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vendredi 2 mai 2008

Gadenne, De l'étrange musique du monde

Full Tide - From the Canary serie - 2007 (c) Lieko Shiga

Paul Gadenne ne saurait avoir écrit cette magnifique nouvelle Baleine, petit bijou de poème en prose, sans avoir eu à ses côtés, penché sur son épaule le poète Charles Baudelaire, lui soufflant à l'oreille les vers de sa Charogne, "étrange musique" du monde.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure
A cette horrible infection
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature
Vous mon ange, ma passion
Alors ô ma beauté ! Dites à la vermine
qui vous mangera de baisers,
que j'ai gardé la forme et l'essence divine
de mes amours décomposés*

Dans ce "petit coin" de bord de mer, ils pensaient "être oubliés". Le groupe demeurait là enveloppé d'une indolente torpeur, à la limite de l'ennui. A l'heure du crépuscule, à ne rien faire dans cette atmosphère ouatée si ce n'est à "s'épier mutuellement", à observer leur oisiveté quelque peu coupable trahie par l'abondance de fumée de cigarettes, ils étaient "écroulés sur le velours".

Tout ce petit monde alangui se berçait de notes de musique jouées sur "de mauvais disques". Qui étaient-ils ? Eh bien, ils étaient nous, oui, il s'agissait bien de "notre petit cercle d'endormis", nous qui nous étions "réfugiés là" près de ce petit village de pêcheurs. Nous que la veuve du Capitaine, cette femme "assez mystérieuse" avait tenté d'éloigner de l'insouciance ce soir-là en évoquant la "masse blanche" observée sur la plage depuis peu et qui "brillait comme une carrière de marbre".

La nouvelle contée par la veuve, telle une annonciation, avait bien vite fait sur "l'un d'entre nous, l'effet d'un "récit légendaire - assez acceptable, en somme à cette heure où la masse confuse des 'choses vues' et des comptes rendus d'après nature ne cessait de s'abattre sur le monde".

Un récit qui ne suscita guère plus qu'une infime et éphémère lueur d'intérêt dans les regards mornes de "notre petite assemblée" qui s'empressa de l'oublier. A l'exception de deux d'entre nous, Pierre et sa jeune compagne Odile qui dès lors allaient ensemble s'acheminer vers cette baie, s'élancer à la rencontre de La Baleine échouée sur la plage, sur notre plage, ignorant tout de ce vers quoi ils avançaient désormais, le coeur chargé d'une secrète espérance.
"Il était déjà bien assez surprenant (...) qu'elle n'eût pas échoué sur une banquise, un atoll ou une île déserte; qu'elle eût fait jusqu'à nous ce long voyage (...) pour nous mettre un soir en présence".
Odile à ses côtés, Pierre marchait en direction de la baie avec foi, certain que cette mise en présence serait porteuse de quelque révélation, sûr que la baleine "achevait cet univers chaotique, secrètement accordé dans l'invisible, qu'elle était un monument posé sur le cataclysme européen".

La jeune femme, elle, doutait, questionnait cette présence. "Et si cette histoire était fausse ? " opposait-elle à Pierre, d'un air de défi, arguant que si cette baleine gisait bel et bien sur la plage, ce ne seraient guère que des kilos de "gélatine pourrie" qui s'offriraient de toute évidence à leur contemplation.

Aussi, Pierre proposa-t-il de renoncer à "la baleine pourrie" et de conserver à l'"esprit une idée de la baleine éblouissante, avec laquelle vivre heureux", il était encore temps de rebrousser chemin, de refuser de voir, de continuer à enfouir la tête dans le sable, comme nous le faisions tous, tel qu'on nous avait appris à le faire depuis toujours. Odile, curieuse, audacieuse, s'en offusqua presque et refusa cette offre affirmant, non sans quelque légèreté teintée de paganisme, que "cette pourriture (l)'attire comme un conte de fées" avant de se reprendre bien vite, consciente de la portée quelque peu sacrilège de son propos, et d'admettre qu'elle aussi nourrissait bien elle-même quelque espérance : "J'aurai peut-être un peu mal au coeur, mais, Pierre, il me semble que nous aurons fait un pas vers la vérité si..."

Du reste, cette vérité apparût là enfin sous leurs yeux, imposant le silence du recueillement et surtout "une pitié démesurée" face à cette charogne qui avait été "pétrie" il y a peu encore de telle "puissance et de volonté". Il leur fallait "faire un effort pour penser cela en termes de vie pour se persuader qu'il y avait là une vie éteinte et non pas seulement une masse inorganique" bien qu'à "défaut du reste, un détail était là pour nous rappeler que cette chose avait été vivante : l'odeur".

Et ils se tenaient là, tous deux, soudain confrontés à l'unique et brutale vérité: la mort. Sous leurs regards, oui, les forces vitales avaient été contraintes d'abandonner, comme elles le sont toujours tôt ou tard, de céder à la décomposition. Cette merveille de la nature qui ne travaillait "plus qu'à disparaître" affichait là "une obéissance insidieuse, une docilité épouvantable (qui)l'entraînaient à se répandre, à se laisser couler dans l'univers".
Non, ils ne quitteraient pas ces lieux, le coeur léger, prêts à poursuivre leur "vie routinière et indifférente", comme s'ils avaient observé une simple "bête ensablée". Ils ne seraient plus jamais les mêmes. Ils contemplaient "une planète morte" après avoir fait ce voyage jusqu'à eux et tentaient d'en comprendre le message, de saisir les raisons mystérieuses de cette mise en présence inattendue, inespérée, de "déchiffrer quelque chose de reconnaissable". Ils demeuraient éperdus, dans l'attente, "avec une énorme impatience", dans l'espérance de la délivrance.
"Que ton règne arrive - ah qu'il arrive !Nous avons soif de ce qui dureNous avons assez respiré le soufre des flambées éphémèresassez pleuré sur les cycles fermés du temps !..."
Puis Pierre parviendra enfin à arracher son attention de la baleine, la détournera sur la beauté d'Odile qu'il ne distinguera plus d'une illusion passagère, émouvant reflet de son irréversible fragilité à l'image de la sienne, à l'image de la nôtre.

De cette confrontation à effets de miroir, il songera alors : "oui telle vous serez, ô la reine des grâces après les derniers sacrements, quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses moisir parmi les ossements".


Baleine, Paul Gadenne (Ed. Actes Sud)
*La Charogne, Les Fleurs du Mal - Charles Baudelaire (Ed. Gallimard - Pleiade)