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mardi 20 juillet 2010

Preljocaj, la danse viscérale

Le Sacre du Printemps (photo Jean Barak - Ballet Angelin Preljocaj - Partition Igor Stravinsky) 
 « Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n'est point d'image qui nous choque qu'elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent. »  - Pascal Quignard

Le centenaire des Ballets russes (1909-1929) de Serge Diaghilev (1872 - 1929) a été célébré à nouveau avec magnificence les 8 et 9 juillet derniers, sur les eaux du Bassin de Neptune à Versailles, par le ballet du chorégraphe Angelin Preljocaj, avec la programmation de ses créations Noces (1989) et Le Sacre du Printemps (2001) sur les grandioses partitions d'Igor Stravinsky (1882 – 1971).

Les liaisons entre les deux pièces sont multiples et infiniment subtiles mais Angelin Preljocaj a choisi de tirer le fil conducteur qui lui tient le plus à cœur, celui qui les noue l’une à l’autre dans la plus grande puissance : le désir charnel perçu en danse viscérale.

Par ce fil, il va remonter le temps. Avec Noces, il s’attache à révéler cette énergie sexuelle, vitale telle qu’elle s’exprime à l’ère contemporaine, où désormais la société organisée tente non sans peine de la canaliser, d’en dompter l’extraordinaire violence venue du fond des âges, de lui imposer un cadre, de lui fixer des règles, d’en amoindrir la crudité. Et malgré l’effort dramatique déployé en formidables stratagèmes en vue de taire la bestialité à la racine de l’être, toute la tension de la chair demeure vive, à peine voilée, impossible à abolir, et continue de régner, pleine de son pouvoir qui coule dans les veines, feignant seulement de se laisser contenir pour ne jamais abdiquer. Ainsi, aux yeux du chorégraphe, la cérémonie du mariage scelle le pacte tragique du « rapt consenti ».

Entre chien et loup, sur la scène érigée au beau milieu des eaux, le banquet des Noces est dressé. Cinq bancs de bois, cinq hommes de belle mise, portant pantalon noir, chemise blanche et cravate noire, cinq jeunes femmes d’allure slave, vêtues court de robes de velours, tous semblent d’abord indifférents aux cinq poupées de chiffon d’une blancheur virginale figurant les mariées, lumineuses absentes en présence, esseulées en marge de la fête archaïque qui bientôt bat son plein pour célébrer leur funeste destin. La musique et les chœurs prennent ampleur, rythment la montée d’un sombre désir qui échauffe l’atmosphère de bal et d’ivresse, se joue de la jeunesse qui s’ébat de batailles en caresses.

En jeunes félins qui d’instinct se mesurent les uns aux autres, hommes et femmes se reniflent et se frôlent, se câlinent et se frottent avec grâce, mais farouches s’agitent, se cherchent et se fuient entre les bancs, souvent se violentent sous mille feux de lumière éclatant en diamants. 

Ces couples de fiancés enivrés d’alcool et de passion se heurtent et s’accrochent en corps à corps agiles et lestes, bondissent et traversent les airs gonflés de peur et de désir, s’étreignent et se repoussent avec force pour mieux s’aimanter en corps, se rencontrer au cœur d’une angoisse ancestrale mêlée de tendresse affolée, et puis hors d’haleine, s’apaisent quelques instants, s’apprivoisent le temps d’un repos fugace et amoureux sur un banc, s’enlacent de guerre lasse, avant de repartir en lutte, le goût du sang et du sexe appelé sur les lèvres par des effluves qui s’élèvent tragiques comme la musique chorale tout autour des blanches et tristes mariées, soumises à la volonté du clan, que chacun aura fait virevolter à sa guise, avec désinvolture, sans nul égard et de s’en débarrasser prestement dans la nuit barbare comme on s’éloigne d’un feu de malheur prêt à tout embraser, car il est l’heure. L’heure du sacrifice a sonné.

Rien n’a changé.

Ces quelques moments d’ivresse ont suffi à faire remonter du temps les jours primitifs où le sacrifice suprême d’une vierge, élue au sein du clan païen, rituel d’une violente et sauvage frénésie, devait amadouer le Dieu slave du Printemps, Iarilo.

S’impose dès lors Le Sacre du Printemps. Au cœur de la nuit des temps, les notes d’un paisible basson s’élèvent au-dessus de six monticules d’herbe tendre et fluorescente où reposent, telles des fleurs irisées, autant de jeunes hommes alanguis, nonchalants, avant que ne viennent, une par une, six jeunes filles en jupes courtes et corsages bigarrés, d’un air détaché, provoquer leur désir, se libérant d’emblée, avec habile et désinvolte lenteur, de leur blanche petite culotte qu’elles font glisser des deux mains le long de leurs jambes nues et qu’elles garderont quelques instants sur leur fines chevilles en amorçant quelques pas délicats. 

Enfin, d’adroites et sensuelles attitudes leur suffiront à abandonner au sol la petite pièce de tissu, devenue symbole de la nudité du sexe offert à la convoitise des jeunes gens qui, pour l’heure, observent les séductrices dont la beauté virevolte avec insouciance. Ils n’y résisteront pas longtemps, et sans quitter leur élégante nonchalance, instinctive, animale, ils s’en vont recueillir l’objet, dont ils s’empressent de respirer l’odeur d’intimité, avant de l’enfouir résolument dans la poche de leur pantalon. Chacun a trouvé sa chacune. Et déjà, s’échauffe le désir mâle qui, se heurtant au féminin refus, monte en puissance, gronde furieusement dans les veines. Impérieux.

Au gré de courses folles, de rondes adolescentes, abandonnant l’innocence, un violent printemps russe s’apprête à s’enflammer pour bientôt faire résonner en symphonie de cuivre, cordes, bois et percussions tous les « craquements de la terre » adorée.

Aux rythmes chaotiques d’une partition complexe et envoûtante, le rituel primitif et tribal, au plus près de la bestialité, se déchaîne. La jeunesse aux instincts débridés s’embrase dans l’exploration étrange et grave des corps et de l’espace, s’affranchit et s’entrechoque en palpitations primaires, de contractions de chair en spasmes morbides, de tensions extatiques en émotions puériles. 

A la fois humaines et animales, divines et démoniaques, ces créatures de la Terre aux prises avec un insatiable appétit de vie et de mort se livrent, dans une extraordinaire et terrifiante explosion d’érotisme sauvage entraînée par la fureur des percussions musicales, à une lutte sexuelle acharnée que remportent dans le viol des femelles les mâles tout entiers possédés par la puissance d’un désir forcené de jouissance charnelle.

Les jeunes proies aux chairs endolories, se relèvent lentement de ce cruel jeu du rapt, peinent à retrouver leur morgue mais bien vite le clan se reforme et sous une divine lumière d’or, tous les corps étendus sur la Terre s’adonnent à son adoration

Pris par une impétueuse transe tissée d’une frénésie d’ondes et de vagues, ils appellent à l’union du Ciel et de la Terre avant de composer leurs cercles mystérieux. Têtes baissées, épaules voûtées, pieds en dedans, à la queue-leu-leu, ils défilent entre deux talus d’herbe verte sur un même rythme étrange, en une nouvelle transe saccadée, toute en retenue, qui semble venir du plus profond des âges et se devine incantatoire, porteuse de prières au renouveau printanier.

Enfin, à force de jeux mystiques, le clan va jeter son dévolu sur la jeune fille qui deviendra l’Elue contre son gré. Biche aux abois, cernée par ceux qui étaient les siens devenus fauves déterminés, elle tente désespérément de repousser leurs assauts brutaux, d’échapper à toutes ces mains qui s’agrippent à chaque parcelle de son corps qui semble hurler toute sa peur et son refus. 

Mais elle ne peut guère résister à tant de sauvagerie. Plaquée dans l’herbe verte, violentée, meurtrie, saisie de tous côtés après la chute, ses vêtements ont tôt fait d’être arrachés, elle gît abandonnée dans « sa simplicité inapparente. » 

Dès lors, sa nudité éclate de toute sa splendeur, souveraine en pleine lumière, à la stupéfaction du clan ramené soudain à ses ténèbres. Extraordinaire, la nudité de l’Elue n’apparaît plus à leurs yeux comme un simple état, une forme ou une possession stable, mais s’appréhende en tant qu’événement plein et solennel. Désormais hors de portée, impossible à retenir, cette perle du Paradis, comme lui, fatalement perdue, peut dès lors embrasser son destin. Forte de sa nouvelle dimension quasi-divine, l’Elue se redresse et affronte la tribu prête à se prosterner, saisie d’effroi, qui recule face à sa nudité en gloire.

D’une blancheur laiteuse, corps sculptural sous tension, du feu dans le regard, prise d’une excitation incontrôlable, possédée par toutes les puissances cosmiques, la jeune fille entame son détachement du monde, en un ouragan de rythmes primitifs, de percussions terribles et de gestes furieux, elle danse à mort dans l’herbe verte. Sa danse ultime et sacrificielle, offerte au Dieu du Printemps, doit sauver la Terre.