lui acheter un Muybridge parce qu’il avait perdu celui qu’il avait et qu’il n’en retrouvait pas à Paris, se souvint-il, je lui en ai obtenu un. C’est un homme charmant, mais je ne pense pas que je l’ai influencé. Peut-être un peu, mais son travail s’est inspiré plutôt des photos de Muybridge ».

En réalité, le terme d’influence ne lui convenait pas tout à fait, ne le considérant peut-être pas suffisamment puissant pour traduire l’impact métamorphosant auquel il croyait et qui réduisait par trop à un simple réceptacle l’artiste qui en réalité accueille le changement par une aptitude active, en un processus régénérant. 


Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin

Aussi, préférait-il y entendre  « quelque chose comme ce phénomène de l'éponge qui absorbe tout » traduisant davantage l’idée d’une nature disposée à se nourrir de la création, à s’en imbiber au point de se muer en nouveau vecteur de création, de livrer tout autre chose au monde. Et à son tour, de métamorphoser l’existence de jeunes gens, à l’instar d’un Douglas Gordon et d’un Damien Hirst artistes devenus, qui savent devoir leur chemin à la révélation Bacon.

Lui, en revenait toujours à l’impact de la peinture de Picasso sur son être et qu’il peinait à définir sachant que le peintre de Malaga lui avait en fait ouvert plus que les yeux mais bien l’esprit, avait engendré une intense révélation.
« Disons peut-être que Picasso m'a aidé à voir... Non, à voir, ce n'est même pas ça, quoi qu'il en soit je l'admirais énormément. Pour moi, c'était le génie du siècle. » 
Bacon trouvait en particulier magnifiques les eaux-fortes et les dessins réalisés par Picasso pour illustrer une édition du roman de Balzac  Le Chef-d’œuvre inconnu qui représentaient, selon lui, « un bon exemple de ces influences qu’on peut subir, qui vous font réfléchir et qui produisent d’autres œuvres ».

Il avait aussi lui-même puisé de la matière créatrice en poésie et en littérature. Il vouait une profonde admiration à William Shakespeare auquel il revenait toujours, à son Macbeth en particulier dont les vers de la dernière grande tirade « sur la mort et la fugacité de la vie, le temps qui passe et qui n’a plus aucune signification » lui paraissaient  extraordinaires.

L’Orestie d’Eschyle avait produit sur lui un semblable choc, à l'instar de la poésie de Thomas Stearn Eliot à laquelle il rendit hommage dans Tryptic inspired by T. S. Eliot's poem 'Sweeney Agonistes' en 1967.
 « Je crois qu'on peut être provoqué à la création par tout et n'importe quoi, une publicité ou une tragédie du théâtre grec »
Mais il ne croyait guère à une certaine notion d’inspiration, rejetait l’idée de mystère « si par mystère on entend quelque chose qui serait hors du monde. Tout se passe ici sous nos yeux » dans l'atelier, comme dans le laboratoire du chimiste où peuvent se produire des choses inattendues, ne révélant simplement qu’« une part de maîtrise et une part de surprise ».

Il comptait davantage sur la contingence, sur ce qu’il qualifiait d’accident et qui « n’a rien à voir avec l'intervention d'une inspiration, celle dont on a doté pendant si longtemps les artistes. Non, c'est quelque chose qui provient du travail lui-même et qui surgit à l'improviste. »

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile. 
« Lorsqu'il y a un heureux mélange d'accidents et de volonté, alors cela peut-être satisfaisant.»
Il peignait à l’huile et parfois recourait au pastel. Sa palette était riche, ses pigments entremêlés, broyés, pétris, triturés, ses touches larges, sinueuses. Il se servait de chiffons, de brosses dures et d’éponges dont il travaillait la peinture fraîche afin de faire apparaître des personnages aux traits, aux corps, aux membres distordus, étirés, troublés, convulsés, révulsés comme métamorphosés dans les reflets de miroirs déformants.
« Ce que je veux faire c’est déformer la chose, et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation, la ramener à l’enregistrement de l’apparence. »

Le format, la forme et la composition mêmes de ses toiles -, toujours présentées dans un cadre et sous vitre afin de souligner l'artifice qui, à ses yeux, était nécessaire à toute œuvre d'art, faisaient écho à la mise en scène du théâtre ou du cinéma. 

Ainsi, ses triptyques n'entrent pas dans la lignée des primitifs comme on pourrait naturellement le penser, mais appartiennent davantage, dans son esprit, au spectacle offert par le cinéma panoramique, et sont élaborés plutôt dans la volonté de révéler une succession d’images qui se trouvent être au nombre de trois mais « pourraient fort bien être plus nombreuses », comme le sont des séquences filmiques ou des actes théâtraux, et dont « le cadre rythme le défilement ».

A contrario, la narration y est résolument éliminée. Les êtres qui peuplent ses toiles ne racontent aucune histoire mais plutôt sa manifestation dont témoignent les métamorphoses perpétuelles de la chair et la matière. Ses personnages outragés dans leur chair sont isolés dans un espace vide, comme installés sur une scène nue ou une piste de cirque, au décor minimal. Et c’est précisément cette absence d’élément narratif qui frappe l’observateur et l’introduit au cœur d’une atmosphère énigmatique de drame abstrait. Sa peinture qu'il disait instinctive n'appelle rien d'autre qu’une pure émotionElle saisit l’être.

« La façon que l'on a de faire une image, cela on peut l'expliquer peut-être parce que c'est un problème de technique. Les techniques changent, et on peut parler de la peinture mais ce qui fait la peinture et qui est toujours la même chose, le sujet de la peinture, ce qu'est la peinture, ça on ne peut pas l'expliquer, cela me semble impossible. Ce que je peux peut-être dire, c'est qu'à ma propre façon, désespérée, je vais çà et là suivant mes instincts. »

Francis Bacon Entretiens, Michel Archimbaud (Ed. Gallimard, Folio)
Entretiens avec Francis Bacon par David Sylvester  diffusés par la BBC en 1966

dimanche 17 mai 2009

Bacon, la gravité II


Francis Bacon - 1962 - Irving Penn

[...]  Dear Christ! The very prison walls  Suddenly seemed to reel,  And the sky above my head became Like a casque of scorching steel; And, though I was a soul in pain, My pain could not feel.I only knew what hunted thought Quickened his step, and why He looked upon the garish day With such a wistful eye; The man had killed the thing he loved And so he had to die.The Ballad of Reading Gaol, Oscar Wilde (Ed. Thomas B. Mosher)(...) Sweeney: I'll carry you offTo a cannibal isle.Doris : You'll be the cannibal!Sweeney : You'll be the missionary!You'll be my little seven stone missionary!I'll gobble you up. I'll be the cannibal.Doris : You'll carry me off? To a cannibal isle ?Sweeney : I'll be the cannibal.Doris : I'll be the missionary.I'll convert you!Sweeney : I'll convert you!Into a stew.A nice little, white little, missionary stew.Doris : You wouldn't eat me!Sweeney : Yes I'd eat you!In a nice little, white little, soft little, tender little,Juicy little, right little missionary stew [...]
Sweeney agonistes: Fragments of an aristophanic drama, Thomas Stearn Eliot


« Si vous avez un sens profond de la vie, à mon avis, il va de paire avec la mort, elle ne vous quitte jamais, elle n’est que le revers de la médaille », déclarait le peintre irlandais Francis Bacon au critique d’art anglais David Sylvester lors d’une série de remarquables entretiens diffusés par la BBC en 1966.

La peinture de Bacon est une réflexion de profonde gravité, celle de la couleur du sang, un hymne à la beauté et la laideur de cette chair dont il explore l’éphémère existence. Il fouille la réalité, la plus nue, crue, matière humaine dont il exhibe la vaine sacralisation, l’éminente violence et la cruelle futilité, lieu de mémoire du meurtre perpétuel, de l’homme profané, crucifié par l’homme qui hurle sa culpabilité en même temps que sa douleur vive dans l’odeur de sa propre putréfaction.

« De quelle folle ambiguïté, chatoiement fascinant, se pare cette présence réelle, qui se donne à goûter voluptueusement mais, pour savoureux qu’en soit le véhicule pictural, est d’une telle intensité que d’aucuns, rebutés peut-être par semblable brûlure, ne verront là que hideur ! », relevait l’écrivain et critique d’art Michel Leiris qui entretint une étroite relation d’amitié avec le peintre à partir de leur rencontre en 1965 à la Tate Gallery de Londres à l’occasion d’une rétrospective Alberto Giacometti.

Le thème privilégié de Bacon est de toute évidence la réalité vivante de l’être humain dont chaque seconde d’existence est soumise à l’accident qui la nourrit. De ce point de vue, la notion d’immédiateté est essentielle à sa peinture qui en révèle l’impact, en réfléchit toute la gravité dans le sens le plus métaphysique qui soit. « Un tel art nous donne à entendre », soulignait Leiris. 

Bien que Bacon affirme qu’il ne délivre aucun message, ses œuvres traduisent pourtant avec éclat le désenchantement, hurlent l’absence d’illusions de l’homme confronté à son éprouvante existence, à la réelle présence de la mort.

« Ne semble-t-il pas qu’un art de cette espèce, où presque dans chaque image la beauté et sa négation apparaissent souverainement conjuguées, fasse écho à la double nature des moments que nous goûtons comme nos moments les plus spécifiquement humains, ceux dans lesquels – fascinés, séduits jusqu’au vertige – nous croyons toucher à la réalité même, vivre enfin notre vie, mais constatons qu’à notre joie s’associe une étrange dissonance : l’angoisse que suscite cette instance radicalement ennemie, la mort, que toute saisie apparemment plénière de la vie nous dénonce siégeant au plus intime de nous ?», ajoutait Leiris dans Face et Profil.
Head III - 1949 - Francis Bacon

Dénuées de sens et n’ayant pas à être lues au-delà de ce qui est vu, ainsi que l’intimait Bacon lui-même niant avoir cherché dans sa peinture à dire davantage que ce qu’il couchait accidentellement sur la toile, ses œuvres ne donnent rien d’autre à découvrir que cette immédiate réalité, derrière laquelle le peintre lui-même ne se trouvait déjà plus.

« Je travaille avec l’espoir que le hasard et l’accident vont intervenir en ma faveur. Mais je ne m’intéresse pas à l’occulte et n’y crois d'ailleurs pas, disait-il à Sylvester, je suis un être très rationnel. Je fais appel à ma sensibilité quand je peins. Je ne crois pas être de ces individus doués. Mais j’observe tout et pense être profondément critique ; ainsi, grâce à mon sens critique, je suis en mesure de tirer parti de l’accident qui se présente sur mon chemin. »

Alors que Picasso - la révélation qui bouleversa le cours de son existence - semblait chercher à s’affranchir de l’exactitude réaliste, à s’éloigner du sujet pour mieux en extraire la quintessence, Bacon lui s’efforçait de figurer la réalité instantanée, s’entêtait à la « recréation de l’événement plutôt qu’une illustration d’un objet», davantage à la manière de son ami Alberto Giacometti. Ce dernier poursuivait le phantasme «de faire les choses d’après nature qui puissent finir», une réalité en fugue perpétuelle.Il s’agissait de la « tentative de capturer l’apparence avec l’ensemble des sensations que cette apparence particulière suscitait en moi », écrivit Bacon à Leiris.

Le peintre irlandais était subjugué par la pensée de Giacometti dont il admirait surtout l’art du dessin quand l’artiste suisse de son côté jugeait son œuvre infiniment plus audacieuse. « Comparées avec les peintures de Francis Bacon, les miennes semblent avoir été faites par une vieille fille », avait confié Giacometti au biographe de l’Irlandais, Michael Peppiatt.

Aux yeux de Leiris, Bacon cherchait à « transcrire une présence vive et de la transcrire comme telle sans laisser échapper cette vie qui lui est essentielle, c’est chercher à la fixer sans la fixer, chercher paradoxalement à fixer ce qui ne peut pas et ne doit pas être fixé, car le fixer c’est le tuer ! »

Comme si Bacon avait tenté de peindre ce qui en l’homme relève de la pesanteur, de la gravité et malgré lui, par accident, en révélait à la fois la grâce, « secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite, mais décisive », selon les mots de Simone Weil, sachant que «si on en fait un objet, on l'abaisse».

De l’animalité de l’homme, de cette carcasse en puissance qu’il explore, Bacon s’efforce de saisir la mystérieuse gravité de l’existence, celle de sa propre fin intrinsèque. Son art est résolument existentiel.

 « Si l’on réfléchit à la vie, qu’est-ce que c’est ? avait posé Bacon à Edward Behr. L’inévitabilité de la mort nous colle à la peau, en permanence, dès la naissance. Je ne l’accentue pas. Je l’accepte en tant qu’inhérence à l’existence. On est toujours conscient de la mortalité dans l’existence, même dans la rose qui éclot et puis meurt. Je n’ai jamais compris cet aspect de la critique formulée contre moi, et aujourd’hui, je n’y prête plus attention. Il me semble que les gens qui pensent de cette manière n’ont jamais vraiment réfléchi à la vie. »

De la peinture de cet autodidacte jaillit un cri puissant, poignant, un singulier hurlement de bête qui s’échappe du plus profond de la chair, explose l’effroyable et sanglante tragédie humaine.

« Il n’y a qu’à se tourner vers le grand art du passé, vers Shakespeare, vers les tragédies grecques pour réaliser quelle en était la part habitée par la notion de mort. La violence ne m’intéresse pas. Pendant la guerre du Vietnam, il y avait plus de violence chaque après-midi à la télévision américaine que dans toute mon œuvre réunie. J’accepte la violence, oui, je l’accepte comme inhérence à l’existence »,  soulignait-il dans ses entretiens avec Sylvester.

La tragédie humaine, il l’incarnait littéralement dans toute son horreur, notamment dans le cadre d’allégories bouchères, à l’instar de sa Peinture de 1946, carcasse écartelée, sanglante, suspendue au bout d’un crochet de boucher ou de la Crucifixion de 1933, où un corps squelettique blanc et pathétique est abandonné à sa douloureuse solitude, crucifié dans les ténèbres.

Crucifixion - 1933 - Francis Bacon
« Pitié pour la viande ! Il n'y a pas de doute, la viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d'Anglo-Irlandais, estimait le philosophe Gilles Deleuze. Et sur ce point, c'est comme pour Soutine, avec son immense pitié de Juif. La viande n'est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d'invention charmante, de couleur et d'acrobatie. Bacon ne dit pas "pitié pour les bêtes" mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité, elle est ce "fait", cet état même où le peintre s'identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié. C'est seulement dans les boucheries que Bacon est un peintre religieux.» 

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile, et laissait entendre que l’image s’imposait d’elle-même au bout de ses pinceaux au gré des contingences, telle une peinture automatique.

Dans le même esprit, Bacon peignait sans modèle dont la présence arguait-il, risquait d’en fausser la figuration, l’empêcher de voir au-delà, de figer par trop l’image, d’entraver son devenir, d’exercer sur la toile une réfraction inopportune, bref de frustrer la liberté du peintre, et préférait dès lors travailler de mémoire ou recourir à la photographie en vue d’obtenir ainsi une figure plus réelle, et néanmoins ouverte sur l’infini, «dans la distorsion et la non-apparence», lesquelles étaient souvent perçues à tort comme des agressions par les sujets. Il s’en était ouvert à Sylvester, dans son atelier londonien où s’amoncelaient des piles de vieilles photographies, de livres aux pages cornées, de magazines, journaux, et autres coupures de presse volantes, à partir desquels il travaillait.

« Bacon avait quelque chose du génie de Picasso à transformer son autobiographie en images d’une mythique envergure », estimait Sylvester.

Lors d’une conférence qu’il consacra au peintre en 2001, ce dernier avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle. La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté cette essentielle conversion, et lui permettait bien percevoir « plus immédiatement la réalité ».

La photographie était devenue un outil à part entière, indispensable à l’exercice de son art au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar de d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne ou de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle de ses sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes.

Francis Bacon - 1952 - Henri Cartier-Bresson 
Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture. « N’oubliez pas que je vois tout », aimait à souligner le peintre.

Dans les années 1950, il se consacra à des séries de Têtes et de Papes inspirées par le portrait d’Innocent X, exécuté par le grand peintre espagnol du XVIe siècle, Diego Vélasquez, un chef-d’œuvre qui l’obsédait sans n’avoir jamais vu l’original.

« Je suis sûr que chaque artiste se situe quelque part, travaille à partir d'un certain héritage et se trouve placé sur une certaine trajectoire. De même d'ailleurs qu'il s'ingénie à enfoncer avec obstination le même clou, mais cela est une autre histoire » avait déclaré Bacon lors d’entretiens avec Michel Archambaud. 

N’avait-il d’ailleurs pas avoué à Sylvester « rêver de créer l’œuvre totale »,  avoir pour obsession de peindre celle qui les contiendrait toutes ?

Selon Leiris, « Francis  Bacon – homme qui lui-même s’est admirablement expliqué sur ce qu’il est et sur ce qu’il nous apporte en parlant de ce qu’il nomme nietzschéennement son « désespoir joyeux » (exhilarating despair) – ne peut pas ne refléter en rien, si résolu qu’il soit à ne pas faire une peinture tant soit peu discoureuse, le trouble lancinant de quiconque vit dans ce temps d’horreur saupoudré de merveille et le regarde lucidement. »


Face et Profil, Michel Leiris (Ed. Hazan)
Entretiens de David Sylvester avec Francis Bacon diffusé par la BBC en septembre 1966, de Edward Behr publié par Newsweek en janvier 1977 - Traduction de Zoé Balthus
Entretiens avec Michel Archambaud, Préface de Milan Kundera (Ed. Gallimard, Folio)

samedi 9 mai 2009

Bacon, la gravité I

Francis Bacon - 1963 - Bill Brandt (c) Bill Brandt Archive

"Un accident en continu, un accident qui se greffe sur un autre"

David Sylvester : N’aviez-vous jamais voulu faire une peinture abstraite ?
Francis Bacon :
 J’avais eu envie de créer des formes, comme à l’origine lorsque j’ai fait les Trois figures à la base de la Crucifixion. Elles étaient influencées par les choses de Picasso de la fin des années 20…

Après le triptyque, vous avez commencé à peindre d’une manière plus figurative : était-ce plutôt la manifestation d’une envie positive de peinture figurative ou le fait que vous n’étiez pas en mesure de développer davantage ce genre de forme organique à ce moment-là ?Et bien, l’un des tableaux que j’ai réalisés en 1946, celui qui ressemble à une boucherie, est arrivé comme un accident. J’étais alors en train de tenter de faire un oiseau qui se pose dans un champ. Et il a peut être été intriqué d’une certaine façon avec les trois figures d'avant, mais soudain les lignes que j’avais dessinées suggérèrent quelque chose de totalement différent et de cette suggestion le tableau a vu le jour. Je n’avais nullement eu l’intention de faire ce tableau; je ne l’avais jamais pensé de cette manière. C’était comme un accident en continu, un accident qui se greffe sur un autre.

L’oiseau qui se pose suggérait-il le parapluie ou autre chose ?Il suggérait soudain une ouverture sur une tout autre zone d’émotion. J’ai alors fait ces choses. Je les ai produites graduellement. Aussi, je ne pense pas que l’oiseau évoque le parapluie; il suggérait soudain cette image dans son ensemble. Et je l’ai réalisé très rapidement, en trois ou quatre jours environ. 

Cela arrive souvent, n’est-ce pas, cette transformation du tableau au cours de son élaboration ?Oui souvent, mais aujourd’hui j’espère toujours que cela se produise plus positivement. Maintenant, j’éprouve l’envie de faire des objets très, très spécifiques, toutefois conçus à partir de quelque chose, ce qui est totalement irrationnel du point de vue de l’état d’une illustration. Je veux faire des choses très spécifiques comme des portraits, et qui seront des portraits de gens, mais au moment de les analyser, vous ne le saurez pas – ou ce sera très difficile de comprendre comment le tableau a bien pu être conçu. Et c’est pourquoi d’une certaine manière, c’est très pénible, car il s’agit véritablement d’un complet accident. Par exemple, l’autre jour, je peignais la tête de quelqu’un et, ce qui faisait les structures des yeux, du nez, de la bouche, n’était, à les étudier, que des figures qui n’avaient rien à voir avec des yeux, un nez ou une bouche; mais le mouvement de la peinture, d’un contour à l’autre, offrait une ressemblance de la personne que je tentais de peindre. Je me suis arrêté; j’ai pensé pendant un moment que j’étais parvenu au plus près de ce que je voulais obtenir. Puis, le jour suivant j’ai tenté d’aller plus loin et de la rendre plus poignante, plus proche puis j’ai complètement perdu l’image. Car cette image relève du funambulisme oscillant entre ce que l’on nomme la peinture figurative et l’abstraction. Elle sera directement issue de l’abstraction, mais sans n’avoir rien à faire avec elle. Il s’agit d’une tentative de porter la chose figurative de façon plus violente et plus poignante au niveau du système nerveux.

En peignant cette Crucifixion, avez-vous conçu les trois toiles simultanément ou les avez-vous travaillées séparément ?J’ai œuvré pour chacune d’elles séparément, et graduellement, et une fois terminées, j’ai travaillé sur les trois réunies dans la même pièce. Ce fut accompli en l’espace d’une nuit, alors que j’étais salement saoul, je les ai faites avec de terribles gueules de bois, sous l’emprise de la boisson ; par moments, je savais à peine ce que je fabriquais. Il s’agit d ‘un des seuls tableaux que j’ai pu faire en état d’ivresse. Je pense que l’alcool m’a aidé à me rendre un peu plus libre.

Avez-vous été capable de recommencer depuis avec un autre tableau ?Non. Mais je m’efforce de penser que je me rends plus libre. Je veux dire, que vous devez le faire avec les drogues ou l’alcool.

Ou une extrême lassitude ?Extrême lassitude ? Possible. Ou de volonté.

La volonté de perdre sa volonté ?Absolument. La volonté de se rendre totalement libre. Volonté n’est pas le bon mot, parce qu’au bout du compte, on pourrait parler de désespoir. Parce que cela provient réellement d’un sentiment absolu qu’il est impossible de faire ces choses, et que je pourrais aussi bien ne rien faire du tout. Et de ce rien, on voit ce qui se produit.

Si les gens n’étaient pas venus vous les enlever, je pense que rien n’aurait jamais quitté l’atelier ; vous poursuivriez jusqu’à tout détruire.C’est probable.

Pouvez-vous dire ce qui vous a poussé à faire le triptyque?J’ai toujours été ému par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et à mes yeux, elles appartiennent grandement à toute cette chose de la crucifixion. Il y a eu des photographies extraordinaires de bêtes prises juste avant d’être conduites à l’abattage. L’odeur de mort.  Nous n’en savons rien bien sûr, mais à regarder ces photographies, il semble qu’elles savent ce qui va leur arriver, elles font leur possible d’en réchapper. Je pense que ces tableaux ont été fortement fondées sur ce genre de chose qui à mon sens est très, très proche de toute cette chose de la crucifixion. Je sais que pour les personnes religieuses, pour les chrétiens, la crucifixion a une signification totalement différente. Mais en non-croyant, c’était juste un acte de comportement humain, un comportement en réponse à un autre.

Mais en fait, vous peignez d’autres tableaux liés à la religion puisque, à l’exception de la crucifixion, un thème que vous avez peint et sur lequel vous êtes revenu pendant 30 ans, il y a les Papes. Savez-vous pourquoi vous peignez constamment des images qui touchent à la religion ?Dans les Papes, il n’y a rien de relatif à la religion. Cela vient d’une obsession avec le Pape Innocent X de Velasquez.

Mais pourquoi avoir choisi le Pape ? Parce que je pense que c’est un des meilleurs portraits qui soit.

Mais n’y avait-il pas également d’autres grands portraits de Velasquez qui auraient pu vous obséder ? Etes-vous certain que le fait qu’il s’agisse d’un Pape ne revête pas quelque chose de particulier à vos yeux ? Je pense que c’est la magnificence de sa couleur.

Mais vous avez aussi fait deux ou trois peintures d’un pape moderne, Pie XII, à partir de photographies, comme si l’intérêt pour Velasquez avait été transféré vers le Pape lui-même telle une figure héroïque.C’est vrai, bien sûr. Le pape est unique. Il est placé dans une position unique en étant le Pape et par conséquent, comme dans certaines grandes tragédies, il est pour ainsi dire placé sur un piédestal à partir duquel la grandeur de cette image peut être présentée au monde.
Painting - 1946 -Francis Bacon

Puisque la même unicité est présente bien sûr dans la figure du Christ, ne serait-ce pas un retour à la notion d’unicité et à la situation particulière du héros tragique ? Le héros tragique est nécessairement quelqu’un qui est hissé au-dessus des autres hommes avant tout. 
Et bien, je n’y aurais jamais pensé en ces termes, mais puisque vous le suggérez, je pense que cela se pourrait bien. On a envie de faire cette chose à simplement avancer en bordure du précipice et dans Velasquez, c’est quelque chose de tout à fait extraordinaire qu’il soit parvenu à rester si proche de ce que l’on nomme l’illustration et à la fois, à libérer si intensément les plus grandes et les plus profondes choses ressenties par l’homme. Ce qui fait de lui un peintre étonnamment mystérieux. Car on pense vraiment que Velasquez enregistrait la cour de l’époque et quand on regarde ses tableaux, on regarde probablement quelque chose de très, très proche des choses telles qu’elles paraissaient alors. Mais bien sûr, tant de choses se sont passées depuis Velasquez que la situation est devenue beaucoup plus compliquée et beaucoup plus difficile, pour de très nombreuses raisons. Et l’une d’elles, bien sûr, qui n’a en fait jamais été explorée, est la raison pour laquelle la photographie a complètement altéré toute la peinture figurative, elle l’a totalement altérée.

De manière positive autant que négative ? De façon très positive, je pense. Je pense que Velasquez pensait qu’il enregistrait la cour de cette époque et enregistrait certaines personnes de cette époque; mais un très bon artiste aujourd’hui serait obligé de faire un jeu de pareille situation. Il sait que l’enregistrement peut être un film, de sorte que cet aspect de son activité a été saisi par autre chose et tout ce en quoi il est impliqué fait que la sensibilité s’ouvre grâce à l’image. Aussi, je pense que l’homme à présent a compris qu’il est un accident, qu’il est un être vain, qu’il doit jouer le jeu sans raison. Je pense que même lorsque Velasquez peignait, même lorsque Rembrandt peignait, bizarrement et quelle que fut leur attitude vis-à-vis de l’existence, ils demeuraient légèrement conditionnés par certains types de possibilités religieuses que l’homme aujourd’hui, pourriez-vous dire, a complètement exclu de lui. A présent, bien sûr, l’homme peut seulement tenter de faire quelque chose de très, très positif en essayant de se charmer lui-même pour un temps par la façon dont il se comporte, prolongeant possiblement son existence à s’acheter une sorte d’immortalité grâce aux médecins. Voyez-vous, l’art est à présent complètement devenu un jeu avec lequel l’homme se divertit et vous pouvez arguer que cela a toujours été le cas, mais aujourd’hui c’est totalement un jeu. Et je pense que c’est la façon dont les choses ont changé, et le plus fascinant désormais, c’est que cela va devenir beaucoup plus difficile pour l’artiste, car il doit vraiment approfondir le jeu pour être tout simplement bon.

Pouvez-vous expliquer pourquoi les photographies vous intéressent tant ?Et bien, je pense que la notion d’apparence est tout le temps assaillie par la photographie et le film... A 99%, je trouve que les photographies sont beaucoup plus intéressantes que la peinture qu’elle soit abstraite ou figurative. Elles m’ont toujours hanté.

Une très personnelle et récurrente configuration dans votre œuvre est l’emboîtement de l’imagerie de la crucifixion avec celle de la boucherie. Le lien avec la viande doit avoir une immense signification pour vous. Eh bien oui. Si vous pénétrez dans l’un de ces fantastiques commerces, vous traversez simplement d’immenses espaces de mort, où vous avez sous les yeux de la viande et du poisson, des oiseaux et tout le reste, le tout gisant là, mort. Et, bien sûr, il est bon de rappeler  en tant que peintre la grande beauté de la couleur de la viande.

La conjonction de la viande avec la crucifixion semble se produire de deux façons – par la présence de morceaux de viande sur les lieux et la transformation de la figure crucifiée, elle-même carcasse de viande suspendue.Et bien, évidemment, nous sommes de la viande, nous sommes de potentielles carcasses. Lorsque je rentre dans une boucherie, je suis toujours surpris de ne pas m’y trouver à la place de l’animal. Mais une utilisation aussi singulière de la viande est peut-être comme celle que l’on ferait de la colonne vertébrale, puisque nous voyons constamment des images du corps humain grâce aux radiographies et que d’évidence cela joue sur les façons avec lesquelles on peut se servir du corps. Vous devez connaître ce magnifique pastel de Degas à la National Gallery d’une femme qui s’essuie le dos. Vous découvrirez qu’à son extrémité, la colonne vertébrale sort quasiment toute entière de la peau. Et cela lui offre une telle tenue, une telle torsion que vous prenez davantage conscience de la vulnérabilité du reste du corps que s’il s’était contenté de dessiner naturellement la colonne jusqu’au cou. Il la brise pour que cette chose semble s’extraire de la chair. Maintenant que Degas l’ait voulu ou non, cela en fait un tableau bien meilleur, car vous prenez soudainement conscience de la colonne et aussi de la chair, qu’il peignait habituellement telle qu’elle couvrait simplement les os. Dans mon cas, ces choses ont certainement été influencées par les radiographies.

Il est clair qu’une grande part de votre obsession à peindre la viande est liée au souci de la forme et de la couleur – c’est clair de par vos œuvres elles-mêmes. Pourtant la crucifixion a sûrement été parmi celles qui ont fait que les critiques ont mis l’accent sur ce qu’ils appellent l’élément d’horreur dans votre œuvre. Et bien, ils ont en effet toujours insisté sur sa part d’horreur. Pourtant je ne la ressens pas particulièrement dans mon œuvre. Je n’ai jamais tenté d’être atroce.

Les bouches ouvertes, ont-elles toujours le cri pour signification ? La plupart d’entre elles, mais pas toutes. Vous savez combien la bouche peut changer de forme. J’ai toujours été très ému par les mouvements de la bouche, par la forme de la bouche et des dents. Les gens disent que cela a toutes sortes de connotations sexuelles et j’ai toujours été fort obsédé par l’apparence véritable de la bouche et des dents et peut-être ai-je perdu cette obsession à présent, mais ce fut quelque chose de très fort à une époque. J’aime, pourriez-vous dire, l’éclat et la couleur qui jaillissent de la bouche, et j’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet a peint le coucher de soleil.

Le Pape ... est-ce papa ?Et bien, je n’y avais certainement pas pensé ainsi mais je ne sais pas – c’est difficile de savoir ce qui fait les obsessions. Mon père avait un esprit très obtus. C’était un homme intelligent qui n’a jamais développé son intellect, du tout. Comme vous le savez, c’était un éleveur de chevaux de course. Et il ne connaissait que la dispute avec les gens. Il n’avait pas d’amis du tout, vraiment, car il se disputait avec tout le monde, son attitude tellement opiniâtre. Et il ne s’entendait assurément pas avec ses enfants...

Et quels étaient vos sentiments pour lui ?Et bien, je ne l’aimais pas, mais j’étais sexuellement attiré par lui quand j’étais jeune. Quand je l’ai détecté pour la première fois, j’ai à peine compris que c’était sexuel. Ce n’est que plus tard, grâce à des palefreniers et garçons d’écurie avec lesquels j’eus des relations que j’ai réalisé qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel dont mon père était l’objet.
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Alors peut-être que l’obsession avec le Pape de Velasquez avait une forte signification personnelle ?Et bien, c’est un des plus beaux tableaux au monde et je pense que je ne fais pas du tout exception en tant que peintre à en être obsédé. Je pense que nombre d’artistes ont reconnu  à quel point il est tout à fait remarquable.

La plupart des gens semblent ressentir qu’il y a en quelque sorte une présence distincte ou la menace de violence [dans votre œuvre] Et bien, il doit y avoir une raison à cela, bien sûr. Je suis né en Irlande en 1909. Mon père, parce qu’il était éleveur de chevaux de course, ne vivait pas très loin de Curragh où se trouvait un régiment de cavalerie britannique et je me souviendrai toujours d’eux, juste avant que la guerre de 1914 n’ait commencé, au galop sur l’allée de la maison que mon père possédait, et où ils faisaient des manœuvres. Et puis, je fus conduit à Londres pendant la guerre où j’ai passé pas mal de temps car mon père était alors au Bureau de la guerre, et on m’avait éveillé à ce qui s’appelle la possibilité de danger, même à un très jeune âge. Puis, je suis retourné en Irlande où j’ai grandi, à l’époque du mouvement du Sinn Fein. Et j’ai vécu un temps avec ma grand-mère, qui avait épousé le commissaire de police de Kildare, entre autres  nombreuses noces, et nous vivions dans une maison cernée de sacs de sables, et lorsque je sortais, des tranchées étaient creusées en travers de la route pour y faire tomber, une voiture, une carriole ou tout autre chose du même genre, alors que des tireurs embusqués y guettaient en bordure. Et puis quand j’ai eu 16 ou 17 ans, je suis allé à Berlin et bien sûr j’ai connu le Berlin de 1927 et 1928, une ville grande ouverte qui était d’une certaine façon très, très violente. Après Berlin, je me suis rendu à Paris et là, j’ai passé toutes ces années troublées, entre ce moment-là et la guerre qui commença en 1939. Aussi, pourrais-je probablement dire que j’ai été accoutumé à toujours vivre dans des cadres de violence.

Nous avons déjà parlé de la roulette et de la sensation que l’on éprouve parfois à la table quand on se sent en parfaite harmonie avec la roue et que rien ne peut arriver de mal. Comment est-ce lié au processus de la peinture ?Et bien, je suis sûr qu’il y a bien une très forte relation. Après tout, Picasso avait dit une fois : « Je n’ai pas besoin de jouer à des jeux de hasard, moi-même, je travaille toujours avec lui. »

Et avec la peinture ?Ey bien, encore, je ne pense pas que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un coup de chance ou s’il s’agit du travail de l’instinct en votre faveur ou si c’est l’instinct et la conscience et tout qui s’en mêlent et travaillent en votre faveur.

Votre goût pour la roulette, tel qu’il fut, ne s’étend pas à celui de la roulette russe.Non. Parce que ce que je veux faire signifie, si possible, vivre. Cependant, l’autre jour, quelqu’un me parlait de Staël – qu’il était obsédé par la roulette russe et que très souvent, il allait faire un tour en voiture sur la corniche, de nuit et à une vitesse folle, roulant du mauvais côté de la route, exprès pour vérifier s’il pouvait éviter ou  non la chose. Je sais comment il est censé avoir trouvé la mort, que de désespoir, il s’est suicidé. Mais pour moi, l’idée de la roulette russe serait vaine. Pour autant, je ne suis pas doté de ce genre de chose que l’on nomme le courage. Je suis toutefois sûr que le danger physique peut être extrêmement excitant. Mais je pense que je suis bien trop lâche pour le braver moi-même. Et puis aussi, comme je veux continuer à vivre, comme je veux améliorer mon œuvre, sans vanité aucune, autant dire, je dois vivre, je dois exister.

Où avez-vous été à l’école ? Ou n’y êtes-vous pas allé ? Je suis allé pendant une courte période dans un endroit appelé Dean Close, à Cheltenham. Il s’agissait d’une sorte d’école secondaire publique et je ne m’y suis pas plu. Je m’enfuyais constamment, alors ils ont fini par m’en retirer. Je n’y suis resté environ qu'un an, à peine. Donc, mon éducation fut très limitée. Ensuite, à l’âge d’environ 16 ans, ma mère m’a alloué trois pounds par semaine, suffisants à l’époque pour en vivre. Je me suis rendu à Londres, et puis à Berlin. On trouve toujours de l’aide quand on est jeune car les gens aiment les jeunes et j’ai accompagné quelqu’un qui m’avait ramassé – ou comme vous l’entendrez -  à l’hôtel Adlon. L’hôtel le plus somptueux qui soit. Je me souviendrai toujours de ce chariot au petit déjeuner – ces merveilleux trolleys avec d’énormes cous de cygnes jaillissant aux quatre coins. La vie nocturne de Berlin était tout à fait sensationnelle pour moi, venu directement d’Irlande. Mais je ne suis pas resté très longtemps à Berlin. Je suis alors parti à Paris pour une brève période. Là, j’ai vu chez Rosenberg, une exposition de Picasso et à ce moment-là j’ai songé : eh bien je vais essayer de peindre aussi.

Comment vos parents ont-ils réagi quand vous leur avez parlé de cette idée ?Ils furent horrifiés à l’idée que je puisse vouloir devenir artiste.

Vous avez souvent dit que lorsque vous peigniez, vous préfériez infiniment être seul – que par exemple, quand vous faites un portrait, vous n’aimez pas que le sujet soit présent. Je me sens beaucoup plus libre si je suis seul mais je suis sûr que beaucoup de peintres au contraire seraient peut-être même plus inventifs avec du monde autour d’eux. Cela ne fonctionne pas dans mon cas. Je trouve que seul, je peux autoriser la peinture à me dicter les choses. Les images que je dépose sur la toile m’imposent la chose qui graduellement se construit et progresse. C’est la raison pour laquelle j’aime être seul – abandonné à mon propre désespoir d’être capable de ne rien faire du tout sur la toile. 

Un extrait des Entretiens réalisés avec Francis Bacon par David Sylvester en 1963, 1966 et 1979
The Guardian, Jeudi 13 Septembre 2007 - 
Traduction de Zoé Balthus


Untiled (David Sylvester walking) - 1954 - Francis Bacon
    
'One continuous accident mounting on top of another'

David Sylvester:  Have you ever had any desire at all to do an abstract painting?
Francis Bacon:
  I've had a desire to do forms, as when I originally did Three Forms at the Base of the Crucifixion. They were influenced by the Picasso things which were done at the end of the 20s ...

After that triptych, you started to paint in a more figurative way: was it more out of a positive desire to paint figuratively or more out of a feeling that you couldn't develop that kind of organic form further at that time?
Well, one of the pictures I did in 1946, the one like a butcher's shop, came to me as an accident. I was attempting to make a bird alighting on a field. And it may have been bound up in some way with the three forms that had gone before, but suddenly the lines that I'd drawn suggested something totally different, and out of this suggestion arose this picture. I had no intention to do this picture; I never thought of it in that way. It was like one continuous accident mounting on top of another.

Did the bird alighting suggest the umbrella or what?It suddenly suggested an opening-up into another area of feeling altogether. And then I made these things; I gradually made them. So that I don't think the bird suggested the umbrella; it suddenly suggested this whole image. And I carried it out very quickly, in about three or four days.

It often happens, does it, this transformation of the image in the course of working?It does, but now I always hope it will arrive more positively. Now I feel that I want to do very, very specific objects, though made out of something, which is completely irrational from the point of view of being an illustration. I want to do very specific things like portraits, and they will be portraits of the people, but, when you come to analyse them, you just won't know - or it would be very hard to see how the image is made up at all. And this is why in a way it is very wearing, because it is really a complete accident. For instance, the other day I painted a head of somebody, and what made the sockets of the eyes, the nose, the mouth were, when you analysed them, just forms which had nothing to do with eyes, nose or mouth; but the paint moving from one contour into another made a likeness of this person I was trying to paint. I stopped; I thought for a moment I'd got something much nearer to what I want. Then the next day I tried to take it further and tried to make it more poignant, more near, and I lost the image completely. Because this image is a kind of tightrope walk between what is called figurative painting and abstraction. It will go right out from abstraction, but will really have nothing to do with it. It's an attempt to bring the figurative thing up on to the nervous system more violently and more poignantly.

In painting this Crucifixion, did you have the three canvases up simultaneously, or did you work on them quite separately? I worked on them separately, and gradually, as I finished them, I worked on the three across the room together. I did in about a fortnight, when I was in a bad mood of drinking, and I did it under tremendous hangovers and drink; I sometimes hardly knew what I was doing. And it's one of the only pictures that I've been able to do under drink. I think perhaps the drink helped me to be a bit freer.

Have you been able to do the same in any picture that you've done since?I haven't. But I think with great effort I'm making myself freer. I mean, you either have to do it through drugs or drink.

Or extreme tiredness? Extreme tiredness? Possibly. Or will.

The will to lose one's will?Absolutely. The will to make oneself completely free. Will is the wrong word, because in the end you could call it despair. Because it really comes out of an absolute feeling of it's impossible to do these things, so I might as well just do anything. And out of this anything, one sees what happens.

If people didn't come and take them away from you, I take it, nothing would ever leave the studio; you'd go on till you'd destroyed them all. Probably so.

Can you say what impelled you to do the triptych ?I've always been very moved by pictures about slaughterhouses and meat, and to me they belong very much to the whole thing of the crucifixion. There've been extraordinary photographs, which have been done of animals just being taken up before they were slaughtered; and the smell of death. We don't know, of course, but it appears by these photographs that they're so aware of what is going to happen to them, they do everything to attempt to escape. I think these pictures were very much based on that kind of thing, which to me is very, very near this whole thing of the crucifixion. I know for religious people, for Christians, the crucifixion has a totally different significance. But as a nonbeliever, it was just an act of man's behaviour, a way of behaviour to another.

But you do, in fact, paint other pictures which are connected with religion, because, apart from the crucifixion, which is a theme you've painted and returned to for 30 years, there are the Popes. Do you know why you constantly paint pictures which touch on religion?In the Popes it doesn't come from anything to do with religion; it comes from an obsession with Velasquez's Pope Innocent X.
 Head VI - 1949 - Francis Bacon 
  
But why was it you chose the Pope?Because I think it is one of the greatest portraits that have ever been.

But aren't there other equally great portraits by Velasquez which you might have become obsessed by? Are you sure there's nothing special for you in the fact of its being a Pope?I think it's the magnificent colour of it.

But you've also done two or three paintings of a modern Pope, Pius XII, based on photographs, as if the interest in the Velasquez had become transferred on to the Pope himself as a sort of heroic figure.It is true, of course; the Pope is unique. He's put in a unique position by being the Pope, and therefore, like in certain great tragedies, he's as though raised on to a dais on which the grandeur of this image can be displayed to the world.

Since there's the same uniqueness, of course, in the figure of Christ, doesn't it really come back to the idea of the uniqueness and the special situation of the tragic hero? The tragic hero is necessarily somebody who is elevated above other men to begin with.
Well, I'd never thought of it in that way, but when you suggest it to me, I think it may be so. One wants to do this thing of just walking along the edge of the precipice, and in Velasquez it's a very, very extraordinary thing that he has been able to keep it so near to what we call illustration and at the same time so deeply unlock the greatest and deepest things that man can feel. Which makes him such an amazingly mysterious painter. Because one really does believe that Velasquez recorded the court at that time and, when one looks at his pictures, one is possibly looking at something which is very, very near to how things looked. But of course so many things have happened since Velasquez that the situation has become much more involved and much more difficult, for very many reasons. And one of them, of course, which has never actually been worked out, is why photography has altered completely this whole thing of figurative painting, and totally altered it.

In a positive as well as a negative way?I think in a very positive way. I think that Velasquez believed that he was recording the court at that time and recording certain people at that time; but a really good artist today would be forced to make a game of the same situation. He knows that the recording can be done by film, so that that side of his activity has been taken over by something else and all that he is involved with is making the sensibility open up through the image. Also, I think that man now realises that he is an accident, that he is a completely futile being, that he has to play out the game without reason. I think that, even when Velasquez was painting, even when Rembrandt was painting, in a peculiar way, they were still, whatever their attitude to life, slightly conditioned by certain types of religious possibilities, which man now, you could say, has had completely cancelled out for him. Now, of course, man can only attempt to make something very, very positive by trying to beguile himself for a time by the way he behaves, by prolonging possibly his life by buying a kind of immortality through the doctors. You see, all art has now become completely a game by which man distracts himself; and you may say it has always been like that, but now it's entirely a game. And I think that that is the way things have changed, and what is fascinating now is that it's going to become much more difficult for the artist, because he must really deepen the game to be any good at all.

Can you say why photographs interest you so much? Well, I think one's sense of appearance is assaulted all the time by photography and by film ... 99% of the time I find that photographs are very much more interesting than either abstract or figurative painting. I've always been haunted by them.

One very personal recurrent configuration in your work is the interlocking of crucifixion imagery with that of the butcher's shop. The connection with meat must mean a great deal to you. Well, it does. If you go to some of those great stores, where you just go through those great halls of death, you can see meat and fish and birds and everything else all lying dead there. And, of course, one has got to remember as a painter that there is this great beauty of the colour of meat.

The conjunction of the meat with the crucifixion seems to happen in two ways - through the presence on the scene of sides of meat and through the transformation of the crucified figure itself into a hanging carcass of meat.Well, of course, we are meat, we are potential carcasses. If I go into a butcher's shop I always think it's surprising that I wasn't there instead of the animal. But using the meat in that particular way is possibly like the way one might use the spine, because we are constantly seeing images of the human body through x-ray photographs and that obviously does alter the ways by which one can use the body. You must know the beautiful Dégas pastel in the National Gallery of a woman sponging her back. And you will find at the very top of the spine that the spine almost comes out of the skin altogether. And this gives it such a grip and a twist that you're more conscious of the vulnerability of the rest of the body than if he had drawn the spine naturally up to the neck. He breaks it so that this thing seems to protrude from the flesh. Now, whether Dégas did this purposely or not, it makes it a much greater picture, because you're suddenly conscious of the spine as well as the flesh, which he usually just painted covering the bones. In my case, these things have certainly been influenced by x-ray photographs.

It's clear that much of your obsession with painting meat has to do with matters of form and colour - it's clear from the works themselves. Yet the Crucifixion paintings have surely been among those which have made critics emphasise what they call the element of horror in your work.Well, they certainly have always emphasised the horror side of it. But I don't feel this particularly in my work. I have never tried to be horrific.

The open mouths - are they always meant to be a scream?Most of them, but not all. You know how the mouth changes shape. I've always been very moved by the movements of the mouth and the shape of the mouth and the teeth. People say that these have all sorts of sexual implications, and I was always very obsessed by the actual appearance of the mouth and teeth, and perhaps I have lost that obsession now, but it was a very strong thing at one time. I like, you may say, the glitter and colour that comes from the mouth, and I've always hoped in a sense to be able to paint the mouth like Monet painted a sunset.

The Pope ... is it Papa?Well, I certainly have never thought of it in that way, but I don't know - it's difficult to know what forms obsessions. My father was very narrow-minded. He was an intelligent man who never developed his intellect at all. As you know, he was a trainer of racehorses. And he just fought with people. He really had no friends at all, because he fought with everybody, because he had this very opinionated attitude. And he certainly didn't get on with his children ...

And what were your feelings towards him? Well, I disliked him, but I was sexually attracted to him when I was young. When I first sensed it, I hardly knew it was sexual. It was only later, through the grooms and the people in the stables I had affairs with, that I realised that it was a sexual thing towards my father.

So perhaps the obsession with the Velasquez Pope had a strong personal meaning?Well it's one of the most beautiful pictures in the world and I think I'm not at all exceptional as a painter in being obsessed by it. I think a number of artists have recognised it as being something very remarkable.

Most people seem to feel there's somehow a distinct presence or threat of violence [in your work].Well, there might be one reason for this, of course. I was born in Ireland, in 1909. My father, because he was a racehorse trainer, lived not very far from the Curragh, where there was a British cavalry regiment, and I always remember them, just before the 1914 war was starting, galloping up the drive of the house which my father had, and carrying out manoeuvres. And then I was brought to London during the war and spent quite a lot of time there, because my father was in the War Office then, and I was made aware of what is called the possibility of danger even at a very young age. Then I went back to Ireland and was brought up during the Sinn Fein movement. And I lived for a time with my grandmother, who married the commissioner of police for Kildare among her numerous marriages, and we lived in a sandbagged house, and as I went out, these ditches were dug across the road for a car or horse-and-cart or anything like that to fall into, and there would be snipers waiting on the edges. And then, when I was 16 or 17, I went to Berlin, and of course I saw the Berlin of 1927 and 1928 where there was a wide open city, which was, in a way, very, very violent. And after Berlin I went to Paris, and then I lived all those disturbed years between then and the war which started in 1939. So I could say, perhaps, I have been accustomed to always living through forms of violence.

We've talked before about roulette and about the feeling one sometimes has at the table that one is kind of in tune with the wheel and can do nothing wrong. How does this relate to the painting process?Well, I'm sure there certainly is a very strong relationship. After all, Picasso once said: 'I don't need to play games of chance, I'm always working with it myself.'

And with the painting?Well, again, I don't think one really knows whether it's a run of luck or whether it's instinct working in your favour or whether it's instinct and consciousness and everything intermingling and working in your favour.

Your taste for roulette doesn't, as it were, extend to Russian roulette. No. Because to do hat I want to do would mean, if possible, living. Whereas the other day somebody was telling me about De Stael - that Russian roulette was an obsession with him and that very often he would drive round the corniche at night at tremendous speed on the wrong side of the road, purposely to see whether he could avoid the thing or not avoid it. I do know how he's supposed to have died, that out of despair he committed suicide. But for me the idea of Russian roulette would be futile. Also, I haven't got that kind of what's called bravery. I'm sure physical danger actually can be very exhilarating. But I think I'm too much of a coward to court it myself. And also, as I want to go on living, as I want to make my work better, out of vanity, you may say, I have got to live, I've got to exist.

Where did you go to school? Or did you not? I went for a short time to a place called Dean Close, in Cheltenham. It was a kind of minor public school and I didn't like it. I was continually running away, so in the end they took me away. I was there only about a year. So I had a very limited education. Then, when I was about 16, my mother made me an allowance of £3 a week, which in those days was enough to exist on. I came to London, and then I went to Berlin. One is always helped when one is young because people always like you when you are young, and I went with somebody who had picked me up - or whatever you like to say - to stay at the Adlon Hotel. It was the most wonderful hotel. I always remember the wheeling-in of the breakfast in the morning - wonderful trolleys with enormous swans' necks coming out of the four corners. And the nightlife of Berlin was very exciting for me, coming straight from Ireland. But I didn't stay in Berlin very long. I went to Paris then for a short time. There I saw at Rosenberg's an exhibition of Picasso, and at that moment I thought, well I will try and paint too.

How did your parents react when they heard about that idea? They were horrified at the thought that I might want to be an artist.

You often said that when you're painting you very much prefer to be alone - that, for instance, when you are doing a portrait you don't like to have the subject actually there. I feel that I am much freer if I'm on my own, but I'm sure that there are a lot of painters who would perhaps be even more inventive if they had people round them. It doesn't happen in my case. I find that if I am on my own I can allow the paint to dictate to me. So the images that I'm putting down on the canvas dictate the thing to me and it gradually builds up and comes along. That is the reason I like being alone - left with my own despair of being able  to do anything at all on the canvas.

An excerpt from Interviews with Francis Bacon by David Sylvester in 1963, 1966 and 1979
The Guardian, Thursday 13 September 2007