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dimanche 17 juin 2018

Conversation avec Roland Dumas sur "Guernica", le chef-d'œuvre de Picasso


 
Pablo Picasso et Guernica dans l'atelier des Grands Augustins - 1937 (c) Dora Maar


A Stéphane Barsacq

« Six mois après le décès de Picasso, avec tous les avocats concernés, nous avions pris un engagement écrit de ne rien divulguer de la négociation autour de Guernica, j'ai respecté cette clause de silence jusqu'à aujourd'hui considérant que l'on pouvait commencer à parler », me déclare Roland Dumas, avocat, ex-chef de la diplomatie de François Mitterrand et surtout exécuteur testamentaire du maître espagnol Pablo Picasso. En cette journée torride de fin de printemps, nous sommes assis dans la fraîcheur du bureau de son domicile parisien avec Thierry Savatier, historien de l'art. Les deux hommes signent ensemble Picasso ce volcan jamais éteint, un livre d'entretiens qui vient de paraître aux éditions Bartillat.

Ils se sont rencontrés grâce à une amie commune, d'abord pour évoquer L'Origine du monde, célèbre toile de Gustave Courbet, chef-d'œuvre sur lequel M. Savatier a beaucoup travaillé et parce que Roland Dumas avait pu l'admirer chez le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan, son dernier propriétaire. 

« Quand j'ai mesuré le rôle tenu par Roland Dumas dans la vie de Picasso, je lui ai proposé ce principe d'entretiens qu'il a accepté tout de suite », m'explique l'historien auquel Roland Dumas a ouvert ses archives sur Picasso. Soigneusement stockées dans sa propriété de Dordogne, il les a rapatriées à Paris et les a mises pour la première fois à la disposition d’un chercheur.  Il a passé près d'un an à les explorer et, bien sûr, y a puisé, dit-il, « des informations inédites tout à fait intéressantes », notamment sur l'extravagante histoire de la célébrissime toile Guernica détaillée dans leur ouvrage.

C'est par l'entremise de Daniel-Henry Kahnweiler, le grand marchand d'art allemand, ami de jeunesse de Picasso, collectionneur de son œuvre, que M. Dumas a rencontré l'artiste de Malaga pour la première fois en novembre 1969, à Mougins, dans son mas provençal Notre-Dame-de-Vie. Le peintre, alors âgé de 88 ans, vivait-là avec Jacqueline,  sa seconde épouse et dernière compagne. Il avait sollicité l'avocat pour l'aider à mettre sa précieuse toile à l'abri juridique de toute convoitise, dont celle du dictateur espagnol Franco qui venait, contre toute attente, de la lui réclamer. 

« Guernica c'est l'affaire de ma vie ! Le reste, je m'en fous ! », avait insisté le maître espagnol, lors de cette rencontre, se souvient Roland Dumas, aujourd'hui âgé de près de 96 ans. « Cela voulait tout dire ! Il signifiait : c'est mon chef-d'œuvre ! Il a mesuré l'importance de la toile avec sa consécration mondiale et en prenait acte. ». 

La toile était née d'une commande de la toute jeune République espagnole, alors en pleine guerre civile, menacée par les forces nationalistes. L'œuvre était destinée au pavillon espagnol de l'Exposition universelle qui allait ouvrir ses portes en juillet 1937 à Paris. Le bombardement de Guernica, petite ville basque, le 26 avril 1937 par l'aviation nazie qui soutenait les forces de Franco, avait poussé Picasso au travail pour honorer cette commande. La première étude du tableau sera datée et signée le 1er mai 1937. Picasso a achevé sa toile le 4 ou le 5 juin, précise l'historien. Il ne lui donnera son nom qu'après cette date, selon plusieurs témoignages dont ceux de Paul Eluard et Christian Zervos. Le premier état du tableau photographié par sa compagne d'alors, Dora Maar, est lui daté du 11 mai.

« Le thème de Picasso jusque-là c'était le peintre et son modèle, soit d'une neutralité politique totale », fait valoir Thierry Savatier, « et d'ailleurs, quand il commence à peindre Guernica, il ne livre pas une illustration du bombardement de Guernica, puisqu'il n'y a aucun élément narratif dans le tableau qui permette de le situer à Guernica. Il a peint une allégorie de la guerre et de ses victimes civiles ». Tous ses motifs sont d'une portée universelle.  

Mais c'est l'une des rares œuvres peintes par Picasso sur un domaine strictement politique, parmi lesquelles on compte une série de gravures, Songes et Mensonges de Franco exécutées à partir du début de l'année1937 jusqu'en juin, parallèlement à Guernica. Elles étaient destinées à devenir des cartes postales vendues aux visiteurs du pavillon dont quelques tirages ont été réalisés sur une seule planche à la manière d'une bande dessinée. 

Elles faisaient partie de la commande passée par la République espagnole.  « Les documents sont peu clairs, mais 150.000 francs auraient été versés à Picasso englobant ces gravures, Guernica et quatre très grandes sculptures en ciment que Picasso a récupérées par la suite », précise l'historien, « le reçu n'a jamais été retrouvé dans les archives espagnoles mais il y a une forte probabilité pour qu'il ait existé ». Le souvenir de Roland Dumas est clair : « Picasso m'avait dit : "Dumas, j'ai donné le tableau à la République espagnole". Il ne m'a jamais dit : "j'ai vendu" ou "j'ai été dédommagé" mais comme c'était un esprit qui simplifiait tout... » S'il n'avait pas évoqué les détails, il avait toutefois exprimé sa volonté sans équivoque. 

Un témoignage essentiel viendra confirmer, en 1970, que cette somme avait bien été versée à l'artiste pour couvrir ses frais et surtout qu'il avait été entendu qu'il restait le propriétaire de ses œuvres. Après l'exposition universelle, le peintre avait donc récupéré de plein droit le tableau et tous ses travaux préparatoires qui avaient ensuite fait un tour d'Europe avant d'arriver au MoMa, à New York, en 1939 pour une rétrospective Picasso. Ils y étaient depuis conservés en dépôt

Enquête des services de renseignement de Franco

Le maître rêvait toujours que Guernica rejoigne un jour une Espagne libre. Il le formulera enfin par écrit, pour la première fois, dans un courrier daté du 15 décembre 1969, donnant mandat à Roland
Premier état de Guernica – 1937 (c) Dora Maar
Dumas de veiller au transfert de la toile  « seulement le jour où un Gouvernement républicain aura été réinstallé dans mon pays ».

Or, le régime franquiste, lui, menait alors l'enquête pour récupérer le tableau, ne lésinant pas sur les moyens, y mêlant même ses services de renseignement dans l'idée de faire valoir la notion continuité de l'Etat. « C'est en tout cas assez étonnant de réaliser que ce grand peintre ait si peu utilisé son art dans ce conflit », remarque à juste titre l'homme de confiance du peintre, « le premier acte tout à fait extraordinaire, c'est Guernica. Il y a eu après L'hommage aux Espagnols morts pour la France, Le Massacre en Corée et aussi Le Charnier ».

Cette dernière œuvre est peinte dans des camaïeux de gris comme Guernica, également relative à la guerre d'Espagne. « La seule œuvre qui ne soit pas liée à la guerre d'Espagne, outre Le Massacre en Corée, censé se dérouler en Corée mais qui correspond au 13 de Mayo de Goya... c'est La Fresque de la guerre et de la paix dans la chapelle de Vallauris et là, c'est une œuvre d'une dimension beaucoup plus universelle encore », ajoute l'historien, « manifestement sa guerre c'était tout de même la guerre d'Espagne ». En effet, Picasso n'a jamais rien peint sur la IIe guerre mondiale, ni sur aucune autre guerre. Picasso  n'était pas un militant combattant, il a adhéré au Parti communiste très tard.

Mais si Picasso avait veillé à ce que Guernica ne tombe jamais entre de mauvaises mains, il n'avait jamais songé à la lier juridiquement à ses nombreux dessins et études réalisés avant de créer son œuvre maîtresse et autres œuvres qui en découlent immédiatement. « Cela va vous paraître prétentieux, mais je dois dire que j'ai eu ce trait de génie de penser à inclure dans les documents les travaux qui accompagnent Guernica ! Tout seul dans mon cabinet, j'ai pensé à tous ses petits dessins qu'il avait jetés sur le papier au lendemain du bombardement. On y voyait déjà le taureau, le cheval blessé et le feu !», jubile l'ancien avocat. 

« Il y avait déjà l'idée de la guerre et il est vrai qu'une œuvre n'existe pleinement qu'avec ses travaux préparatoires », souligne aussitôt M. Savatier, « Picasso a poursuivi ces travaux après avoir achevé le tableau. On y inclut par exemple plusieurs versions de La Femme qui pleure. Ce sont des tableaux qui vont être exécutés dans le courant du mois de juin, alors que le 5 juin Guernica est achevé... ».  Au moment du règlement de la succession du peintre, M. Dumas aura pu mesurer la puissante portée de son génie... Le 14 avril 1971, Picasso signait une attestation, rédigée et encore détenue par l'avocat, scellant définitivement le destin du chef-d'œuvre et des œuvres associées.

« Il a lu mon texte, l'a très bien compris et ne l'a pas du tout discuté, il a dit : "ça me va" », dit M. Dumas qui explique lui avoir, à ce stade, conseillé de « désigner quelqu'un susceptible de prendre la décision de remettre Guernica, à l'Espagne le jour où les libertés fondamentales y seraient rétablies, si cela se produisait des années après son décès ». Et comme il lui suggérait des membres de sa famille, Picasso s'est écrié : "Pas les femmes ! Les enfants ? Vous êtes fous, je ne vais pas donner ces droits à mes enfants qui me font des procès !"», raconte le conseil, amusé par cet épisode. Il avait aussi fait mention d'amis qui auraient éventuellement pu assumer cette responsabilité.

Si je fais un testament, je meurs le lendemain !

« Quand soudain, Picasso a enfoncé son regard dans mes yeux, en me pointant du doigt, et d'un ton déterminé, il m'a dit : " Ce sera vous !"», poursuit-il en mimant la scène avant de confier : « c'est le moment où j'ai été le plus ému de toute ma relation avec Picasso, au point d'en avoir les larmes aux yeux. J'étais un jeune type (47 ans, ndlr) face à ce vieillard adossé à toute son œuvre ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Quand François Mitterrand m'a demandé d'être son ministre je n'ai pas été aussi ému, c'était le cours naturel des choses, mais Picasso, c'était insolite ! Et je n'ai pas vu tout de suite les complications... » 

Une fois les papiers prêts pour le transfert de Guernica à une Espagne libre, l'avocat a également évoqué l'idée qu'il couche sur le papier ses dernière volontés mais l'artiste, superstitieux, ne voulait pas en entendre parler.  « Si je fais un testament, je meurs le lendemain !», lui avait-il répliqué. 

Après le décès de Picasso le 8 avril 1973, sa veuve Jacqueline avait déclaré à M. Dumas, confronté aux revendications sur Guernica des membres de la grande famille du peintre et de celles de l'Espagne franquiste : « tu as les papiers signés par Picasso, c'est maintenant à toi de te battre ! ».

« C'était très psychologique dans cette famille Picasso, le peintre était le monstre, c'était Saturne ! Et en même temps ils s'identifiaient tous à Picasso. Je prends l'exemple le plus symptomatique, sa deuxième fille Maya qu'il avait eu avec Marie-Thérèse Walter, avant la guerre d'Espagne. Quand on a commencé les discussions, elle a déclaré à l'un des autres : "Guernica, c'est moi ! Parce que toi tu n'étais pas là, moi j'étais là !" »

A l'exception de Paulo, fils qu'il a eu avec son épouse Olga, les autres Claude et Paloma, enfants du lit de Françoise Gilot, étaient comme Maya, tous des enfants illégitimes. Le vieux code civil ne reconnaissait pas les enfants adultérins, ils n'avaient droit à rien. Pourtant, « ils ont tous fait un procès à Picasso qui me disait : "Vous vous rendez compte ils font un procès à leur père, vous feriez vous un procès à votre père Dumas ?  Je leur ai donné tous ce qu'ils m'ont demandé, mon nom, de l'argent... " » se lamentait l'artiste auprès de l'avocat qui régla sa succession et auquel on doit le Musée Picasso à Paris. « Mais j'ai vu tous les comptes, Picasso payait tout pour tous ».

Selon lui, Picasso avait une sainte horreur de tout ce qui était juridique, souhaitait éviter les procès et refusait même de poursuivre les faussaires qui pullulaient. Sur ces derniers il avait une théorie, se souvient M. Dumas, il lui disait : « Tu ne te rends pas compte ? Si je te dis il faut saisir un faux, alors il faut qu'on dépose plainte, la police fait alors son enquête et arrête le coupable. Alors, devant le juge d'instruction, on me le présente et moi, qui je vois ? Mon meilleur copain ! » C'était la façon dont il résumait les choses pour expliquer qu'il préférait ne pas poursuivre les faussaires. « Il pensait à Picabia, et aussi à un peintre plus obscur, un Espagnol, qui était un vieux copain, auteur des premiers faux Picasso », ajoute M. Savatier.

Guernica - 1937 (c) Dora Maar
Guernica, inestimable

Enfin Franco disparut en 1975, mais rien n'était réglé pour autant pour Guernica. Bien au contraire, toutes les villes d'Espagne où Picasso avaient séjourné, noué une histoire, réclamaient la toile, selon le juriste, évoquant des pressions politiques qui devenaient pressantes, y compris du Sénat américain qui avait voté, le 15 avril 1978, une motion afin que Guernica soit « rendu à son peuple et au gouvernement de l'Espagne démocratique » et ce, « dans un avenir très bref » ! La famille Picasso a, quant à elle, continué de bloquer le transfert de la toile, invoquant son droit moral jusqu'en avril 1981, malgré la restauration des libertés publiques en Espagne et la succession réglée.

Seul le MoMa s'est toujours conduit de façon impeccable, selon l'avocat, alors que le musée new-yorkais aurait fort bien pu décider de garder la toile et tous les travaux préparatoires, en toute légitimité, la détenant de fait depuis près d'un demi-siècle. Mais ses conservateurs successifs ont toujours souhaité respecter la volonté du grand Picasso. 

Les dernières résistances vaincues, le voyage restait à organiser. La sécurité du tableau était la principale question en suspens qui obsédait à ce stade Roland Dumas. Il s'en était ouvert auprès du roi d'Espagne Juan Carlos, en personne, qui l'avait rassuré quant à la stabilité politique du pays. « N'ayez pas d'inquiétude maître, je sais qu'il y a des turbulences dans l'armée, je n'ai qu'à me mettre en uniforme et je les fais défiler...  », lui avait dit le souverain. « J'ai lu dans son regard à ce moment-là une certaine résolution, il était chef d'Etat ».

« Guernica est une œuvre inestimable, sa sécurité était essentielle, Picasso m'avait fait confiance, », confie M. Dumas, « on a alors fait appel à toutes les grandes compagnies d'assurance américaines et anglaises qui ont formé un consortium » pour assumer ensemble les risques de la traversée transatlantique par avion du chef-d'œuvre. « Je crois que c'est à peu près le seul cas, à l'exception peut-être du voyage de la Joconde du temps de Malraux », avance Thierry Savatier. 

L'artiste caressait l'espoir de voir son œuvre rejoindre les collections du Prado, à Madrid. Roland Dumas avait par conséquent abordé cette question avec le roi d'Espagne. « Le roi m'a dit : "vous ne pensez pas que le mieux serait que le tableau soit installé au Pays Basque, à Guernica ? Il y serait bien gardé... , raconte l'ancien ministre, d'un air rieur, « j'ai répondu avec un petit sourire et sur le même ton : Majesté, je comprends bien votre point de vue mais Picasso m'a chargé du sort de Guernica, il ne m'a pas chargé de résoudre le problème des provinces d'Espagne !».

Le chef-d'œuvre a fini par atteindre son pays, abrité provisoirement au Cason del Buen Retiro à Madrid où il fut dévoilé au public le 23 octobre 1981, derrière une barrière de béton et une vitre blindée, exigées par M. Dumas. L'avocat ignorait alors que l'Espagne nourrissait son grand projet de musée d'art moderne Reina Sofia à Madrid, lieu de résidence définitive de Guernica qui y fut transféré en 1992. 

En 1981 en revanche, les collections nationales de France ne comptaient que deux œuvres mineures de Picasso. « Les milieux muséaux français ne considéraient pas Picasso comme un artiste fréquentable », explique Thierry Savatier, « on n'achetait pas un Picasso  ! » 

L'œuvre du peintre a fait son entrée officielle sur notre territoire avec la création du grand musée Picasso que Roland Dumas a contribué à fonder, sous le gouvernement Mitterrand mais certainement pas grâce au président socialiste. « Ses goûts étaient ceux d'un homme du XIXe siècle, il aimait le classique académique. Il n'était pas avant-gardiste. En littérature, non plus d'ailleurs », note l'historien. Et Roland Dumas de confirmer les réticences de Mitterrand, qui s'en était ouvert ainsi : « Enfin quand même Roland ! Vous trouvez vraiment cela très beau Picasso ? »

samedi 3 février 2018

Le beau scandale de "Parade" en 1917

Rideau de scène de Parade – 1917 – Pablo Picasso - Exposé au Théâtre du Châtelet – Photographie du 15 mai 2016 (c) Zoé Balthus


Aux notes de machine à écrire, de sirènes et autres bruits incongrus se sont rapidement mêlés les cris et sifflets du public parisien, à la première du ballet Parade, le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet. Oeuvre collective du compositeur Erik Satie, du poète Jean Cocteau, du peintre Pablo Picasso et du chorégraphe Léonide Massine, le ballet, produit par Serge de Diaghilev, fut qualifié de "sur-réaliste" par Guillaume Apollinaire dans la note de programme. Cent ans plus tard, l'écrivaine Zoé Balthus, dont le roman Parade Jeunesse d'Eternité vient de paraître, revient sur la genèse de ce spectacle poétique qui fit scandale, à l'époque, en pleine "année terrible" de la Grande Guerre. 

« S.P. 129. Mme C. : 22 mai 1916

Ma chérie,

Il y a la guerre. La dune saute et le ciel s’écroule. On ne ferme plus l’œil et les Boches nous survolent toute la nuit. […] Une lettre d’Erik Satie me réconforte. Il est ridiculement et délicieusement modeste, mais je devine entre les lignes qu’il travaille sur une bonne pente.

T’embrasse. Jean» 

Cette lettre de Jean Cocteau, alors âgé de 26 ans, fut adressée à sa mère depuis le front de Nieuport, dans les Flandres où le jeune homme était ambulancier auprès des fusiliers marins. Réformé, il s’était engagé en 1914 comme convoyeur dans la Section d’ambulances aux Armées, sous les ordres du comte Etienne de Beaumont. « Je n’aurais pas dû m’y rendre à cette guerre de 14 parce que ma santé me l’interdisait. Je m’y suis rendu en fraude avec des convois de Croix-Rouge. Et puis, je me suis glissé en Belgique, à Coxyde-ville. J’ai glissé à Coxyde-Bains parmi les fusiliers marins, on m’a oublié. Les fusiliers marins m’ont adopté, j’ai porté leur uniforme et j’ai fini par croire que j’étais fusilier marin. », racontera-t-il plus tard.  

Et si le poète évoquait dans cette lettre le musicien Erik Satie, c’est qu’il se réjouissait d’être parvenu à enrôler le quinquagénaire pour exhumer un ancien projet de ballet, intitulé David, qui lui tenait à cœur. 

Le mois précédent, Valentine Gross, amie commune aux deux hommes, avait emmené Cocteau, alors permission à Paris mais moral en berne, assister à un Festival Satie-Ravel, qui se déroulait dans l'atelier du peintre suisse Emile Lejeune, au 6 rue Huyghens, dans le quartier de Montparnasse. Il s'agissait d'une des premières manifestations de la société Lyre et Palette, initiative que l’on devait à Blaise Cendrars qui avait convaincu Lejeune d’ouvrir de temps en temps son immense atelier aux artistes du quartier afin qu'ils puissent continuer à s'exprimer et vivre de leur art, car les salles de spectacles traditionnelles étaient rares à demeurer en activité et coûteuses à louer, en cette période de guerre.

A l’écoute du récital de Satie, Cocteau eut aussitôt envie de relancer son David avec le compositeur des Gnossiennes qui accepta son offre. Le projet, resté en souffrance depuis que le Russe Igor Stravinsky lui avait refusé sa collaboration, deux ans auparavant, avait été initié pour épater Serge de Diaghilev. Il avait vingt ans à peine lorsqu’il avait rencontré pour la première fois ce Russe fascinant qui, avec ses Ballets, « éclaboussait Paris de couleurs ». L’éminence grise des Ballets russes, après l’échec du Dieu bleu créé par Cocteau, en 1912, lui avait lancé cet inoubliable : « Jean, étonne-moi ! ». « L’idée de surprise, si ravissante chez Apollinaire, ne m’était jamais venue », fera valoir plus tard Cocteau. 

La bataille de la Somme, le grand bal de la France 

Il espérait être bientôt détaché à Paris afin de regagner le nid maternel, rue d’Anjou, de reprendre sa vie artistique et mondaine surtout d’œuvrer à son projet rebaptisé Parade, qu’il entamait avec Satie. Il l’exaltait au plus haut point. Mais il lui fallait aussi rallier un peintre pour les décors, les costumes et le rideau de scène. Il eut alors le génie de proposer le projet à l’Espagnol Pablo Picasso rencontré en 1915 par l’entremise du compositeur Edgar Varèse, alors amant de Valentine Gross. Le peintre se fit désirer quelques mois avant de lui donner une réponse positive. Picasso traversait une période douloureuse depuis le décès, en décembre 2015, de sa compagne Eva et de la blessure de son meilleur ami Guillaume Apollinaire, sous-lieutenant artilleur, qui venait de rentrer du front, un éclat d’obus fiché dans la tempe droite. En ce mois de mars 1916, Picasso allait régulièrement passer du temps à son chevet, dans la chambre N°13, à l'hôpital militaire du Val de Grâce puis à l’hôpital italien où il avait été transféré. Picasso tirera un émouvant portrait du poète à la tête bandée, tracé au fusain, et désormais célèbre.

Cocteau, qui faisait des aller-retour entre les Flandres et Paris, à la faveur d’une permission, le 1er mai 1916, encore vêtu de son uniforme bleu de fusilier marin, avait rendu une visite au peintre, dans son atelier de la rue Schœlcher, dans le quartier de Montparnasse, dans l’espoir de faire progresser son projet. Il en était sorti avec son portrait dessiné au fusain, dédicacé « A mon ami Jean Cocteau » mais toujours sans réponse pour Parade. Picasso prenait le temps de la réflexion. Jean Cocteau avait regagné le front le 7 mai, puis à la permission suivante était parti à Boulogne-sur-Mer du 1er au 10 juin auprès de Valentine Gross qui séjournait chez sa mère. Le 24 juin, il fit ses adieux à Nieuport pour une autre affectation, à Amiens. Il y restera jusqu’à la fin juillet avant de rentrer définitivement à Paris. Là, il avait ramassé une multitude de soldats tombés durant la grande bataille de la Somme lancée à l’aube du 1er juillet 1916. « Le grand bal de France auquel nous sommes tous conviés sur le front de Picardie est officiellement ouvert », avait-il alors écrit à sa mère.

Du front, il entretenait aussi une importante correspondance, notamment avec Valentine Gross et Satie qui, placide, composait la musique de Parade, explorant l’esprit du music-hall.

Outre Apollinaire, nombre d’amis de Picasso, partis se battre aussi, revenaient à Montparnasse les uns après les autres cette année-là, vivants, mais blessés dans leur chair et à jamais dans leur être : les peintres André Derain, Georges Braque, Fernand Léger, Moïse Kisling, le sculpteur Ossip Zadkine et les poètes André Salmon, Blaise Cendrars.  

Au Flore, en uniforme et tête bandée 

L’Espagnol, avec quelques autres comme son vieil ami Max Jacob, le peintre italien Amedeo Modigliani ou encore le Japonais Leonardo Foujita, qui n’étaient pas mobilisables, se retrouvaient dans les cafés de Montparnasse ou chez Marie Vassiliev, artiste ukrainienne, ancienne élève d’Henri Matisse. Cette ambulancière en 1914 avait créé, au sein de son Académie de peinture, une cantine pour ses amis artistes et ses étudiants, souvent désargentés. Elle avait fait enregistrer sa cantine comme un club privé pour échapper à l’obligation de couvre-feu que devaient respecter les restaurants et les cafés. Vêtue de sa traditionnelle tenue ukrainienne, la cigale des steppes – surnommée ainsi par ses clients – elle, acceptait du monde souvent jusqu’à pas d’heure.

Aussi, pendant l’été 1916, Cocteau allait être introduit auprès de tous ces Montparnos par Picasso qui n’avait toujours pas accepté de participer à Parade. Le jeune homme avait bientôt fait la connaissance de toute la garde-rapprochée du peintre, dont un ami commun à Picasso et Satie, l’écrivain Pierre-Henri Roché. Ce grand amateur de peinture n’avait pas encore écrit Jules et Jim mais venait de publier Deux semaines à la Conciergerie pendant la bataille de la Marne, récit de son arrestation au début de la guerre, quand il avait été soupçonné d’espionnage au profit des Allemands. Et c’est par une belle journée de ce joyeux mois d’août que Picasso avait fini par se rallier à Cocteau et Satie. Ces derniers s’étaient empressés d’écrire à Valentine Gross qui s’employait à leur trouver alliés et mécènes : « Chance. Picasso fait Parade avec nous ». Le trio se réunit dès lors presque tous les jours. Satie et Picasso s’entendaient à merveille. Mais il restait encore à convaincre Diaghilev qui vivait à Rome et, pour cela, Cocteau et Satie manigançaient toutes sortes de ruses pour s’attirer les bonnes grâces de la grande amie du Russe, l’influente Misia Edwards-Sert, qui faisait la pluie et le beau temps sur Paris. Au début de l’automne, Jean Cocteau écrivit à l’impresario pour lui soumettre son projet tout en le suppliant de faire un saut à Paris afin de lui présenter ses acolytes, arguant aussi qu’une saison théâtrale ouvrirait au printemps suivant, la première depuis 1914, dont les Ballets russes étaient susceptibles de profiter. La bonne nouvelle incita celui que les ballerines surnommaient Chinchilla à revenir séjourner à Paris quelques jours, auprès de son amie Misia, et à accepter de rencontrer le trio de créateurs de ce ballet cubiste dont le Tout-Paris parlait déjà. Diaghilev allait se laisser convaincre, malgré la mise en garde de Misia, très réservée quant à leur association. Il avait exigé qu’ils le rejoignent à Rome pour travailler avec sa compagnie et son chorégraphe Léonide Massine. Satie, qui avait déjà terminé sa partition, déclina l’invitation au voyage. En revanche, les deux autres artistes s’y rendirent dès février. Apollinaire, qui se portait mieux, fréquentait à nouveau les cafés littéraires auxquels participait le jeune infirmier militaire André Breton « Ici tout grouille. On sent à l’effervescence des arts et des lettres que la victoire approche. Les mardis sont très bien au café de Flore », témoigna Apollinaire, dans un courrier adressé à Picasso, à Rome.

Jean Cocteau et Pablo Picasso rentrèrent finalement à Paris en avril 1917, quelques semaines à peine avant la première de Parade, prévue le 18 mai au Théâtre du Châtelet. Picasso était tombé éperdument amoureux d’une ballerine nommée Olga Khoklova, qu’il épouserait l’année suivante avec, pour témoins, Cocteau, Apollinaire et Max Jacob. Diaghilev avait bien mis en garde le peintre espagnol : « Attention, une Russe, on l’épouse ! 

A Berlin ! Métèques ! 

Le 10 mai à l’ouverture de la saison parisienne, Diaghilev parcourut la scène du Châtelet agitant le drapeau rouge de la révolution qui venait de faire tomber le tsarisme en Russie. Le geste de l’impresario avait scandalisé les patriotes français qui vivaient mal le retrait russe du conflit décidé par le nouveau régime bolchévique. L’espoir reposait désormais tout entier sur l’entrée des Etats-Unis qui datait d’avril. Toujours est-il, qu’à quinze jours de la Première de Parade, plus une place n’était libre. Les artistes avait souhaité que cette représentation soit donnée au bénéfice des Ardennais, une association philanthropique consacrée aux sinistrés de l’Est, patronnée par la comtesse Céleste de Chabrillan. La première moitié du mois de mai a été épouvantable sur le front occidental et Cocteau n’oubliait pas le carnage qui se déroulait à chaque instant à deux cents de kilomètres du Châtelet. Aussi, il s’expliqua à l’avance de la légèreté du spectacle dans un article qu’il avait fait paraître dans L’Excelsior le jour même de sa création. 

« Nous souhaitons que le public considère Parade comme une œuvre que cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. Le rire est de chez nous ; il importe qu’on s’en souvienne et qu’on le ressuscite même aux heures les plus graves. C’est une arme trop latine pour qu’on la néglige. Parade groupe le premier orchestre d’Erik Satie, le premier décor de Pablo Picasso, les premières chorégraphies cubistes de Léonide Massine et le premier essai pour un poète de s’exprimer sans paroles. »

Guillaume Apollinaire qui avait rédigé le programme du spectacle, lui voyait s’y exprimer « une sorte de sur-réalisme ». Le mot n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd, André Breton, jeune admirateur d’Apollinaire, était bien dans la salle comble du Châtelet ce soir-là. De son côté, Cocteau avait revendiqué, bien après la mort d’Apollinaire le 9 novembre 1918, la paternité du mot : « Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par surréalisme quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité. »  Son livret de l’époque qualifiait Parade de Ballet réaliste. 


 [...]

La suite de ce texte à lire sur le site de la Mission du centenaire de la Première guerre mondiale, en référence au roman historique Parade Jeunesse d'éternité (Gwen Catala Editeur) de Zoé Balthus paru en janvier 2017 :  http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/arts/parade-le-ballet-qui-fit-un-beau-scandale-en-1917

dimanche 10 mai 2015

Miquel Barceló: « enfant gâté » sur les pas de Picasso

Miquel Barceló dans son atelier parisien — mai 2015 (c) Zoé Balthus

L’Espagnol Miquel Barceló a inventé ce mot L’inassèchement intitulant l'exposition de 17 grandes et récentes toiles, organisée jusqu’au 31 mai par son nouveau marchand Thaddaeus Ropac dans sa galerie parisienne. L’artiste protéiforme a fait naître des poulpes bleus, des seiches rosées, des pieuvres aux tons vert, jaune, rose et orange, et des poissons au fusain entre des anémones de mer multicolores en hommage à Joan Miró, de Majorque comme lui. 
  
Il peint ses tableaux à plat, les toiles tendues au sol. Elles finissent par ressembler à des étendues liquides, comme des bouts d'une mer impossible à assécher. « A Majorque le climat est si humide que ça met deux fois plus longtemps pour sécher », relève-t-il dans un français, avec un accent ibérique, à couper au couteau, néanmoins charmant. 

Ces oeuvres surgissent dans l’épaisseur de ses pigments qu’il prépare lui-même à Majorque (Baléares) où il est né, a grandi et où il passe encore la moitié de son temps quand il ne travaille pas dans son atelier du Marais, installé depuis 1991. Avant, il avait eu un atelier près des buttes Chaumont. Son histoire avec la France est ancienne. Elle remonte à son initiation. Il ne l'a plus jamais vraiment quittée. En ce moment, il reste-là dans la capitale française à oeuvrer d'arrache-pied, comme à son habitude.

Il explique que le transport des œuvres pour l’exposition a dû être repoussé. « Il y avait une flaque qui séchait millimètre par millimètre plus lentement encore que les autres, raconte-il. Elle concentrait des minéraux, des résidus de mercure, c’était très beau d’ailleurs. Cela m'a donné l'idée du titre, un peu à la Michaux». Il sourit. « J’aime bien Michaux ».  

Miquel Barceló est un érudit, sa culture est phénoménale. Quand il n’est pas attelé à sa création, il est plongé dans les livres, encyclopédies, dictionnaires de symboles, de zoologie, monographies, romans. Une photo de Marguerite Duras, et une autre de Baudelaire sont accrochées au-dessus d'un secrétaire sur la mezzanine à dessin, qui surplombe l'atelier aux grandes toiles. En 1984, sa toile L’Amour fou disait tout de sa passion des livres alors qu'il se peint seul, allongé et nu au coeur d'une immense bibliothèque exhibant une formidable érection. 

Son atelier est en vérité un hôtel particulier qui abrite un dédale de grandes pièces consacrés à des activités spécifiques. Traversée du sombre « cabinet de portraits » comme l'a baptisé son ami et compatriote, l'écrivain Enrique Vila-Matas qui a signé la préface du catalogue de L'Inassèchement. Il a pris la pose pour le peintre qui désigne son portrait adossé à d'autres. Les portraits d'environ 60  x 70 cm se comptent par dizaines et occupent les trois quarts de l’espace, murs compris, du sol au plafond. Ses modèles sont « surtout des amis ». Il les a peints à l'eau de javel sur des toiles préalablement noircies. On peine à reconnaître certaines personnalités célèbres pourtant, comme Agnès Varda ou Patrick Modiano. 

Il les montre chez lui mais ne les a jamais exposés. « Ils font beaucoup trop peur ! », plaisante-t-il. Mais il le penseellement, leur abord est indéniablement lugubre.

Il avait tenté cette technique, la première fois,  afin de peindre le visage d'un ami africain, un albinos de Gao, au Mali, où il a une maison et un atelier depuis de nombreuses années.  Il n’y a pas mis les pieds depuis trois ans, depuis la guerre. Il montre des photos de « sa maison » à flanc de rocher qui domine la plaine ocre. « Regarde comme c’est beau, là, le village, tu vois, et là c’est ma famille. Ca me manque l’Afrique, tu sais », souffle-t-il, la gorge un peu serrée. « C’est pas bon ce qui se passe. Mais j’ai des nouvelles, je les appelle tous les deux ou trois jours. Ce sont mes frères ».

Miquel Barceló se remet à peine d’une méchante pneumonie qui l’a forcé à un séjour à l’hôpital. 

« Là-bas, ils ont fait un sacrifice pour moi, en apprenant que j’étais malade », dit-il, manifestement ému, « ils ont égorgé un animal, tu sais, tout un rituel avec le sang de la bête. Tu vois, ça marche à tous les coups, je suis guéri ». Il prend ces choses-là au sérieux, respecte leurs croyances et leur culture. Il les aime tels qu'ils sont et il est aimé d'eux. Là-bas, il vit comme eux, à leur rythme et apprend auprès d'eux, sur leurs terres, tant de choses, différentes ou autrement

Il a par exemple découvert à Gao que les termites pouvaient être de formidables auxiliaires artistiques, qu'elles étaient douées pour créer de fines perforations en dévorant ses papiers, ses matières ses toiles et autres supports. L'artiste a cherché et trouvé le moyen d'orienter leurs dévorations à son idée. « Je continue à travailler avec les termites, et leur envoie régulièrement de la nourriture », fait-il d'un air entendu.

Une vaste vitrine couvre tout un pan de mur dans laquelle trônent des crânes de bêtes, des cornes, des dents qui lui servent de modèles, entre autres souvenirs d'Afrique à l'instar de ses premières céramiques, des têtes réalisées dans les années 80 au Mali, qu'il a lui-même « cuites au feu de paille ». 

Atelier de gravure de Miquel Barceló — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Dans cette grande pièce lumineuse, où un squelette humain en résine se balance à une poutre, il travaille surtout la gravure et le dessin. Il m'entraîne vers un mur où sont accrochés des cornes d’antilopes africaines, une bestiole empaillée, un crâne d'animal mort, et « une très vieille oreille d’éléphant » dont on lui a fait cadeau. « On voit bien que c’est moi, n’est-ce pas ? » Il n'attend nulle réponse. Cet autoportrait exécuté à la pyrogravure le réjouit comme un enfant s'exalte de son premier dessin. « C’est drôle non ? Regarde, ça fait les rides », fait-il en suivant du bout du doigt les traces du temps gravées naturellement dans l’épiderme du pachyderme. J'observe tour à tour son visage et l'oreille, c'est stupéfiant, il est reconnaissable sans y être réellement figuré. Quel sorcier !

Les accidents et les hasards jalonnent son œuvre. Il les apprivoise, les intègre, en fin de compte, il les espère même, ils sont toujours les bienvenus. « L'attention cognitive n’est pas nécessaire à mon travail, je peux écouter un match de foot, un livre audio, de la musique, et continuer à peindre. Je ne peins pas dans le silence. Plus je débranche cette partie rationnelle, mieux ça marche », dit-il en précisant toutefois qu'il ne s'agit pas de l'application du principe surréaliste de l‘écriture automatique. Quand il peint, il ne veut simplement pas entendre sa pensée le guider, lui commander de faire ceci ou cela.

« Parce que c’est là que l’on fait ce que l’on sait faire et moi, ce que je sais faire ne m’intéresse plus», insiste-il. Il aime innover et se tromper en tâtonnant. « C’est une activité physique complète et plus tu fais des erreurs mieux ça marche ». A l'entendre, je pense à Rater mieux de Samuel Beckett, aux considérations semblables d'Alberto Giacometti, celles de l'ami Francis Bacon, bien sûr.

« C'est un peu comme quand tu donnes à un singe un pinceau plein de peinture, et qu'il commence à faire n’importe quoi », s'amuse-t-il. Rires encore. Belle occasion d'évoquer certaines grandes toiles telles que Soledad organizativa, qui représente un grand primate splendide sur son séant,  affichant une sérénité toute souveraine.

Impossible de taire l'émotion éprouvée à la découverte de sa toile Le Déluge qui date de 1990. Sensible au récit que j'en fais, il raconte aussitôt dans quel contexte son tableau a vu le jour. Il venait de peindre une série consacrée au désert, « très minérale à l'image de l’Afrique». Le Déluge devait y mettre un terme, idéale manière d'en finir avec la saison sèche. « Du coup, j’ai inventé la pluie. Au moyen d'une scie, c’était amusant », dit-il fièrement sans livrer pour autant les clés de sa technique. 

« Tout ce que je fais est expérimental » ajoute-t-il, avant d'enchaîner sur « la grande panoplie de sujets » qui caractérise son oeuvre et favorise le renouvellement dont il a tant besoin« C'est l'avantage d'être un peintre figuratif ».

Il se souvient avoir rencontré le plasticien américain Donald Judd, car ils avaient la même galerie à New York. « Il regardait mes tableaux et ne comprenait rien à ce que je faisais ». Lui s'intéressait à Judd et son travail abstrait depuis son plus jeune âge et le comprenait d'ailleurs parfaitement, raconte-il, « c'était presque épidermique, il ne pouvait pas accepter que mes tableaux représentent des visages, des yeux ou des mains. Il avait cette logique historiciste interdisant le figuratif ».

« Encore une maladie du XXe siècle », cingle-t-il, avant de rappeler qu'il estdans l'Espagne de 1957autrement dit sous le régime fasciste de Franco. « Je me suis libéré des interdictions. Toujours est-il que je fais encore de la peinture, un truc de vieux quoi ! ». Nous partons d'un autre fou rire. Il hausse les épaules : « Mais je m'en fous ! »

La jeunesse ne s'intéresserait-elle plus du tout à la peinture ? Selon lui, il n’y a presque plus de peinture, « très peu ou plutôt très mauvaise. Mais ça va, ça vient. Comme Dracula, elle ressuscite toujours ! La peinture meurt et boum ça repart ! ». Le propre de toute création est d'être régie par des cycles.

Il m'invite à le rejoindre, à la grande tables’amoncellent des gravures sur le thème récurrent de la tauromachie, à passer les doigts sur la plaque de cuivre rugueuse où une scène de lutte apparaît entre l'animal et le torero, entre l'artiste et l'oeuvre.
« Les ciseaux à bois, je les utilise sur le cuivre, et ceux à cuivre, pour le bois, j’aime bien détourner les choses… Je travaille chaque jour un peu comme ça, ça marche bien, c’est amusant »
Eaux fortes, aquatintes, pointes sèches, arènes tournoyantes, taureaux noirs face aux matadors qui ressemblent à la mort. « Je sais que la tauromachie est finissante ». Il lâche soudain : « la mise à mort ça fait partie du livre ».  

Il y en a déjà une vingtaine et l'artiste dit envisager de les montrer dans une salle de la Bibliothèque nationale (BNF), lors de l'exposition de mars 2016 qui lui sera consacrée.  

Cette nouvelle série de gravures est de toute beauté. Elle soutient amplement la comparaison avec les scènes tauromachiques des maîtres, ses compatriotes Francisco de Goya y Lucientes et Pablo Picasso dont il reconnaît lui-même l'influence, et le défi audacieux que représentent de tels sujets. Nous nous souvenons ensemble du maître de Malaga, présence constante. Picasso s'est frotté lui aussi toute sa vie à Goya, Vélasquez, Ingres, ou Cézanne.

Comme ces maîtres, Miquel Barceló travaille sans cesse chaque jour jusqu’à épuisement. Il explore de nouvelles techniques. « Je les réinvente ». En besoin de changement perpétuel, il ouvre les champs de sa création. Dans la même journée, il fait tour à tour de la peinture, de la gravure, du plâtre, et dessine dans ses carnets. 
« Je n’ai pas signé de contrat pour faire comme ça bien sûr, mais sinon c’est chiant ».
 En cela aussi, il ressemble à Picasso. Il l'admet volontiers. « Aussi loin que je me souvienne, il a été mon peintre préféré, mon modèle en tout ». Sa sincérité d'enfant fanatique est poignante, d'autant mieux perçue et partagée.
« Son engagement dans la vie, avec les choses, sa manière d’être au monde, poursuit-il, un véritable engagement physique pas seulement théorique, même politique, si tu veux. Jamais je n’ai cessé de m’intéresser à Picasso »
Miquel Barceló et son autoportrait sur l'oreille d'éléphant — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Tout au long du jour,  il passe d’un atelier à l’autre, d’une discipline à une autre. Il se lève vers huit heures et travaille jusqu’à minuit.  
« J’ai besoin d'énormément de temps pour travailler beaucoup. Avec l’âge, je me disais que je parviendrais à travailler plus vite, je croyais que je serais plus efficace, que je ferais en une heure ce que je faisais en une journée. Oui, je travaille plus rapidement mais je fais aussi plus de choses, c’est inéluctable »
Il ne résiste pas au plaisir de dévoiler la maquette d’une grande peinture de 16 m qui « sera terminée à la fin de l’été, pour une fondation » dont il préfère taire le nom pour ménager l'effet.

Il en profite pour m'annoncer son programme à venir. Une grande toile sera exposée au Grand Palais dans l’exposition Picasso Mania, à la rentrée. Et puis, il inaugurera aussi le nouvel espace de la galerie Bruno Bischofberger à Zurich en octobre.

En 2016, il exposera aussi en Amérique latine, au Pérou et surtout au Brésil, à Inohtim, le plus grand musée à ciel ouvert, dans la jungle de Belo Horizonte, où il dévoilera ce qu’il appelle « un dessin infini ». Une oeuvre époustouflante dont j'ai promis de ne pas trahir la teneur et dont il présentera un aperçu à la BNF. Il exposera simultanément  de nouvelles œuvres au Musée Picasso.
« On va voir si j’assume tout ça ou pas  [] Miró était de Majorque, mais Picasso, toujours fertile, est mon préféré. Je ne viens pas de Duchamp, même si j’aime bien Duchamp », précise-t-il, avant de revendiquer sa filiation. « Je viens de Picasso, je descends de cette branche-là ».

On le sait le peintre a été sollicité pour participer à la reconstitution de la Grotte Chauvet au fond de laquelle il a eu le grand privilège de descendre plusieurs fois. Il en a été bouleversé. « C’est une grande merveille, c’est la grande découverte artistique du millénaire », juge-t-il. L'artiste-voyageur a visité pas loin d'une centaine de grottes sur plusieurs continents, dont bien sûr celles de Lascaux et d'Altamira qui ont environ 14.000 ou 15.000 ans. Mais à la lumière de ses différentes expériences, il est catégorique : la fascinante Chauvet n'a pas d'équivalent. 

« C'est le grand chef-d’œuvre, on n’en mesure pas assez l’importance, regrette-t-il, c’est une expression unique, une qualité artistique inouïe de 37.000 ans dont on ne sait rien et ils se trompent sur la façon de l'aborder.  C'est comme s'ils tentaient de décrypter les vestiges Mayas avec la pierre de Rosette ». Et d'ailleurs, il aurait préféré qu'on ne reconstitue pas sa réplique, selon lui, il y aura forcément, un jour ou l'autre, un impact négatif qui en découlera. Il l'a fait savoir. « Bon, au moins on essaie dans l'immédiat de ne pas l’abîmer ».
Il a en outre consacré récemment de longs mois à peindre des tableaux tout blancs, ultra-blancs dont il n’a montré pour l’instant que quelques pièces à New-York où il exposera à l’automne 2016. « C’était comme une espèce de rigueur imposée, un défi que de tenir cela pendant presqu'un an ».

Manifestement la période blanche est bel et bien révolue. Dans l'atelier consacrée à la peinture, au sol couvert de taches multicolores, sous une immense verrière, plusieurs toiles de grandes tailles sèchent aux murs. Retour à vingt mille lieues sous les mers, avec une grande pieuvre aux tons rosé, jaunes et vert ici, sa jumelle est exposée à la galerie Ropac vendue à plusieurs centaines de milliers d'euros. Des poulpes aux gros yeux globuleux, inquisiteurs même. Et puis, dans un autre registre, une grande bête brune, à cornes, aux traits et aux tonalités évoquant justement une peinture rupestre.

Il admet être une sorte d'« enfant gâté » qui a toujours fait ce qu'il a voulu, comme il a voulu, quand et partout où il a voulu, tout au long de ses cinquante années de vie d'artiste, prolifiques. 

Je fais mention du peintre américain, Jean-Michel Basquiat décédé en 1988. « Jean-Michel était mon ami, il a séjourné chez moi à Majorque. On a beaucoup pleuré sa mort, se souvient-il. C’est ma génération, alors c’est un peu flippant quand j'y pense... on était les plus jeunes de la Documenta en 1982 ».   

Il a encore beaucoup trop de choses à faire, il ne veut surtout pas mourir de si tôt. Et de confier le plus sérieusement du monde : « je n'ai pas encore accompli mon œuvre, ce n’est encore qu'un début... ce n'est pas une boutade ».