Affichage des articles dont le libellé est Gunther Anders. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Gunther Anders. Afficher tous les articles

vendredi 1 janvier 2016

Rodin, divin paria



L'éternelle idole – Vers 1890 -1893  – Auguste Rodin
« Rodin lui-même a dit un jour qu’il devrait parler pendant une année pour répéter en paroles une de ses œuvres »  
Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin

L’œuvre de tout sculpteur une fois achevée est un objet massif à trois dimensions parmi d’autres objets, apparu dans un monde qui ne l'avait pas réclamé et n'a pas prévu sa place. La sculpture a besoin de trouver son lieu, doit installer quelque part sa solitude exemplaire. Le sculpteur est donc bien l’artiste qui isole, en faisant jaillir un corps humain de l’univers des choses. 

Les sculptures ont aussi peu leur place dans la société que les artistes eux-mêmes, déchus au rang des divins parias. Et, puisqu'il n’existe pas de lieu pour ses sculptures, Auguste Rodin a toujours dû laisser ses œuvres en dehors du monde, l'habitude de les créer pour la nature est prise depuis longtemps. Et quand en 1900 a lieu l’exposition universelle, n’y ayant pas sa place, il organise dans un pavillon à une centaine de mètres de là sa propre exposition mondiale, dite de l’Alma. Rétrospective de son oeuvre qu'il finance lui-même et distingue ainsi de toute autre, il se maintient plus que jamais sciemment en marge.

Rilke avait alors déjà montré dans son texte Auguste Rodin que sa sculpture n’était d’aucun lieu, qu’elle appartenait à un entre-monde de qualité supraterrestre plutôt que manifestation d’une anomalie.

Sa sculpture bouleverse les codes esthétiques de l'époque, à l'instar de L’homme qui marche, ce corps sans tête, sans bras, qui dérange. Son Non finito donne l’impression que ses sculptures étaient cassées, ratées, inachevées, ou vouées à la destruction, et rescapées d’un destin maudit.

Ses créatures qui surgissent du marbre, presque encore à l’état brut, trouvant ainsi d’emblée le socle parfait, naturel semblent être le produit d’un magicien, comme si le sculpteur s’était contenté de dégager des corps pris au piège au cœur des blocs de pierre.

Rilke soutient que ses statues disent ainsi quelque chose de tout à fait exceptionnel, de l’ordre du manifeste. Elles se revendiquent autres, singulières, affirment leur origine alternative, se moquent de l’approbation des académiciens et autres critiques, ni d’aucun censeur, devancent même les outrages du temps, des éléments, des pilleurs, en même temps que leurs amputations affirment leur évidente parenté avec les antiques, s’inscrivent dans leur lignée avec fierté, défiant toute l'époque contemporaine.  

« Il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout, achevé et qui n’admet aucun complément, juge Rilke, le sentiment d’inachevé ne provient pas seulement de la vue, mais d’une réflexion compliquée, d’une mesquine pédanterie qui nous dit qu’un corps a besoin de bras et qu’un corps sans bras ne saurait être entier, ou ne saurait l’être en aucune façon. »

D’évidence, Rilke prêche pour sa propre paroisse en tentant d’affranchir les artistes des carcans académiques, ces entraves inutiles et, a fortiori, néfastes à la perception, la réception, l’épanouissement mêmes de la création.

Les sculptures de Rodin étaient en outre conçues « sans abri ». Et c’est par ce caractère désespérément sans abri, sans protection, sans compassion, par sa lutte incessante pour surmonter ce destin ouvert à tous les outrages, cette lutte dont il sort toujours vaincu, que le sculpteur est incomparablement supérieur à ses contemporains qui ne produisent que « des anecdotes décoratives », de simples choses qui ne disent rien, ne tentent rien, ne risquent rien, des choses de rien du tout.

Rodin lui crée ses propres architectures comme des abris. Tout a un sens. Il n’y a rien de superflu. Il fait communier son oeuvre avec la nature même qui, à sa manière, ne manque jamais d’y apposer, tôt ou tard, sa propre griffe.

Bien sûr le plus extraordinaire de ses abris est La Porte de l’Enfer. Magistrale foule de damnés qui a trouvé son refuge comme des naufragés, entassés dans une barque perdue au milieu de l’océan, sains et saufs, jouissent de respirer pour un temps. Cette construction dans l’espace ouvert ne mène nulle part, elle est un pur semblant. 

Il ne s’agit pas d’une composition, Rodin n’a pas projeté cet ensemble. Chaque figure est venue au monde, avec spontanéité en tant qu’être absolu, fatalement seul. C’est ensuite que chacune se retrouve, pareille à toutes les autres, détenue au sein de cette Porte de l’Enfer où, rassemblées de la sorte, elles forment alors une communauté errante. 

Une autre façon inventée par Rodin pour offrir un abri à ses sculptures a été l’invention d’un « geste sacré », remarque Günther Anders. N’importe quelle autre sculpture de son époque est toujours en activité en train de faire quelque chose et au minimum se contente de se montrer debout, le modèle ne se laisse pas oublier, il demeure là en pose. 

La sculpture de Rodin, elle, ne fait rien. Elle laisse le corps dire, parler et sa parole est pleine de mélancolie et de cette intensité que l’on devine comme la frustration et le désespoir de l’animal condamné au mutisme, qui ne peut pas parler. Eloquente malgré sa condition. Elle s’exprime, c’est tout,  pour personne, elle communique, sans viser personne. Elle prie sans dieu. Rodin se distingue dans cette expression sans destinataire. 

A cette époque, seule la danse moderne compose de tels gestes purs, presque narcissiques dont Isadora Duncan, Mary Wigman sont les figures glorieuses. Les danseurs semblent donner sans personne pour recevoir, semblent porter… des objets sans poids ; demander mais à personne, aimer mais sans bien-aimé. Le geste qui s’adresse à l’invisible, se pare d’un caractère sacré, voire religieux et brise l’isolement, le personnage gagne en importance,  s’enveloppe d’une aura singulière et mystérieuse, il est permis de croire dès lors en son destin. Le personnage ne fait pas de geste, il est lui-même le geste. Avec L’Homme qui marche, Rodin révèle ce qu’est marcher et non ce qu’est un marcheur, souligne Anders. 

Comme le remarque pour sa part Rilke, le mouvement n’est pas nouveau dans les arts plastiques en général ni dans la sculpture en particulier.  Mais ce que cherche Rodin tel qu'il le déclare lui-même : 
 « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer ».

Et son œuvre est d'autant plus frappante qu’il parvient à rendre la mobilité singulière des gestes qui paraît naître de l’intérieur même des choses, au point de parvenir à l'illusion même d'un pouls battant. Le poète lui explique le phénomène par le jeu que le sculpteur parvient à introduire entre la matière la lumière :

« Nouvelle n’était que l’espèce de mouvement à laquelle est contraint la lumière par la complexion particulière de ses surfaces dont les inclinaisons sont si souvent modifiées que tantôt elle coule lentement et tantôt se précipite, tantôt elle apparaît profonde, tantôt guéable, miroitante ou mate. La lumière qui touche une de ces choses, n’est plus une lumière quelconque ; elle n’a plus de mouvements dus au hasard ; la chose prend possession de cette lumière et s’en sert comme d’un objet à soi. […] Et n’est-il pas étrange de voir avancer la lumière sur le dos étendu de la Danaïde, lentement comme si elle progressait depuis des heures ? »
Rodin poursuit sans relâche l’exploration, quasi scientifique, du corps humain, élabore une panoplie d’éléments d’existence, qu’il renouvelle sans cesse. Tout se transforme avec constance, d’un membre à un autre, d’une position à une autre, le maître des métamorphoses renouvelle figures et gestes, éternels et sacrés.  

Cogitation issue de la lecture d’un texte méconnu, et rare en français, du philosophe Günther Anders – La Sculpture sans abri, Etude sur Rodin (Ed. Fario). Un petit délice éclairant.