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jeudi 12 juin 2008

La leçon de Goya, maître graveur

Le Colosse - Vers 1810 - 1817 - Gravure de Francisco Goya y Lucientes - Version allégorique du désarroi de l’artiste devant les souffrances endurées par son pays. L'artiste australien contemporain Ron Mueck en a conçu une variante intitulée Big man
A ma talentueuse amie, Hélène Damville

Francisco Goya y Lucientes est né en 1746 à Fuendetodos, un village situé à une cinquantaine de km de Saragosse, au nord de l’Espagne, où il passera son enfance. Son père, Jose Goya un maître doreur sur bois et sur métal, exerce son savoir-faire sur des chantiers d’églises et de couvents de l’Aragon. Sa mère, Gracia Lucientes, appartient à une famille de la petite noblesse aragonaise.

Goya fera son apprentissage de la peinture, dès l’adolescence dans l’atelier du peintre José Luzan à Saragosse avant de partir sous les cieux de Madrid où il échouera par trois fois au concours de l’Académie royale des Beaux-Arts de San Fernando. Fin 1769, le jeune artiste décide néanmoins de gagner l’Italie - où les artistes européens vont poursuivre leur initiation en copiant les œuvres antiques - et il s’y imprégnera de peinture classique, étudiera la moderne.

A Rome, où il séjourne deux années, Goya côtoie le maître graveur italien Piranèse, et surtout deux graveurs, le père et le fils Tiepolo dont il admire les eaux-fortes à l’atmosphère singulière qui se glisse d’ailleurs au sein de ses deux premières estampes d’importance L’Aveugle à la Guitare et Le Garrotté.

De retour en Espagne, il fait rapidement merveille à la cour de Charles IV qui lui accorde la prestigieuse position de Premier peintre du Roi. Ce statut officiel oriente sa peinture vers des sujets religieux, des portraits de cour, des fresques. Il puise inspiration et savoir-faire aux œuvres des maîtres Rembrandt et Vélasquez, les copie et de plus en plus se mesure à eux, adopte l’aquatinte, technique alors moderne, pour affirmer la griffe de son talent. 

Il convoque ces maîtres, tour à tour ou en même temps, « mais comme le fils rappelle ses aïeux, sans imitation servile, ou plutôt par une disposition congénitale que par une volonté formelle », avait estimé Théophile Gauthier, dans Cabinet de l'amateur et de l'antiquaire, en 1842. Gauthier avait également ainsi commenté les dessins de Goya : 
« Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte ; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile ; un trait indique tout une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi-ébauchés ; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou un tertulia de Bohémiens ; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya ; comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiqués ; voilà tout. Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faute d'un mot plus juste. C'est de la caricature du genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible ; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes ont été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel.»

Ainsi dans la gravure, Goya trouve-t-il la liberté d’expression, en marge de ses attributions officielles, dont il usera jusqu’à la veille de sa mort, le 16 avril 1828 à Bordeaux. C’est que le peintre de cour est cantonné dans des travaux de commande qui transfigurent et embellissent la réalité. Goya, que la raison n’abandonnera pas, aura sans doute trouvé dans la production d’estampes cet espace de liberté «où les caprices et l’invention peuvent se développer», où il peut s'adonner au réalisme sombre, donner là libre cours à sa vision.

Dans ses petits tableaux, il livrera le témoignage de ce qui le trouble, le choque, le saisit, le perturbe, le dérange, l’angoisse dans les mœurs de la société espagnole et de façon plus large dans la nature humaine, à savoir la bêtise, la cruauté, la folie sanguinaire. Le noir et blanc des techniques de l’aquatinte et de l’eau-forte, lui offrent le parfait rapport pour la caricature de l’époque en vue de noircir les traits de la bestialité démoniaque qui la ravage et de mettre en lumière l’idéal du divin en péril. «En chaque homme cohabitent un moine et un bourreau», relevait-il et il le démontra par la satire dans ses planches fantastiques des Caprichos (Caprices – album de 80 aquatinte et d’eaux-fortes -1799), les Désastres de la Guerre (1810 – 1820), et avec d’autant plus de force dans ses Disparates (Folies - 1815-1824).

Les désastres de la guerre - 1810 - Francisco Goya y Lucientes 
Admirateur de Goya, le poète Charles Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire publié en 1855, et dans deux articles sur les caricaturistes français et étrangers, voit dans le rire que la caricature provoque une manifestation satanique à se réjouir de la chute du divin dans le diabolique, de l’humain dans le bestial, de la beauté dans la monstruosité, d’une grandeur infinie dans une misère infinie: «C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire» qui traduit le mal-être et la gêne profonds au moment de la prise de conscience du caractère obscène de la chute métaphysique que la caricature de Goya souligne inlassablement. «La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité !»*

Et quelle beauté aussi, aux yeux du critique d’art Baudelaire qui affirmait que le Beau «contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et […] c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement beau ». 

La caricature s’impose, selon Baudelaire, comme une manifestation fascinante du bizarre qu’il goûte aussi dans l’œuvre du peintre-graveur Honoré Daumier. Pour le critique, Goya est un caricaturiste artistique à l’origine d’un «comique féroce et [qui] s’élève jusqu’au comique absolu », produit un comique éternel plutôt que fugitif, grâce à l’introduction par l’artiste espagnol de « l’élément très rare » qu’est le fantastique et se distingue ainsi du caricaturiste historique.

«Le regard qu’il jette sur les choses est un traducteur naturellement fantastique. Los Caprichos sont une œuvre merveilleuse, non seulement par l’originalité des conceptions, mais encore par l’exécution», notait Baudelaire en soulignant la portée universelle de cette œuvre à laquelle il rendait hommage.

Des exemplaires des Caprices commencèrent à circuler en France dès 1809 et, très vite devenus célèbres, éveillèrent la curiosité et connurent l’engouement de la génération des artistes romantiques, notamment du grand Eugène Delacroix.

En 1810, l’Espagne ravagée par des affrontements dont il est témoin en plusieurs occasions, Goya commence le cycle des Désastres de la Guerre, constituant par certains aspects un reportage sur le conflit (Yo lo vi - J'ai vu cela- eau forte 1810-1812 ) avec les forces bonapartistes. 

« C'est un étrange peintre, un singulier génie que Goya ! Jamais originalité ne fut plus tranchée, jamais artiste espagnol ne fut plus local. Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les moeurs du pays que les plus longues descriptions »,  avait encore vu avec justesse Théophile Gautier.

Il grave les scènes représentant la famine qui a touché Madrid, des exécutions, de véritables scènes de boucheries et d’acharnements, aux titres acides faisant office de critiques ironiques de ces tragédies humaines. Cette série marquera les esprits et inspirera les artistes dont Pablo Picasso avec son Guernica, jusqu’à nos jours.

A partir de 1816, il amorce sa série d’estampes sombres et mystérieuses, pièces purement imaginaires, ses Disparates, où le fantastique domine et inquiète. Cette série est peuplée de sorcières, de sabbats, de démons et de monstres sous des cieux obscurs, aux  atmosphères viciées des cauchemars où règnent à la fois terreur, magie, mystère et poésie.

C'est quand «il s’abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable ; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d’une nuit d’orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d’horizons sinistres», selon Gautier.

Si la série des Disparates est la moins connue, - les plaques de cuivres furent oubliées pendant plusieurs décennies dans la Quinta del Sordo, dernière résidence madrilène du maître sur les murs de laquelle il a peint ses célèbres peintures noires - elle est aussi la plus impressionnante de ses grandes séries d’estampes qui fascinent les artistes français dès qu'ils les découvrent à la fin du XIXe siècle.

Romantiques, impressionnistes ou symbolistes, vont se réclamer de lui, puisant l’inspiration dans ses aquatintes, eaux-fortes et lithographies, chacun à sa manière. J-K Huysmans compare en 1887 une course de taureaux peinte par Goya à un « délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie ». Exemple emblématique de filiation établie entre les symbolistes et les gravures de Goya, Huysmans rendra hommage à ce dernier par le biais de des Esseintes le héros de son roman A rebours, un collectionneur d’estampes du maître espagnol.

Eugène Delacroix, Edouard Manet, mais aussi Odilon Redon, Félix Buhot, François-Nicolas Chifflart, verront en Goya un maître avant-gardiste, un visionnaire, en feront le chantre de la modernité, et plus tard Marcel Roux s'en inspirera également dans ses gravures peuplées d’êtres maléfiques et hantées par la mort.

« Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité», jugea encore Baudelaire, «en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel. »

Goya Graveur  (Ed. Paris musées) 
Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, La Pléiade)
 Du 13 mars au 8 juin 2008, le Petit Palais présente l'exposition Goya Graveur