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lundi 30 septembre 2013

Le Maître de thé

Sen no Rikyu par Ogawa Kyuho

 U
n narrateur anonyme, qui peut bien être Inoué Yasushi en personne, se trouve en possession d'un manuscrit original, anonyme lui aussi et sans titre. Il annonce l'avoir retranscrit en langue moderne, présumant qu'il s'agissait du « Journal d'un expert en cérémonie du thé qui vécut au début du XVIIe siècle », et plus exactement celui d'un homme de thé. Nous ne savons rien de la façon dont le manuscrit est parvenu entre ses mains.


Peut-être même a-t-il été rédigé par le moine nommé Honkakubô, avance-t-il. D'emblée, le narrateur explique qu’il a d'ailleurs pris le parti d'intituler le manuscrit, par lui remanié, Les Cahiers posthumes du moine Honkakubô, et qu’il s‘agit de l’ouvrage que nous nous apprêtons à lire. Soit une entrée en matière subtile annonçant un récit intime de l’Histoire avec un grand H, un témoignage sensationnel issu d'un des cercles les plus énigmatiques qui soit. 


Le Maître de Thé est l’avant-dernier roman d'Inoué Yasushi, publié en 1981 au Japon, et traduit en français en 1991, année de sa mort à l’âge de 83 ans. En 1989, le réalisateur Kumai Kei en avait signé une adaptation au cinéma, plutôt réussie, sous le titre français La Mort d'un Maître de Thé (Sen no Rikyû).


Journaliste, entré en littérature relativement tard, à l'âge de quarante ans, mais de façon définitive et exclusive, Inoué Yasushi a presque toujours eu recours au même procédé pour amorcer son propos, qu'il s'agisse de ses récits autobiographiques, ses romans historiques, ou de ses  romans et nouvelles : un manuscrit découvert fortuitement, un courrier inattendu, un article de presse, une visite surprise. 


Dans la préface au recueil de nouvelles Le Fusil de chasse et autres récits (Ed. Stock, La Cosmopolite), intitulée L'espace vide face au temps, l'écrivain et traducteur René de Ceccaty relève, à juste titre, que ce procédé imprime toute l'oeuvre de l'auteur japonais d'une «réflexion sur le temps, un temps extraordinairement volatil, qui avait pour conséquence de détacher brutalement le narrateur de son environnement et de lui donner accès à un monde intérieur, régi par l'introspection et la littérature ».


Aussi, après l'avertissement lancé au lecteur, le narrateur du Maître de Thé laisse-t-il rapidement place au récit autobiographique dudit Honkakubô, un moine entré très jeune et par hasard au service d'un grand maître de thé, pour ne pas dire le plus grand de son époque, Maître Rikyû. 


Sen no Rikyû (1522–1591), qui a réellement existé donc, avait métamorphosé le rituel essentiel, et en tout point codifié, que constitue au Japon la cérémonie de thé. Il l’avait dépouillée de tout le faste clinquant qu’on lui consacrait à la cour.


Rikyû avait créé l'école wabicha, celle du thé simple et sain. Il lui conféra une manière calquée sur les préceptes des moines Zen, s’attachant à célébrer le caractère sacré des plus infimes gestes de la préparation du thé, comme de chacun des ustensiles qu’il fabriquait lui-même et du décor de la salle de thé réduit à sa plus humble expression. En outre, l'attention la plus aiguë était requise à chaque seconde du cérémonial.


Le maître de thé avait été instruit en particulier par le « Maître du Zen Kôkeï qui l'autorisa en le qualifiant de "chercheur du Zen jusqu'à satiété" », avait d'ailleurs noté Maître Ikkyu Sôjun, moine et poète, dans son célèbre ouvrage La Saveur du Zen (Ed. Albin Michel).


Rikyû avait débarrassé la cérémonie du thé (cha-no-yu) de tout luxe et de tout superflu afin d’éveiller les hôtes à la beauté pure de l’instant, celui du partage et de la méditation conjointe, bercée par le chant de l'eau et la chaleur du brasero, sans que rien d’autre ne menace de les en distraire.


Selon Honkakubô, le moine Tôyôbô, un des disciples du maître, disait de son style qu’il était « incomparable : libre, ample, sans la moindre trace d’avarice. Rien qu’à le regarder faire, on se sentait tranquille : un style fluide, sans aucune précipitation. On voudrait parler de génie, mais il est sûrement le résultat de beaucoup d’efforts… Le style de Monsieur Rikyû ressemblait à un combat sans arme et sans stratégie ; en un mot : le combat d’un homme à nu ». Ce qui, pour un profane, ne s’entend pas aisément.


Ainsi, en qualité d’assistant du maître dans la cérémonie de thé, le moine Honkakubô avait acquis une connaissance unique de la Voie du Thé que Rikyû avait voulue, soit un savoir authentique et précieux, au point qu'il aurait pu lui-même prétendre au titre de disciple et devenir un jour, à son tour, un grand maître de thé. 


Mais le moine, qui vouait une admiration inébranlable à Rikyû, n'aspirait à rien d'autre qu'à servir celui-ci et à bénéficier de son enseignement sans que l’ambition de lui succéder ne le concerne jamais. Son humilité était sans borne, son détachement du monde matériel, total. L’ascèse le caractérisait. 

« Malgré mon peu d'importance, lisait-on dans ses notes, j'ai eu l'honneur d'être le seul invité d'une cérémonie, la dernière année de Maître Rikyû : Je m'en souviendrai toute ma vie ! Quand j'y repense, encore aujourd'hui, j'éprouve cette même concentration du corps et de l'esprit. » 

Cette cérémonie exceptionnelle avait eu lieu en 1590, six mois avant le suicide du maître de thé, suicide qui lui avait été ordonné mystérieusement par le Taïkô, le puissant gouverneur de la province, proche de l'empereur de surcroît. Le maître de thé oeuvrait au service de cet homme redoutable depuis de nombreuses années, l’avait suivi dans ses campagnes militaires, donnait une cérémonie de thé pour tous les samouraïs avant leur départ pour le champ de bataille. A l’annonce de l’ordre du Taïko, les rumeurs les plus extravagantes et calomnies les plus odieuses s’étaient répandues.


« Si ces hypothèses se transmettent de bouche à oreille, il existe aussi une correspondance secrète entre les gens de thé et les samouraïs qui les relatent avec sérieux », avait annoncé monsieur Kôsetsuaï au moine Honkakubô, outré que de tels inepties, évidemment sans fondement à ses yeux, entachent la mémoire du maître. Le moine s'en inquiétait.


Et puis, tout aussi mystérieusement que soudainement, le Taïko était revenu sur son ordre. Maître Rikyû avait finalement été gracié. Pourtant l’homme de thé, déjà exilé, s’en était tenu à l'ordre premier qu’il mit à exécution. Faisant fi de sa grâce, il s'ouvrait bientôt le ventre suivant les règles du rituel traditionnel du samouraï dit du seppuku ou hara-kiri.


Inoué avait, par le passé, déjà consacré au célèbre maître de thé une nouvelle intitulée La mort de Rikyû. Manifestement, ce suicide intriguait notre auteur. Dans cet étrange et bref récit, il avait imaginé que le grand homme de thé avait eu le pressentiment de son sort bien des années auparavant dès sa première rencontre avec le Taïko, et puis le jour même de sa fin « une idée précise lui traversa l'esprit : "aujourd'hui, il va m'arriver quelque chose." Il sentit son coeur se serrer, non de tristesse ni d'angoisse : un mystérieux sentiment d'accomplissement l'envahissait tout entier».


Dans son roman, les circonstances de ce suicide obsédaient pareillement le moine narrateur Honkakubô qui, après la mort de Rikyû, s'était retiré hors les murs de la cité et vivait plus que jamais une existence d'ascète qu'il consacrait essentiellement à la méditation et à la vénération de la mémoire du défunt. 

« J'ai dit tout à l'heure que je m'étais éloigné du monde du thé parce qu'il est trop marqué par mon maître Rikyû, mais cela ne signifie pas que je me sois éloigné de Maître Rikyû ; en fait, j'ai même l'impression de mieux le servir depuis que je vis isolé ; j'entends sa voix plusieurs fois par jour et je lui parle aussi... »

Il continuait de s'interroger sur le sens du suicide de Rikyû. En effet, le moine était convaincu que cette ultime décision, irréversible, avait une signification capitale, qu’elle devait s’inscrire dans l’esprit de la Voie du thé même. Il s’était produit quelque chose que Rikyû avait saisi et avait voulu transmettre de façon impérieuse et radicale. 

« Je  reste persuadé que mon Maître avait prévu le destin qui l’attendait, même si les apparences semblaient n’avoir aucun rapport avec ce destin. Comment était-il arrivé à se mettre dans une telle situation ? Cette question dépasse l’entendement du petit moine Honkakubô du temple Mii-Dera que je suis… »  

Des phrases prononcées par le maître continuaient de retentir dans son esprit. Il se souvenait lui avoir demandé quel était le secret du thé et avoir un obtenu pour réponse quatre mots qu’il n’avait pas compris : « wabisuki-jôjû, chanoyu-kanyô ». Le moine Tôyôbô, « connu comme un amateur éclairé » et proche de Rikyû, avait bien voulu lui expliquer ce que son  maître entendait par cette expression :

« Wabisuki-jôjû […] cela signifie qu’il faut toujours garder en son cœur l’esprit du thé, simple et sain, même en dormant ; chanoyu-kanyô, c’est la pratique de la cérémonie du thé, qui est aussi très importante. C’est en tout cas ainsi que je l’interprète… J’arrive à respecter « la pratique », mais pour ce qui est «  toujours garder en son cœur l’esprit du thé », c’est difficile ! C’est même pratiquement impossible, si j’ose dire. Seul Monsieur Rikyû y est parvenu : il y pensait toujours, constamment jusqu’au dernier moment. »

Son maître avait affirmé un jour aussi « qu’au bout de la voie du thé, on arrive dans un univers tari, engourdi par le froid. » Honkakubô méditait sans cesse ce propos et songeait aussi beaucoup à une autre phrase d’une mystérieuse portée, saisie par hasard alors que Rikyû recevait deux hommes dans sa salle de thé, et qui le tourmentait, certain qu’elle constituait pour une part, la clé de l’énigme :

« Rien ne disparaît si l’on accroche une calligraphie portant le mot néant alors que si le mot est mort, tout s’annihile : le néant n’anéantit rien, c’est la mort qui abolit tout. » 

« La voix avait le ton impétueux du défi » , avait remarqué Honkakubô.


Et de fait, il n’était pas le seul à y réfléchir. Au fil des pages de ses cahiers, noircies dans un style simple et sain, qui courent sur les trois décennies qui suivirent la mort de Rikyû, l'humble moine relate maints souvenirs du maître, qu'il savait parsemés d'indices, et de multiples rencontres avec les disciples et successeurs de Rikyû, qui tous se rendirent régulièrement auprès de lui dans l'espoir de percer le secret du maître de thé. 


Ces retrouvailles l’emplissaient la plupart du temps de nostalgie, avait-il confié un jour dans ses notes. Mais elles lui fournissaient aussi une multitude de renseignements sur les derniers instants de son maître et dont il rêvait littéralement de comprendre le sens, y songeant jour et nuit. Dans son sommeil même, il interrogeait le disparu qui lui apparaissait constamment mais ne lui offrait que silence.


Il consignait dans ses cahiers le détail de ces rencontres et les éléments revêtant quelque importance pour sa quête de la vérité sur le sort de Rikyû. Car, si les conversations étaient toutes vouées à l’évocation du maître et de son enseignement, elles finissaient invariablement sur le grand point d’interrogation que constituait aux yeux de tous son suicide. Chacun y allant de sa propre théorie, fondée sur des événements particuliers dont ils avaient été témoins ou qui leur avaient été rapportés.


Comme cette fois où Monsieur Tôyôbô s’était exclamé : « Ah le thé de Monsieur Rikyû était extraordinaire ! Il avait quelque chose que les autres Maîtres de thé ne possèdent pas… », avant de poursuivre sur une voie pour le moins étonnante : 

« C’était un homme incomparable : il risquait sa vie avec le thé… aucun autre Maître ne peut lui être comparé ! Et il était si impétueux ! Trop impétueux… C’est pourquoi il n’a pas pu finir sa vie paisiblement. On parle beaucoup de la raison pour laquelle Rikyû a reçu l’ordre de se donner la mort, mais en fin de compte, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que c’est lui-même qui l’a attiré ? »

Monsieur Kôsetsuaï était, un jour, allé remettre à Honkakubô le manuscrit d’un disciple du maître, Sôji Yamanoue, que ce dernier avait écrit peu avant de recevoir lui-même l’ordre de s’éventrer. Celui-ci avait disparu, nul n'était sûr de son sort. Kôsetsuaï espérait que Honkakubô saurait y déceler quelque indice décisif et avait déclaré : 

« On a l’impression qu’il a voulu laisser une trace écrite, comme s’il avait pressenti que son destin pouvait changer d’un jour à l’autre… »

Honkakubô était tout ouïe, mais se gardait bien de livrer son intime conviction, se retranchant derrière son humble statut d’assistant. Aucun des disciples n’était dupe. Ils revenaient à tour de rôle auprès de lui tenter de glaner des éléments nouveaux et en portaient d’autres à sa connaissance. 


De révélations en révélations, d’une circonvolution toute asiatique, qu’il analysait au fil des ans et des pages comme autant de pièces d’un puzzle, l’intrigue se nouait pour mieux se dénouer, dans la paix et la ferveur de son cœur et sa pensée, forts de l'expérience intime de la Voie du Thé que lui avait enseignée le maître et dont il était devenu, en vérité et à son insu, l'unique dépositaire.


Le Maître de Thé, Inoué Yasushi, traduit par Tadahiro Oku et Anna Guerineau, 2003, Ed. Stock, Collection La Cosmopolite.   

Inoué: L'énigme de la Voie du thé


Sen no Rikyu par Ogawa Kyuho
Un narrateur anonyme, qui peut bien être Inoué Yasushi en personne, se trouve en possession d'un manuscrit original, anonyme lui aussi et sans titre. Il annonce l'avoir retranscrit en langue moderne, présumant qu'il s'agissait du « Journal d'un expert en cérémonie du thé qui vécut au début du XVIIe siècle », et plus exactement celui d'un homme de thé. Nous ne savons rien de la façon dont le manuscrit est parvenu entre ses mains.

Peut-être même a-t-il été rédigé par le moine nommé Honkakubô, avance-t-il. D'emblée, le narrateur explique qu’il a d'ailleurs pris le parti d'intituler le manuscrit, par lui remanié, Les Cahiers posthumes du moine Honkakubô, et qu’il s‘agit de l’ouvrage que nous nous apprêtons à lire. Soit une entrée en matière subtile annonçant un récit intime de l’Histoire avec un grand H, un témoignage sensationnel issu d'un des cercles les plus énigmatiques qui soit. 

Le Maître de Thé est l’avant-dernier roman d'Inoué Yasushi, publié en 1981 au Japon, et traduit en français en 1991, année de sa mort à l’âge de 83 ans. En 1989, le réalisateur Kumai Kei en avait signé une adaptation au cinéma, plutôt réussie, sous le titre français La Mort d'un Maître de Thé (Sen no Rikyû).
Journaliste, entré en littérature relativement tard, à l'âge de quarante ans, mais de façon définitive et exclusive, Inoué Yasushi a presque toujours eu recours au même procédé pour amorcer son propos, qu'il s'agisse de ses récits autobiographiques, ses romans historiques, ou de ses  romans et nouvelles : un manuscrit découvert fortuitement, un courrier inattendu, un article de presse, une visite surprise. 
Dans la préface au recueil de nouvelles Le Fusil de chasse et autres récits (Ed. Stock, La Cosmopolite), intitulée L'espace vide face au temps, l'écrivain et traducteur René de Ceccaty relève, à juste titre, que ce procédé imprime toute l'oeuvre de l'auteur japonais d'une «réflexion sur le temps, un temps extraordinairement volatil, qui avait pour conséquence de détacher brutalement le narrateur de son environnement et de lui donner accès à un monde intérieur, régi par l'introspection et la littérature ».
Rikyû avait créé l'école wabicha, celle du thé simple et sain. Il lui conféra une manière calquée sur les préceptes des moines Zen, s’attachant à célébrer le caractère sacré des plus infimes gestes de la préparation du thé, comme de chacun des ustensiles qu’il fabriquait lui-même et du décor de la salle de thé réduit à sa plus humble expression. En outre, l'attention la plus aiguë était requise à chaque seconde du cérémonial.
Le maître de thé avait été instruit en particulier par le « Maître du Zen Kôkeï qui l'autorisa en le qualifiant de "chercheur du Zen jusqu'à satiété" », avait d'ailleurs noté Maître Ikkyu Sôjun, moine et poète, dans son célèbre ouvrage La Saveur du Zen (Ed. Albin Michel).
Selon Honkakubô, le moine Tôyôbô, un des disciples du maître, disait de son style qu’il était « incomparable : libre, ample, sans la moindre trace d’avarice. Rien qu’à le regarder faire, on se sentait tranquille : un style fluide, sans aucune précipitation. On voudrait parler de génie, mais il est sûrement le résultat de beaucoup d’efforts… Le style de Monsieur Rikyû ressemblait à un combat sans arme et sans stratégie ; en un mot : le combat d’un homme à nu ». Ce qui, pour un profane, ne s’entend pas aisément.



Aussi, après l'avertissement lancé au lecteur, le narrateur du Maître de Thé laisse-t-il rapidement place au récit autobiographique dudit Honkakubô, un moine entré très jeune et par hasard au service d'un grand maître de thé, pour ne pas dire le plus grand de son époque, Maître Rikyû. 

Sen no Rikyû (1522–1591), qui a réellement existé donc, avait métamorphosé le rituel essentiel, et en tout point codifié, que constitue au Japon la cérémonie de thé. Il l’avait dépouillée de tout le faste clinquant qu’on lui consacrait à la cour.



Rikyû avait débarrassé la cérémonie du thé (cha-no-yu) de tout luxe et de tout superflu afin d’éveiller les hôtes à la beauté pure de l’instant, celui du partage et de la méditation conjointe, bercée par le chant de l'eau et la chaleur du brasero, sans que rien d’autre ne menace de les en distraire.


Ainsi, en qualité d’assistant du maître dans la cérémonie de thé, le moine Honkakubô avait acquis une connaissance unique de la Voie du Thé que Rikyû avait voulue, soit un savoir authentique et précieux, au point qu'il aurait pu lui-même prétendre au titre de disciple et devenir un jour, à son tour, un grand maître de thé. 

Mais le moine, qui vouait une admiration inébranlable à Rikyû, n'aspirait à rien d'autre qu'à servir celui-ci et à bénéficier de son enseignement sans que l’ambition de lui succéder ne le concerne jamais. Son humilité était sans borne, son détachement du monde matériel, total. L’ascèse le caractérisait. 
« Malgré mon peu d'importance, lisait-on dans ses notes, j'ai eu l'honneur d'être le seul invité d'une cérémonie, la dernière année de Maître Rikyû : Je m'en souviendrai toute ma vie ! Quand j'y repense, encore aujourd'hui, j'éprouve cette même concentration du corps et de l'esprit. » 
Cette cérémonie exceptionnelle avait eu lieu en 1590, six mois avant le suicide du maître de thé, suicide qui lui avait été ordonné mystérieusement par le Taïkô, le puissant gouverneur de la province, proche de l'empereur de surcroît. Le maître de thé oeuvrait au service de cet homme redoutable depuis de nombreuses années, l’avait suivi dans ses campagnes militaires, donnait une cérémonie de thé pour tous les samouraïs avant leur départ pour le champ de bataille. A l’annonce de l’ordre du Taïko, les rumeurs les plus extravagantes et calomnies les plus odieuses s’étaient répandues.

« Si ces hypothèses se transmettent de bouche à oreille, il existe aussi une correspondance secrète entre les gens de thé et les samouraïs qui les relatent avec sérieux », avait annoncé monsieur Kôsetsuaï au moine Honkakubô, outré que de tels inepties, évidemment sans fondement à ses yeux, entachent la mémoire du maître. Le moine s'en inquiétait.

Et puis, tout aussi mystérieusement que soudainement, le Taïko était revenu sur son ordre. Maître Rikyû avait finalement été gracié. Pourtant l’homme de thé, déjà exilé, s’en était tenu à l'ordre premier qu’il mit à exécution. Faisant fi de sa grâce, il s'ouvrait bientôt le ventre suivant les règles du rituel traditionnel du samouraï dit du seppuku ou hara-kiri.


Inoué avait, par le passé, déjà consacré au célèbre maître de thé une nouvelle intitulée La mort de Rikyû. Manifestement, ce suicide intriguait notre auteur. Dans cet étrange et bref récit, il avait imaginé que le grand homme de thé avait eu le pressentiment de son sort bien des années auparavant dès sa première rencontre avec le Taïko, et puis le jour même de sa fin « une idée précise lui traversa l'esprit : "aujourd'hui, il va m'arriver quelque chose." Il sentit son coeur se serrer, non de tristesse ni d'angoisse : un mystérieux sentiment d'accomplissement l'envahissait tout entier».

Dans son roman, les circonstances de ce suicide obsédaient pareillement le moine narrateur Honkakubô qui, après la mort de Rikyû, s'était retiré hors les murs de la cité et vivait plus que jamais une existence d'ascète qu'il consacrait essentiellement à la méditation et à la vénération de la mémoire du défunt. 
« J'ai dit tout à l'heure que je m'étais éloigné du monde du thé parce qu'il est trop marqué par mon maître Rikyû, mais cela ne signifie pas que je me sois éloigné de Maître Rikyû ; en fait, j'ai même l'impression de mieux le servir depuis que je vis isolé ; j'entends sa voix plusieurs fois par jour et je lui parle aussi... »
Il continuait de s'interroger sur le sens du suicide de Rikyû. En effet, le moine était convaincu que cette ultime décision, irréversible, avait une signification capitale, qu’elle devait s’inscrire dans l’esprit de la Voie du thé même. Il s’était produit quelque chose que Rikyû avait saisi et avait voulu transmettre de façon impérieuse et radicale. 
« Je  reste persuadé que mon Maître avait prévu le destin qui l’attendait, même si les apparences semblaient n’avoir aucun rapport avec ce destin. Comment était-il arrivé à se mettre dans une telle situation ? Cette question dépasse l’entendement du petit moine Honkakubô du temple Mii-Dera que je suis… »  
Des phrases prononcées par le maître continuaient de retentir dans son esprit. Il se souvenait lui avoir demandé quel était le secret du thé et avoir un obtenu pour réponse quatre mots qu’il n’avait pas compris : « wabisuki-jôjû, chanoyu-kanyô ». Le moine Tôyôbô, « connu comme un amateur éclairé » et proche de Rikyû, avait bien voulu lui expliquer ce que son  maître entendait par cette expression :
« Wabisuki-jôjû […] cela signifie qu’il faut toujours garder en son cœur l’esprit du thé, simple et sain, même en dormant ; chanoyu-kanyô, c’est la pratique de la cérémonie du thé, qui est aussi très importante. C’est en tout cas ainsi que je l’interprète… J’arrive à respecter « la pratique », mais pour ce qui est «  toujours garder en son cœur l’esprit du thé », c’est difficile ! C’est même pratiquement impossible, si j’ose dire. Seul Monsieur Rikyû y est parvenu : il y pensait toujours, constamment jusqu’au dernier moment. »
Son maître avait affirmé un jour aussi « qu’au bout de la voie du thé, on arrive dans un univers tari, engourdi par le froid. » Honkakubô méditait sans cesse ce propos et songeait aussi beaucoup à une autre phrase d’une mystérieuse portée, saisie par hasard alors que Rikyû recevait deux hommes dans sa salle de thé, et qui le tourmentait, certain qu’elle constituait pour une part, la clé de l’énigme :
« Rien ne disparaît si l’on accroche une calligraphie portant le mot néant alors que si le mot est mort, tout s’annihile : le néant n’anéantit rien, c’est la mort qui abolit tout. » 
« La voix avait le ton impétueux du défi » , avait remarqué Honkakubô.

Et de fait, il n’était pas le seul à y réfléchir. Au fil des pages de ses cahiers, noircies dans un style simple et sain, qui courent sur les trois décennies qui suivirent la mort de Rikyû, l'humble moine relate maints souvenirs du maître, qu'il savait parsemés d'indices, et de multiples rencontres avec les disciples et successeurs de Rikyû, qui tous se rendirent régulièrement auprès de lui dans l'espoir de percer le secret du maître de thé. 

Ces retrouvailles l’emplissaient la plupart du temps de nostalgie, avait-il confié un jour dans ses notes. Mais elles lui fournissaient aussi une multitude de renseignements sur les derniers instants de son maître et dont il rêvait littéralement de comprendre le sens, y songeant jour et nuit. Dans son sommeil même, il interrogeait le disparu qui lui apparaissait constamment mais ne lui offrait que silence.

Il consignait dans ses cahiers le détail de ces rencontres et les éléments revêtant quelque importance pour sa quête de la vérité sur le sort de Rikyû. Car, si les conversations étaient toutes vouées à l’évocation du maître et de son enseignement, elles finissaient invariablement sur le grand point d’interrogation que constituait aux yeux de tous son suicide. Chacun y allant de sa propre théorie, fondée sur des événements particuliers dont ils avaient été témoins ou qui leur avaient été rapportés.

Comme cette fois où Monsieur Tôyôbô s’était exclamé : « Ah le thé de Monsieur Rikyû était extraordinaire ! Il avait quelque chose que les autres Maîtres de thé ne possèdent pas… », avant de poursuivre sur une voie pour le moins étonnante : 
« C’était un homme incomparable : il risquait sa vie avec le thé… aucun autre Maître ne peut lui être comparé ! Et il était si impétueux ! Trop impétueux… C’est pourquoi il n’a pas pu finir sa vie paisiblement. On parle beaucoup de la raison pour laquelle Rikyû a reçu l’ordre de se donner la mort, mais en fin de compte, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que c’est lui-même qui l’a attiré ? »
Monsieur Kôsetsuaï était, un jour, allé remettre à Honkakubô le manuscrit d’un disciple du maître, Sôji Yamanoue, que ce dernier avait écrit peu avant de recevoir lui-même l’ordre de s’éventrer. Celui-ci avait disparu, nul n'était sûr de son sort. Kôsetsuaï espérait que Honkakubô saurait y déceler quelque indice décisif et avait déclaré : 
« On a l’impression qu’il a voulu laisser une trace écrite, comme s’il avait pressenti que son destin pouvait changer d’un jour à l’autre… »
Honkakubô était tout ouïe, mais se gardait bien de livrer son intime conviction, se retranchant derrière son humble statut d’assistant. Aucun des disciples n’était dupe. Ils revenaient à tour de rôle auprès de lui tenter de glaner des éléments nouveaux et en portaient d’autres à sa connaissance. 

De révélations en révélations, d’une circonvolution toute asiatique, qu’il analysait au fil des ans et des pages comme autant de pièces d’un puzzle, l’intrigue se nouait pour mieux se dénouer, dans la paix et la ferveur de son cœur et sa pensée, forts de l'expérience intime de la Voie du Thé que lui avait enseignée le maître et dont il était devenu, en vérité et à son insu, l'unique dépositaire.

Le Maître de Thé, Inoué Yasushi, traduit par Tadahiro Oku et Anna Guerineau (Ed. Stock, La Cosmopolite)