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dimanche 4 septembre 2016

Emmanuel Tugny & Zoé Balthus : "D'après les livres"

Monotype (c) Paul de Pignol – Couverture d' Après les livres à paraître chez Gwen Catala

« Dimanche 17 juillet 2016


Zoé – Je poursuis sur cette lancée que m’a soufflée Marguerite pour aborder la question du style. Tu te moques de moi, parfois… souvent, en me prêtant des accents durassiens. Flatterie pour fille, dit-elle (sourire). 

Duras riait de l’effet que produisait ce qu’elle appelait l’audace de son style que l’on reconnaît entre tous – et dont elle jubilait a posteriori avec fierté comme une révolutionnaire après avoir jeté des pavés à la tête de sombres flics  – jusque dans la structure de ses phrases qu’elle tordait et ses répétitions… à répétition, cette forme de détachement du monde et la manière dont elle livrait au monde le monde lui-même tel qu’elle le toisait, avec une douloureuse compassion mêlée de dégoût, un monde qui était toujours sien mais dont elle voulait se venger.

Je considère que ton style est un frère révolutionnaire, audacieux, entre mille reconnaissable, qui déstabilise tout en ouvrant d’autres perspectives, mais ton style est beaucoup moins terrien que le sien, je veux dire que le tien est sidéral.

Je songe aux noms désarçonnants et néanmoins superbes des personnages – et des contrées
de tes romans, de l’espace et du temps neufs qui semblent taillés dans la flottaison des songes et qui ajoutent à la confusion, parfois comme si tu cherchais à tous les semer en route, et les perdre, perdre le fil même du récit, distrait par un tout autre fil dont tu te saisis pour le raccorder ou non, en t’appuyant pour ce faire, aussi sur le style mais pas seulement. Bien sûr, il y a la qualité et la richesse du récit qui participent de ton style, et à la différence de Duras qui, malgré elle restait ancrée dans la réalité, toi tu parviens à rompre les amarres d’ici-bas… Dans ton style, il n’y a pas de vengeance, nulle haine réelle que l’on sentirait monter des tripes, même lorsque cela cogne, cela saigne et même quand cela tue, c’est hors de toi.

Qu’est-ce que toi tu appelles style, comment définirais ton style, si tu le peux…

Sans style, peut-il y avoir livre , selon toi ? Elle, maintenait que non.

Emmanuel Tugny à Saint-Malo –  2016 (c) Zoé Balthus

Tugny – Ce que tu écris fait un sacré écho en moi au moment où, parce qu’ils reparaissent, je relis beaucoup de mes livres.

Par exemple, Le Souverain Bien, dont les chapitres d’ouverture sont à mi-chemin entre réalisme – un peu à la Russe – et fantastique, ou La Vie scolaire.

Me relisant, je me rends compte que ce qu’on appelle généralement le réalisme est vraiment très peu mon affaire. L’écriture s’y ennuie, on la sent fébrile, engagée dans autre chose, pas à son aise, comme ravie hors d’elle-même par une dimension sinon plus haute du moins distincte et plus aérée, moins entravée par des formes qui en précéderaient la naissance. Je dis souvent pour faire l’intéressant que la littérature fondée en réel est une littérature anaphorique. Elle est là pour rappeler, pour faire revenir, pour revenir. Je sens, lorsque je me relis, que la littérature que je travaille à mettre en chemin est en état de panique face à l’accumulation des formes antérieures à la sienne, qu’elle halète entre syndrome de claustration et sensation qu’un ordre ou qu’un règne s’impatiente, où la respiration de ce qu’elle entend être comme forme l’attend impatiemment.

J’ai vraiment cette sensation-là que la construction d’un livre à partir de ce qui le précède au monde, que ce qui le précède au monde me ressortisse, ressortisse à l’auctorial comme monde ou ressortisse au monde, à ce qui n’est pas celui qui écrit, n’est pas pour mon livre. Au reste, les oeuvres qui se fondent sur l’observation des choses ou sur l’observation de celui qui les observe, l’auto-fiction faisant comble, me tombent en général des mains.

Lorsque tel n’est pas le cas, c’est qu’une majesté particulière du monde ou de soi en faufile l’écriture, qu’une vérité d’ordre anagogique me semble atteinte, s’agissant du phénomène ou de ce qui s’y rapporte du moi écrivain. Je dirais des livres qui disent quelque chose du monde ou du moi qu’ils ne me plaisent que quand, par une sorte d’intensité supérieure de l’engagement dans l’écriture, entre munificence du champ observé et itération du motif jusqu’au dégagement de sa dimension d’éternité, ils exsudent de l’être de soi ou des choses. D’Aubigné, Retz, Scarron, Crébillon, Balzac, Dostoïevski, Tolstoï, Faulkner, Hugo, Proust, Maupassant, Hyvernaud, Grossman, Céline, Pirandello, d’autres… Duras…

Il y a dans les livres de ces écrivains que j’aime « tant de réel », tant de générosité dans l’abord des choses, tant de choses et dans cet abord tant d’opiniâtreté (analyse, itération) que quelque chose d’un « absolument le monde /le monde absolument » s’y fait voie à la lecture. Je ne dirais pas tout à fait que ces auteurs disent le monde ou se disent, je dirais qu’ils élèvent le monde et le sujet observant vers une anagogie de soi, une strate où le monde et soi sont soi, c’est-à-dire de l’ordre de l’être, de cet ordre dont la principale caractéristique est à mes yeux qu’il est cela où les formes (qu’elles soient du monde ou de soi n’y change rien) rencontrent leur solution dans l’être, leur mêmeté dans l’être, c’est-à-dire une forme progressive de dissolution dans l’unité irénique.

Etat civil de Balzac, moi proustien : il suffit que tout cela rencontre cet ordre anagogique par le travail non pas tant du style -j’y reviendrai- que de la matière du livre tout entier, qui l’excède amplement, pour qu’une paix gagne l’écriture, fût-ce dans ses méandres et ses spasmes. Ce qui est sourdement le même en tout, que je nomme l’être et que je pourrais fort bien nommer l’infinité (pensant à Lévinas), l’absolu, l’éternité d’une vérité, gagne à ce point le capharnaüm réaliste chez certains réalistes qu’une forme de simplification paisible s’opère, dans quoi je reconnais un espace, une atmosphère, un recours possible pour cette forme singulière de la phénoménologie qu’est la lecture.

Il me faut beaucoup d’air dans une œuvre.

Beaucoup d’atmosphère.

Beaucoup de souffle, souterrain ou pas, de mêmeté, de beauté moniste.

Le tour de force de beaucoup de mes auteurs de chevet est de parvenir à ce qu’un désordre des objets circonscrits expire la matière en quoi ils se dissolvent et qui est l’unité du monde en l’être.

Quand cet apaisement des formes dans l’anagogie, qui est affaire de travail, qui est affaire ouvrière, ne m’apparaît pas, quand je ne vois qu’accumulation des formes du monde et de formes de soi, quand je vois cela dans le livre de l’un, de l’autre ou dans les miens, quelque chose se met en branle qui organise mon évasion.

Je referme le livre de l’autre et pour ce qui regarde mon livre, je lui indique qu’il est temps d’aller voir ailleurs si j’y suis.

Au fond, Le Souverain Bien, par exemple, ou Après la Terre, ne parlent que de ça, à la revoyure… je vois bien qu’ils désignent un chemin par où le récit peut et doit prendre le large. Ces deux romans-là, par exemple, contrairement à Mademoiselle de Biche ou au Silure, ne dérivent pas d’une résolution, ils n’ont pas réglé la question de leur champ d’intervention avant que de naître comme forme. Ils vivent un peu où le fatras des choses aliène leur parole à un désordre stupéfiant et puis, en effet, comme tu le dis, ils prennent leur envol vers une dimension autre. Ni supérieure ni inférieure ni parallèle : autre. J’aime bien que tu utilises cette idée du « sidéral » parce qu’en effet, je dis dans le livre que j’ai écrit dessus qu’elle est cette dimension où, par repli de l’être sur soi, par écrasement des solitudes, l’être se rencontre dans l’être…cette dimension sidérale, c’est celle que veulent atteindre mes livres, oui.

Il y a un peu de platonisme, beaucoup de romantisme (à l’allemande ?) là-dedans : le règne rationnel, le règne analytique, le règne des formes discriminées me semble d’une étroitesse insigne, je n’y suis pas à l’aise comme ouvreur de livres, je l’ai dit. Il m’a toujours semblé qu’un mensonge et comme un diable (un diabolos) gouvernait cet espace des cantonnements, des taxinomies. C’est un règne menteur à mes yeux, plus fictionnel que les fictions. Et puis c’est un piège qui isole le moi de ses motifs, de ses supports d’observation. En somme, c’est à fuir. C’est à fuir vers l’Idéal de tout ça, vers des formes qui sont à la fois toujours et jamais le monde. Oui, il y a beaucoup de platonisme et beaucoup de romantisme dans mes livres. Tous aspirent à rencontrer un ordre sidéral où les formes du monde se ramassent, se regroupent, se fondent en des uns se fondant en l’Un. Mes livres cherchent à rencontrer l’ordre de l’Un, je ne peux pas mieux dire. Et à les lire, je vois combien ils vivent leur passage par l’observation des choses comme une épreuve dispensable, comme une torture sans objet ou, au mieux, comme une séquence initiatique.

Ils prennent la tangente, je le vois, de deux façons : la première consiste à travailler le monde depuis une langue qui en dit le caractère intenable, une langue elle-même intenable, impropre à la consommation. La seconde, toute complémentaire, consiste à dire le règne à quoi se rendre, où se rendre, depuis une langue qui soit hospitalière, depuis une langue qui, par adhésion à un certain nombre de principes d’élucidation (répétitions, syntaxe apaisée, lexique emprunté à la parole ou au livre d’en haut) dit la paix rencontrée en terre anagogique.

L’anaphorique fait le style furieux, de mes livres, l’anagogique le fait tranquille.

Et qu’est-ce que j’appelle le style lorsque j’écris ça ?

Je n’essentialiserais pas le style comme Flaubert… Je préfère l’option Buffon…

Je ne crois pas du tout qu’une œuvre, qu’un livre, ce soit une langue et c’est tout, que le style (au sens de langue inédite) soit une « manière absolue de voir les choses » car cela reviendrait à faire de la littérature une affaire de langage ;  or, je crois que si la littérature est en effet une affaire de langage, elle ne l’est que de façon seconde, étant me semble-t-il au premier chef une affaire de résolution de l’être en objet et de l’objet en être dont le langage est un outil, pas le seul, et pas comme langage, le plus souvent, mais comme partialité rythmique, lexicale, du langage qui ne me semble jamais totalement engagé comme tel en littérature (c’est un autre sujet, revenons-y à l’occasion si tu veux). Je ne dirais d’aucun livre que j’aime que son affaire soit d’être langage. Tous les livres que j’aime fondent leur existence propre sur un rapport du sujet à l’objet et de cette phénoménologie à l’être dont le langage est à mes yeux, jusque dans ses involontés patentes, le traducteur servile.

Il y a en littérature une servilité du langage qui me semble lui interdire d’être l’œuvre.

En revanche, le rapport qu’établit Buffon entre le style et l’homme et qui me semble en creux assujettir, subordonner les formes stylistiques à l’affirmation d’une identité de livre qui soit arrachement, affranchissement aventureux d’un objet par rapport à une humanité ouvrière, c’est-à-dire les assujettir, les subordonner à un dialogue entre facteur de livres et livres, me semble convenir davantage…

Je dirais du style qu’il est une modalisation, c’est-à-dire une traduction dans la forme du langage comme aliénation en forme d’un rapport sujet-objet et sujet-objet-être, du rapport entre l’ouvreur de livre et son livre.
  

A mes yeux, si la littérature n’est pas soluble en le style, c’est que le style est la modalité du dialogue ouvrier entre l’auteur, le sujet auteur et son livre, l’objet-livre.

Le style est la forme de l’échange entre l’auteur et sa matière qui lève et qui s’en va.

Le style c’est l’homme au travail du livre.

Pas le livre.

Le travail, pas le produit.

Ce n’est ni tout l’homme ni tout le livre, c’est la forme d’un dialogue phénoménologique intime entre celui qui écrit et cela qu’il écrit.

Ainsi l’angoisse éprouvée devant telle ou telle direction prise par le livre me semble-t-elle trouver sa traduction formelle dans telle ou telle modalité du langage littéraire, de même que la paix éprouvée au constat de la direction du livre vers une résolution de ses formes en une forme majeure, anagogique, me semble trouver sa traduction dans d’autres modalités…

Oui, je dirais du style qu’il est l’homme au travail, saisissable dans la forme du livre, ou le dialogue de l’homme et de son œuvre repérable dans le langage qui est – et n’est que – la matière du livre.

En quelque sorte, le style, c’est l’œuvre mais je ne dis pas là une chose si simple parce que ce que j’entends par œuvre, c’est le processus d’œuvre, pas le terme, le devenir, pas le terme ; je ne parle pas au perfectif…je dis quelque chose d’un peu deleuzien alors je précise : le style, c’est l’œuvrer, le style, c’est l’ouvrer, le style c’est l’homme au travail du livre.

Je parle à l’imperfectif : « Le style, c’est l’œuvre ».

Soyons un peu définitifs, Zoé : « le style, c’est le travail de l’œuvre ».

« Le style, c’est l’œuvrer ».

Mon style, c’est le travail de mes œuvres. Il est en dépendance de mes livres. J’ai le style du travail de mes livres. Si je n’en ai qu’un, j’en dirais qu’il est panique au monde, serein outre, c’est-à-dire, tutto sommato, arythmique, irrégulier ou formidablement homogène si on lui applique un regard fondé sur l’observation immédiatiste (au sens de Jankélévitch) du travail de l’œuvre c’est-à-dire, en ce qui regarde mes livres, d’un travail dont tout le sens est la quête fiévreuse, impatiente, d’une façon de point d’orgue.

Voilà, le style, c’est le travail de l’œuvre et le mien, c’est le travail d’une aspiration à l’unicité paisible comme résolution. »

In D'après les livres (Conversation) – Emmanuel Tugny & Zoé Balthus Postface de Cyril Crignon – à paraître en octobre chez Gwen Catala Editeur

dimanche 10 janvier 2016

Paul de Pignol : Incarnations


Ces bras qui m'encombrent II - 2006
bronze
- Paul de Pignol (c) Yann Fravalo Riopelle

La mélancolie de la chair 


Splendides tragédiennes, femmes insomnieuses, filles des meurtrissures séculaires, érigées dans la lumière, d’une beauté sans visage, sauvage et parfois menaçante, toutes extraites du dedans, toutes d’origine primitive, issues de lésions intrinsèques. 

Apparitions victorieuses pourtant, aux allures de Parques, aux ventres bombés, hanches généreuses, porteuses de vie et d’espérance, cernées de ténèbres irrémédiables, adversaires implacable de la résurrection. 

Ces dames bruissent, elles chuchotent, certaines chantent, rient ou soupirent, quand d’autres pleurent et expirent dans le noir. Chacune appelle et s’exprime en un langage pur et majestueux, ancré dans les tréfonds de l’être, qui se rapproche de la vérité la plus crue, l’émotion même, proche de l’agonie ou de la jouissance parfois. 

Incarnations mystiques 

Figures débordantes d’une fusion de lave, un jaillissement de chair, un bouillonnement de sang. Créations en perpétuelle régénération, toujours uniques, sœurs, cousines, filles, mères. Gardiennes des prophéties, grandes prêtresses, maîtresses de cérémonies, veuves des sanctuaires, hautes reines rhizomiques. 

Essaims gonflés d’humeurs, pleins d’abcès, de fluides et de tumeurs, de flétrissures obscènes, de fentes avides et de désirs primaires. La présence masculine n’est remarquable qu’assassine, scandaleuse, pénétrante, violeuse. 

L’innocence vacille dans le terrible tumulte, fraîcheur désemparée dans la coulée de nuit. Elle se déracine singulièrement, gisant en lévitation horizontale, se sépare par miracle du sol, s’élève aux étoiles, semblant toute entière appelée par les constellations. 

Des billes de cire comme autant de gouttes de sang, d’étoiles de carbone, modèlent blessures, lèvres, tétons, flancs, joues, bras, fesses, cuisses. Mélancolie de la chair, expression du mystère dans le sens de la révélation. Tout est en place pour l’éternité. Tout n’existe que dans l’émotion rituelle de l’absolue nécessité. Cela tient debout, même si cela s’effondre, cela tient debout malgré le chaos. Pour aider, pour aider à comprendre, à donner, à entendre, à vivre. Pour aimer. 

Figures totémiques 

C’est à la fois le mal et le bien, la beauté et la laideur, la pesanteur et la grâce qui s’incarnent dans ces créatures vives, portant avec noblesse les formes épanouies des amantes. La lutte qui anime ces organismes de femelles, exhibant une multitude d’excroissances et de masses, de courbes et de rondeurs, toutes figées sur leur base. Racines, tubercules, prises dans leur dualité de cruauté et de tendresse, se métamorphosent en effigies saisissantes, effrayantes, séduisantes, obsédantes. 

Lucrèce, Vénus, Gaïa, mère nourricière, déesse de la terre ou créature extraterrestre, émanations sacrées, fondamentales, figures totémiques enracinées comme des roseaux noirs dans le ventre de la terre, résolument tendues vers les cieux, isolées ou par groupes. Elles penchent, flanchent, tremblent mais résistent avec glorieuse dignité. Toutes imposent la force surnaturelle et sanctifiée de la mère originelle. 

L’étirement de leurs ombres de bronze sur les pierres chaudes qui surplombent la mer dans le couchant, évoque la solennité d’éternité de leurs cousines lointaines, les mystérieuses sentinelles moai de l’île de Pâques qui dominent vaisseaux, âges et tempêtes. 

Méditation métaphysique 

L’artiste fait ce qu’il peut comme il le peut, questionnant sans cesse ce qui se joue à l’intérieur du corps, dans les entrailles sanguinolentes, au cœur de la matrice insaisissable. Le processus de création s’accomplit, avec lenteur. Sa ferveur est quasi religieuse. 

Il s’agit d’une méditation métaphysique sur l’intimité même de la matière, la faille sensuelle et vertigineuse, le chaos de l’origine et sa poignante œuvre de chair. 

Sa sculpture est, dit-il, « rituelle, vouée à autre chose. A une puissance autre, c’est-à-dire à une puissance spirituelle. » 


Zoé Balthus, novembre 2015, Paris

In Incarnations, Paul de Pignol, Sculptures & Dessins, Textes de Zoé Balthus & Antoni Casas Ros (Ed. Galerie Lanzenberg, Galerie Mézières, Galerie Koralewski)


Parution lors de l'exposition Incarnations  de Paul de Pignol, du 28 janvier au 12 mars  2016 à Bruxelles Galerie Fred Lanzenberg


lundi 5 janvier 2015

Bergounioux: la confusion des promesses du monde



Un abrégé du monde – 2014 – Paul de Pignol 

Récit autobiographique, mélancolique, Un abrégé du monde, est un nouvel et court opus de Pierre Bergounioux qui vient de paraître aux éditions Fata Morgana. L'écrivain sexagénaire porte le regard en arrière, sur l’enfance, à l’heure de l’éveil, de l’appréhension naïve du monde, ou plutôt de son incompréhension. Quand le désir indomptable de le saisir au sens propre et au figuré prend le dessus, quand l'enfant cherchait du matin au soir à en conserver des bouts comme autant de repères et de traces de « beau, d’acceptable », des pans d’une réalité précieuse, celle qui surprend, fascine, éblouit celle qui enchante l’existence comme dans un conte de fée ou déroute avec la malignité de la sorcellerie. C'est le premier des trésors qui se constitue au fur et à mesure de la découverte du réel par le jeune Pierre Bergounioux pas plus haut que trois pommes. 
« C’est à l’aide d’une boîte en carton fort que j’ai réglé, vaille que vaille, au début, le problème de la réalité. »
Ce coffret qui l’avait « accompagné, abrité, sauvé, peut-être », n’était autre qu'Un abrégé du monde dans lequel l’homme mûr devenu, soudain, replonge. Avec la douceur et la poésie qui le caractérisent, il se souvient des petites choses dérisoires et insignifiantes aux yeux des grands, comme autant de pièces qui composent un tout, une unité. C'est un nécessaire à exister, à comprendre, à imaginer, à désespérer, à trier, à refuser.

La boîte — récupérée dans la poubelle d’un photographe « qui se pendit quelques années plus tard parce que la réalité dont je parle ne lui convenait décidément pas, à lui non plus » — avait disparu dans des circonstances depuis longtemps oubliées, en revanche le contenu demeure claire dans sa mémoire. Une foule de choses versées avec soin par ses mains d’enfant, sa collection secrète qu’il égrène au fil des pages a jalonné son initiation. Elle est occasion de conter l’histoire du lutin aux yeux neufs qu’il était, de narrer l’aventure du petit poucet au fur et à mesure de ses trouvailles, de remonter le cours de ses étonnements, ses réflexions, ses angoisses qu’il éclaire de son érudition d’homme ultra-sensible. Subtil autoportrait aussi.
« Je prêtais aux adultes des clartés supérieures, nées d’une familiarité prolongée avec un monde que je commençais à peine à reconnaître. Mais, même en leur accordant cet avantage, même à me suspecter d’avoir l’esprit dérangé, le fait demeurait. Je ne pouvais, sans préjudice grave, m’exposer à ce qui passait pour réel. »
C'est l'occasion d‘évoquer la maison rose sur les hauteurs de la Bouriane, dans la chaleur de plomb du mois d’août et la première fois que sa mère, divinité bienfaisante, se transformait en cette mégère qui lui avait fait lâcher d’une tape sur les doigts le frelon dont il venait de s’emparer afin d’enrichir son trésor. 

Au cours de son exploration du monde, il réalisait que ce qu’il aurait bien voulu glisser dans son coffre ne se laissait pas toujours emporter, ou encore se métamorphosait de telle façon qu’il fallait s’en débarrasser bien vite, les fleurs se fanaient, les poissons empestaient, les oiseaux pourrissaient, quant à la lumière, l’enchanteresse, elle, était insaisissable. 

Les agissements des grands, ce que contenaient les livres, les films et les photographies emmêlaient les perceptions de l’enfant en quête d’explications rassurantes à la lumière du peu qu’il savait et se voyait au contraire confronté à de nouvelles zones d'ombres, à davantage de mystère qui le forçait à pousser l'exploration plus avant
« Ca n’allait pas. Je continuais à percevoir l’aspérité du fait. Les brillants paradoxes que je relevais tendaient peut-être à nous humilier. Mais ils devaient selon toute probabilité, se rapporter à un univers aussi consistant que le nôtre. »
Il dit à rebours l’émerveillement puis le désenchantement, avec la délicatesse fougueuse de la jeunesse et l’aplomb précis de la maturité, il règle les comptes avec style, remet les pendules à l’heure en finesse. 
« Les adultes parlent, quelque temps, un langage inintelligible et je me demande encore si ça ne contribue pas à la félicité de l’enfance. Le jour où l’on commence à deviner ce qu’ils racontent, on est très surpris de ne pas s’y retrouver. Il nous vient des doutes rédhibitoires. On entre dissidence. »
Le sculpteur et peintre Paul de Pignol accompagne le récit de dessins au crayon d’une racine découverte sur une plage et qu'il a ramassée en songeant qu’elle aurait peut-être sa place dans le coffret de Pierre Bergounioux parmi les silex et les agates, les bois curieux, les verres polis, les plumes de geai et les insectes sans pattes. On tourne une page, elle apparaît, sous un angle différent, éclairée d'une lumière autre, elle se métamorphose, produit une complication supplémentaire. Parfois, on dirait un os rongé, un détail anatomique, une pierre de lave. La perception brouille la donne, à moins que ce ne soit le contraire. On évolue dans la confusion des promesses du monde. 
 « On vieillit. J'allais ressembler aux adultes mais plutôt mourir que de les continuer. Ce qu'ils possédaient d'enviable et dont j'étais obstinément privé, c'était la liberté que je comptais exercer dès qu'elle me serait concédée. Je ferais ce que bon me semblait, je partirais à la rencontre du tout, le bénéfique, que je logeais par bribes dans ma boîte quand il voulait bien y entrer. »
Un abrégé du monde, Pierre Bergounioux, dessins Paul de Pignol (Ed. Fata Morgana)

samedi 21 janvier 2012

Pignol: dans la rondeur de l'origine

Lucrèce (Dessin à la sanguine - 2010)  Paul de Pignol – Coll. Zoé Balthus 
« Les images de la rondeur pleine nous aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait qu’être rond. » Gaston Bachelard, in La poétique de l’espace.

L’œuvre de Paul de Pignol s’inscrit définitivement dans la sphère que le philosophe saisit ici. C’est bien par la rondeur que, de sculpture en sculpture, de dessin en dessin, l’artiste exprime obstinément la prolifération infinie de l’être, le fourmillement cellulaire du monde. Son geste épouse toutes les courbes fécondes de cette intimité, en fait bruire les ondes instables, déploie ses masses circulaires, soudent ses noyaux de chair.

A la découverte de son travail, les mots de Vincent Van Gogh, écrits en 1888 dans une lettre à Emile Bernard et qui ont enrichi la pensée de Bachelard, reviennent en mémoire :
  « La vie est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l'hémisphère qui nous est à présent connu. »
De fait, l’artiste fait naître des corps sous des formes rebelles, globuleuses, monstrueuses, d’où sourd le désir de mettre au jour le moindre atome de l’univers, chacune des gouttes d’un sang fluide, chaque cellule d’un grand tout. Davantage en quête métaphysique, voire mystique plutôt qu’esthétique, il fouille les sphères de matière, extrait les substances terreuses, révèle la densité des figures multipliée à l’infini. Ses gravitations de cire modèlent l’origine, en fixent les racines au-delà des territoires connus.

« Il s’agit d’extraire. Je libère l’informe de l’intérieur, et j’ajoute de la lumière, j’accentue la forme […] La touche de cire s’ajoute à une touche, et ainsi de suite… L’informe doit l’emporter sur les formes attendues », expliquait le sculpteur à Christian Noorbergen lors d’un entretien paru ce mois-ci dans le magazine Artension.

Le plasticien exhibe des traversées d’entrailles, des oscillations meurtrières, des vibrations sanguinaires sous la lame d’un poignard invisible à l’heure du drame mythique. Il ouvre des passages au milieu des poitrines, d’où jaillit le cœur gros de la cruauté des hommes. Il éventre, il entaille. « Il y a quelque chose de sacré là-dedans », dit-il.
Figure (2011) Paul de Pignol
Mais Paul de Pignol sait également puiser dans la rondeur une éblouissante douceur d’ange qui s’épanouit dans le dessin de corps étranges que l’on dirait conçus par les nuages et les étoiles, « suivant les règles de la poésie cosmique », dirait encore Bachelard. L’artiste admet y voir parfois des constellations.

Exposition Les îles du corps et de l'espace... Sculptures et dessins de Paul de Pignol du 21 janvier au 25 février  2012 Galerie Tadeusz Koralewski - 92 rue Quincampoix, 75003 Paris


Un entretien entre Paul de Pignol et Zoé Balthus, à l'occasion d'une exposition dans la galerie de Tadeusz Koralewski – Un film court réalisé et monté par Anne-sophie Jessel


samedi 20 février 2010

Pignol: le chant sacré de Gaïa

Vénus X - Bronze - 1999 -Paul de Pignol


« Je suis seul, semble dire l’objet, donc pris dans une nécessité contre laquelle vous ne pouvez rien. Si je ne suis ce que je suis, je suis indestructible. Etant ce que je suis, et sans réserve, ma solitude connaît la vôtre. »
L’atelier d’Alberto Giacometti, Jean Genet (Ed. L’Arbalète)

Gaïa engendre nos solitudes depuis la nuit des temps. De ses entrailles mystérieuses, nous venons au jour soumis à la nuit, seulement ornée de l'impérieuse absence au précieux rayonnement de l'invisible présence. Tenus par la nostalgie de sa chair  –, celle de cette mère indifférente à notre misérable errance, de son ventre protecteur dont il ne nous reste que la certitude d’en être issus, expulsés dans l'amnésie de sa matrice inaccessible, maintenus dans l’ignorance absolue et révoltante du sens de nos existences de monstres, – il ne nous reste plus qu’à guetter les signes qui nous rassureraient, ceux que la déesse-mère ne saurait manquer d’adresser à ses enfants, plongés dans l’obscurité, afin qu’ils s’orientent sur un chemin qui les ramènerait enfin à elle, Gaïa, et trouver en son sein pleine lumière.

Le sculpteur Paul de Pignol l’invoque et la provoque, sans relâche, par la sculpture et le dessin, lui voue un culte inébranlable. Elle est plus que sa muse, elle est son obsession. Il la nomme Vénus, mère et amante. Il tente de la faire apparaître, de lui offrir corps et âme, chair et parole, cellule par cellule, goutte de sang par goutte de sang, sous des doigts assurés d’une émouvante obstination, fous de délicatesse amoureuse, parfois tremblants de l’impatience et la puissance du désir. Seulement, entre les griffes des ténèbres, la femme absolue, la déesse-mère qui jamais ne se dévoile, demeure l'essentielle prisonnière, vouée à la reproduction perpétuelle. De haute lutte, l’artiste entend bien l’y soustraire ne serait-ce qu'un instant et s’il parvient à tirer de cette profonde nuit d’extraordinaires créatures, comme autant d’ombres tragiques de Gaïa, le mystère de sa Vénus ne s’en épaissit que davantage et l’obsession décuple.

De fait, ces formes totémiques de bronze, d’une beauté sans visage, terrible et parfois menaçante, extraites du néant, exhibant une multitude d’excroissances, de courbes et de rondeurs organiquement féminines, toutes figées sur leur base, enracinées dans le ventre de la terre mais résolument dressées vers le ciel, isolées ou en groupes, toutes imposent la présence surnaturelle, solennelle, inquiétante de la mère originelle.

Elles bruissent, elles chuchotent, certaines crient, d’autres rient ou pleurent, chacune appelle et s’exprime en ce langage pur et majestueux qui se passe des mots et que nous comprenons, que nous portons ancré dans les tréfonds de l’être. Immanentes à Gaïa, elles sont ses messagères venues adresser à Paul de Pignol, qui convoque avec fascinante ferveur l’éternel féminin, son hymne  de Profundis*.

« Au monticule
Décharges
Tout s’écoule
Tout fuit
Le monticule s’écroule
Décharges au-dedans
Décharges au-dedans
Tout s’écoule
Tout m’échappe
Je m’écroule
Au-dedans mes larmes coulent
Je m’écroule au-dedans
Le flux d’en-dedans
Coule et germe
Je m’écoule et je donne
Au-dedans le germe
Pousse la larme au-dedans
Du germe
Je m’écoule
Le germe
La larme coule au-dedans
Et germe
La bave des germes
Lave les larmes des larves. »

Lacrima - 2002 - Paul de Pignol
Par la grâce des Vénus, l’artiste fond dans le bronze le chant sacré de Gaïa, hymne à la vie, louange du chaos de l’origine, célèbre la fécondation divine, grave, l’union sacrée du ciel et de la terre, essentiel équilibre de l’organisme unique, l’unicité de l’Etre universel.

« Au fil de l’œuvre, la béance utérine de sa matrice enfle, s’élargit, creusant un sillon profond de ses entrailles jusqu’au haut du corps, sillon bordé de lèvres tuméfiées, géantes dans lesquelles semble s’engouffrer le Vide (Chaos) », entend Fabrice Lebée dans un ouvrage qu’il a consacré à l’œuvre de Paul de Pignol qu’il collectionne avec passion et confronte à la Vénus de Sandro Botticelli.

« L’homme moderne de Botticelli s’envisageait au centre; Paul de Pignol le remet dans l’axe, écrit-il plus loin, un champ nouveau se libère dans la matière informe des Vénus et déborde infiniment celui d’une problématique ontologique. Ici, l’essence divine se porte dans l’altérité qui nous prédispose au sens. Et son expression révélée, phénoménologie, est la Vie. »

Attentif aux moindres signes tel un aveugle, le sculpteur poursuit l’exploration de l'étrange voie qui le conduit à Gaïa, y pénètre par la faille sensuelle et vertigineuse ouverte par ses émissaires à son dessin.

D’une élégante dévotion, le trait habile du maître s’immisce, fouille l’intimité même de leur matière et dévoile encore et toujours cette foison de cercles fondamentaux, parfaite rondeur de l’enfantement d’un monde, sans cesse renouvelé. Il s’insinue au sein de cette mystérieuse gestation de vie, bouillonnante, vouée aux métamorphoses jusqu’à la mort, ultime nécessité à la résurrection, inhérente à la conception de l’Un infini.

Le chant sacré de Gaïa trouve sa naturelle délivrance dans cette poignante œuvre de chair.

De Profundis*, Paul de Pignol (Ed. D’En Face)
Vénus ou le Mythe aliéné, Sandro Botticelli – Paul de Pignol, Fabrice Lebée (Ed. D’En Face)