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lundi 2 juin 2008

Balthus, dernier peintre du Sacré


Balthus - Autoportrait
Autoportrait

« Ce qu’il y a d’effrayant aujourd’hui, d’ailleurs surtout en France, c’est l’indifférence des gens devant la manifestation de l’Esprit (…) Au secours ! Au secours ! C’est tous des mannequins ! Des morts ! »
Lettre de Balthazar Klossowski à Antoinette de Watteville, le 1er janvier 1934


Balthus a vécu ses débuts de peintre d'âge adulte dans la souffrance, dans une détresse psychologique extrême, s’estimant honni de ses contemporains, au point qu’il en était devenu fort agressif. Le jeune peintre, l'ami du grand poète Rilke, voyait son art évoluer sous des cieux moins radieux qu'au temps béni de Mitsou et en voulait à la planète entière. 
«Je regardais dernièrement des photos de moi, je vois un personnage agressif, solitaire et contre tout le monde», confie le comte Balthazar Klossowski de Rola, dans son chalet suisse de Rossinière, quelques mois avant de s’éteindre en février 2001.

Le peintre, devenu vieux et fort affaibli, au visage émacié, fume comme il respire sa cigarette blonde rivée aux lèvres alors qu’il évoque ses souvenirs de jeunesse, le regard tourné vers l'intérieur, sur ces images d’amis peintres, sculpteurs, écrivains et poètes, de ses fantômes illustres issus d’un passé déjà lointain, des années 30.

«Paris à cette époque était vraiment le centre du monde, dit-il, on se retrouvait au Flore ou sur la terrasse des Deux Magots avec Derain, et d’autres. Giacometti lui travaillait la nuit on le voyait jamais.» 
Là, il vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre un jour dans la salle des Deux magots, se jette sur lui cet homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le transperce. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la ressemblance qui l’unit à cet inconnu dans la brasserie. Le poète a reconnu en Balthus son double dont il échafaudera tout une théorie avant d'en être hanté jusqu’au délire.

«Ce fut un grand ami à moi. C’était très curieux parce que par hasard je suis entré dans cette pièce et quand Artaud m’a vu il s’est dirigé vers moi en me pointant du doigt comme ça, c’était la première fois qu’on se voyait», explique le peintre, gorge un peu nouée. Artaud jouissait encore de toute sa plénitude mentale. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié. Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment.

«Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre», témoignait Antonin Artaud en 1934.

Un lien étrange les unissait, croyait Balthus, d'autant qu'il lui devait d'être encore en vie. Cette année 34 justement, en juillet, le poète sauva de justesse le peintre du suicide qu'il venait de mettre à exécution, victime d’une intense dépression.

« Curieusement, il est arrivé ce jour-là en courant dans mon atelier au moment où j’allais déjà très mal, et il s’est précipité sur moi et comme il avait lui-même pris beaucoup de drogues dans sa vie, il a tout de suite compris.» 

Artaud avait été pris d’un besoin impérieux d’aller à la rencontre de son ami, d'aller le trouver dans son atelier où il l’avait découvert « dans un état presque de délire ». Comme s’il avait pu percevoir sa détresse à distance. « C’était étrange », s'étonne encore le vieux Balthus, reconnaissant. Un des événements les plus mystérieux de son existence, peut-être, inoubliable en tout cas.

Il a collaboré à la réalisation des décors d’une pièce de théâtre d'Artaud. Elle fut un vrai fiasco. Il a peint aussi deux portraits du poète. Artaud, lui, a consacré plusieurs ouvrages à l’œuvre de Balthus qu’il admirait infiniment.

« On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière », selon Artaud.

Antonin Artaud - 1926 - Man Ray
Profondément catholique, Balthus voyait dans l’acte de peindre un engagement individuel d’ordre religieux, quasi mystique. Son travail était toujours associé au Sacré et son exécution requiert une certaine lenteur propice à sa quête de vérité. Il aura peint quelque 350 toiles dans sa vie. C'est peu en comparaison de la production frénétique et pléthorique de Pablo Picasso.

« Je fais toujours une prière avant de peindre. Ce fut toujours une façon de sortir de soi-même, je rejoignais l’univers plutôt que rester dans le quotidien. La prière est un excellent moyen de sortir de soi-même, de redevenir humble, d’oublier qui on est, comme le ver de terre de la bible. »

De la peinture de Balthus jaillit pourtant une profonde révolte intérieure, au contraire de la sérénité, voire une certaine violence, qu’il reconnaît, saisit dans ses modèles, et partage notamment avec Artaud.

« J’ai repensé souvent à vous et à l’esquisse de mon portrait, lui écrit Artaud en 1936, votre terrible inconscient a su parfaitement me situer exactement avec la lassitude et le dégoût de mon profil féminin gauche qui laisse derrière moi un écoeurant passé. »

Avant le voyage d’Artaud au Mexique, cette année-là les deux artistes se voyaient tous les jours, et puis à son retour, Balthus se souvient qu’« il a commencé à divaguer », peu à peu.

« J’ai reçu une fois une lettre qui était vraiment une lettre délirante dans laquelle il m’accusait de toutes sortes de choses. »

Commençant « à devenir fou », selon le peintre, Artaud en proie à un délire de persécution s’en prend en effet de plus en plus souvent à celui qu'il considère comme son double. Le poète, malade, s'est persuadé que son autre lui-même lui « porte malheur » et lui écrit « des lettres terribles ».

Profondément affecté, Balthus supporte mal cette situation et se verra contraint de prendre quelque distance. Quand Artaud «est revenu de Rodez à Paris, c’était tout de même un malade », dit-il avec une infinie compassion, sourcils froncés face à la gravité du souvenir. Et puis, « les surréalistes sont retombés sur lui et ont profité de sa folie. A ce moment pour les surréalistes, le pauvre Artaud était comme un taureau dans une arène ».

Opposé au mouvement d’André Breton, Balthus s’était lié à Alberto Giacometti. Ce dernier s’était justement brouillé avec le groupe, se souvint le peintre. Il « a commencé à s’intéresser à moi parce qu’il avait les mêmes idées qu’il fallait travailler d’après nature», raconte Balthus soulignant que ses rapports avec Breton avaient toujours été « un peu troubles ».

« J’ai toujours pensé qu’il avait un côté un peu bête, benêt en tout cas, il avait un côté flic au fond », avoue-t-il en souriant malicieusement, d'un air soulagé d'avoir enfin pu livrer le fond de sa pensée.

Au Mexique, en 1936, Artaud écrivit dans la revue El Nacional, un papier intitulé La jeune peinture française et la tradition, dans lequel il soulignera que la peinture de Balthus a cela de révolutionnaire qu’elle tend vers « une mystérieuse tradition » en opposition avec le mouvement surréaliste sévissant déjà depuis les années 20.

« Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond », pose Artaud. Le poète a compris que le mystère dont est empreinte la peinture de Balthus découle de sa relation au caractère sacré avec lequel le peintre n’a pas voulu rompre.

Artaud a senti tout de suite qu’il était confronté à une œuvre «qui dégage une odeur de pourriture, une charogne qui sent les épidémies et les catastrophes.»

 « Il a très bien vu ça et c’est pourquoi il aimait Balthus bien plus que les provocations plus ou moins faciles de ses amis surréalistes, qui n’allaient jamais très loin », insiste l’historien de l’Art, Jean Clair.

Les surréalistes ne produisaient que des images, ajoute-il,  «dont on se choquait deux minutes et dont on se lassait au bout de cinq minutes. Voilà toute la différence entre une grande peinture qui retrouve le sens du sacré et, disons une imagerie, une imagerie qui se veut sacrilège et qui se voulant sacrilège retombe dans le domaine du divertissement le plus profond. »

Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique. Et à ceux qui l’accusent de perversité arguant de la jeunesse douteuse de ses modèles et du scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils ignorent tout de l’histoire de l’Art. 

Traditionnellement, le plus bel âge pour les modèles se situe entre l’adolescence et la maturité sexuelle. «Les corps les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles», souligne l’expert. La peinture sacrée ou le sentiment du Sacré imprègne toute l’œuvre de Balthus, surtout «si on accepte de rappeler que la définition originelle du Sacré est exactement le contraire de celle du Saint.»

« Le Saint est ce qui rapproche, quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique Clair, le Saint est ce qui participe déjà à la pré-jouissance du paradis, or le Sacré, lui, on ne sait jamais s’il s’agit du paradis ou de l’enfer, de ce qui est désirable et de ce qui est repoussant. Le Sacré c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui nous donne le désir de la possession et en même temps ce qui repousse étant du domaine de l’immonde et de la souillure. Et en ce sens, oui, Balthus fait une peinture qui relève du Sacré.»

Balthus - Man Ray

Le peintre saura en jouer, et confiera des années plus tard, avoir orchestré un « petit scandale », car c’était le seul moyen à l’époque de se faire connaître rapidement. Il s’en ouvrit à sa future épouse Antoinette, le 1er décembre 1933 dans une lettre, accompagnée de vers de Lesbos :

« Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce […] c’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non je veux déclamer au grand jour avec sincérité et émotion tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps.»

Balthus, l’insurgé, fait en effet grand cas de la maturation de l’être, laquelle ne peut pas aller à ses yeux sans l’intervention et du mal et du bien. A ce titre, sa fascination pour Baudelaire et les Fleurs du mal n’est-elle pas innocente, comment le serait-elle ? Dans son œuvre, se joue toujours un théâtre d’ombre et de lumière, où l’enchantement des contes, le merveilleux splendide se mêlent aux histoires terrifiantes, d’une cruauté et d’un sadisme stupéfiants, propres à l’univers de l’enfance.

Une notion de cruauté qui rejoint bien celle de son ami Artaud, auteur de plusieurs manifestes du Théâtre de la cruauté, dans la digne lignée des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le poète la définit ainsi dans une lettre à Jean Paulhan :

« Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela la cruauté.» 

L'autre côté du miroir.

Balthus intime, film de Christine Lenieff et Xavier Lefevre (Ed. Montparnasse)
Balthus, de l’autre côté du miroir, film de Damian Pettigrew (Ed. Arte Vidéo)
Œuvres complètes, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, )
Balthus, Jean Clair (Ed. Flammarion)