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jeudi 19 mars 2015

Benjamin, la plume à l'envers

Extrait du texte Benjamin, la plume à l'envers de Zoé Balthus - in La Moitié du Fourbi, N°1


Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Romain Verger, Anthony Poiraudeau du comité de rédaction de La Moitié du Fourbi dont j’ai le plaisir de faire partie et les auteurs du premier numéro : Sabine Huynh, Jacques Jouet, Anne-Françoise Kavauvea, Hugues Leroy, Edith Noublanche, Sylvain Prudhomme, Clémentine Vongole entre autres seront présents jeudi 19 mars 2015 à partir de 19h30 :

A la librairie Atout Livre
203 Bis avenue Daumesnil
75012 Paris

Pour célébrer le lancement de cette revue bi-annuelle dont chaque numéro porte sur un thème qui l'inspire : du côté de la littérature d’une part (auteurs, textes en lien avec le thème) mais aussi en suivant d’autres pistes (curiosités paralittéraires, réflexions, témoignages, reportages décalés).

Le premier numéro rassemble 18 contributions originales liées à la notion « Écrire petit ».

mardi 1 juillet 2014

Benjamin, le philosophe au pays des voix


Date et auteur non identifiés

Il était une fois un célèbre métaphysicien, nommé Walter Benjamin, qui s’était aventuré « au pays des voix »…

Du début 1927 à la fin de 1932, Benjamin avait en effet un bureau dans les locaux de la radio de Francfort, un moyen de communication tout neuf, où il s’affairait à la production de programmes insolites, d’une modernité remarquable pour l’époque. Paradoxalement, il était peu enclin à l’ébruiter, n’en faisait pas la réclame.

Il semblait trouver ses « nébuleuses affaires radiophoniques » guère reluisantes et très peu « utiles », alors même qu’il détestait l’utilité et que ce médium entrait précisément dans le cadre de sa réflexion déjà amorcée sur la reproductibilité technique, à travers la pratique de la communication de masse comme la photographie et le cinéma. 

Il considérait ses programmes radiophoniques, non sans un certain dédain, comme des activités essentiellement alimentaires, en tout cas d’après ce qu'il en disait à son ami Gershom Scholem. Selon l’autre ami de poids, le philosophe Théodor W. Adorno, ce furent pourtant les rares années « à peu près sans soucis » financiers qu’aient jamais connu  Benjamin.

Les éditions Christian Bourgois dans la collection Titres, avaient exhumé en 1987 et traduit, Trois pièces radiophoniques, des Hörmodelle qui auraient dû s’entendre comme des « maquettes radiophoniques » ou « modèles radiophoniques » en français, soit un « titre malheureux » en raison d’une erreur de l’édition allemande, précise Bruno Tackels, dans sa remarquable biographie Walter Benjamin Une vie dans les textes (Actes Sud, 2009).

En revanche, le recueil Lumières pour enfants (Ed. Christian Bourgois, Titres, 1988, réédité en 2011), présente bien une série de Hörspiele, pièces radiophoniques créées par Benjamin. Adressées aux petits Allemands, elles faisaient partie du fonds littéraire que, la mort dans l’âme, Walter Benjamin, fuyant les nazis, avait abandonné derrière lui dans son appartement parisien en 1940 et sur lequel la Gestapo avait fait main basse. Selon Scholem, les documents de Benjamin furent sauvés de la destruction par un heureux hasard qui les avait placés dans des paquets d’archives qui voyagèrent jusqu’en Russie où ils se chargèrent de poussière pendant une quinzaine d’années avant leur rapatriement en 1960,  aux archives de Postdam, en RDA.

Philippe Baudouin, auteur en 2009 d’un ouvrage intitulé Au microphone, Dr Walter Benjamin : Walter Benjamin et la création radiophonique (1929-1933) (Ed. La Maison des sciences de l’Homme), est retourné fouiner dans les archives de Berlin d’où il a rapporté d’autres textes inédits en français — dont Bruno Tackels faisait d’ailleurs mention dans sa biographie — et, avec Philippe Ivernel pour la cruciale traduction, les a réunis en un recueil intitulé Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, publié cette année aux éditions Allia.

Philosophe de formation, aujourd’hui réalisateur d’émissions pour France Culture, Philippe Baudouin a rédigé une préface concise et éclairante où il explique que Walter Benjamin avait conçu près de quatre-vingt-dix émissions en l’espace de cinq ans et inventé des genres d’émissions bien distincts et spécifiques que sont les Hörmodelle, modèles ou maquettes radiophoniques, évoqués par Bruno Tackels, qui appartenaient à « un type de construction scientifique ou expérimentale » fondé sur des situations ancrées dans la réalité quotidienne et adulte alors que, les Hörspiele, les pièces radiophoniques, étaient pour la plupart des fictions qui s’adressaient plus spécialement aux enfants.

« Les énoncés qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots [qui lui sont donnés au préalable] ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage courant des adultes », avait réalisé depuis quelque temps Benjamin. Il le redira autrement, dans Vue perspective sur le livre d’enfant, dans l'extravagant et non moins délicieux Je déballe ma bibliothèque: 
« Drapé de toutes les couleurs qu’il saisit dans sa lecture et dans sa vision, [l’enfant] est là au beau milieu d’une mascarade et y participe. En lisant — car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué, ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s’entremêlant. « Prince est un mot ceint d’une étoile », a dit un garçon de sept ans. Les enfants quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le « sens ». On peut en faire l’épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu’on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour : non pas une vue perspective sur le livre d’enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d’un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d’amour, ou dans des bagarres. C’est ainsi que les enfants écrivent leurs textes mais aussi qu’ils les lisent. »
Dans un époustouflant texte d’hommage à Walter Benjamin, le philosophe, spécialiste de la kabbale et la mystique juive, Gershom Scholem, son ami intime depuis 1913, rappelait que c’était « un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et par l’essence de l’enfance. Ce monde constitua un des objets les plus durables et les plus tenaces de sa réflexion et tout ce qu'il a écrit là-dessus relève de ses réussites les plus achevées ».

Ainsi, il n’est sans doute pas inutile de souligner qu’à cette période Benjamin œuvrait déjà à son récit autobiographique Enfance berlinoise considéré par Scholem comme sa « prestation la plus achevée » au côté de ses Allemands.
« ‘Les textes’ de Benjamin sont, au plein sens du mot, ‘tissés’ […] Dans ses meilleurs travaux, la langue allemande est d’un achèvement qui coupe le souffle au lecteur. Elle doit son achèvement à l’union extrêmement rare d’une abstraction très élevée avec une plénitude sensible et une diction plastique. »
Ce sont donc cinq pièces de ce « théâtre invisible » signées Walter Benjamin, marquées de l’influence du dramaturge et ami Bertolt Brecht, que nous donne à découvrir ce nouveau recueil. 

Deux causeries pédagogiques pour les jeunes Le Cœur froid, adaptation du conte de Wilhelm Hauff (XIXe siècle) et Charivari autour de Kasperl, inspiré du théâtre de marionnettes allemand, et « seule émission radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme archive sonore, fut-ce sous forme fragmentaire », précise Philippe Baudouin. 

Ce qui signifie aussi que pour l’heure, la voix du grand penseur qui interprétait certains personnages de ses programmes, demeure inconnue malgré de nombreuses écoutes attentives d’enregistrements d’archives pour tenter de la localiser parmi les intervenants. Stéphane Hessel dont le père Franz avait collaboré avec Benjamin, a bien cru une fois à l’écoute d’un programme reconnaître sa voix qu’il avait entendue dans son enfance, mais elle n’a jamais été officiellement authentifiée et le doute reste entier.

Deux autres pièces du recueil, elles, s’adressent à un public adulte, Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques écrivaient où l’on perçoit la tentation chez Benjamin de diffuser, non sans malice, une certaine matière politique et littéraire à penser de façon plus excentrique et critique, à questionner en continu la culture populaire, à chercher l’interaction avec l'auditeur avant l'heure. Benjamin, le visionnaire, anticipait la radio telle qu’elle n'apparaîtra qu'à la fin du XXe siècle.

Quant à la cinquième pièce du recueil de Philippe Baudouin, intitulée Lichtenberg. Un aperçu et qui d’ailleurs, selon Bruno Tackels, n’a jamais été diffusée, elle fait littéralement figure d’OVNI dans la production du philosophe allemand, où il met en scène des extra-terrestres observant d’un œil critique le comportement des humains. Philippe Baudouin relève judicieusement que La Guerre des Mondes d’Orson Welles ne sera « mise en ondes » que cinq plus tard.

Enfin, dans le modèle radiophonique Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ?, on reconnaît le Benjamin porté vers les analyses de critique sociale. Son collaborateur sur ces programmes radiophoniques, Wolfgang Zucker, a livré bien des années plus tard, en 1972, un texte de souvenirs que Philippe Baudouin a eu la riche idée d’ajouter au recueil, car il constitue à la fois un précieux témoignage sur l’aventure radiophonique proprement dite mais aussi un portrait de Benjamin qui diffère de tous ceux que ses vieux amis ont pu peindre de lui.

Il s’agit du portrait dressé par un collègue, sans affect ni rapport d’intimité qui tendent souvent à agir comme des verres magnifiant, et qui permet ainsi d’appréhender une face cachée, inconnue, du penseur. Wolfgang Zucker, au premier contact, avait eu l’impression d’être examiné par un « instituteur de village démodé appartenant à un temps révolu ».

Après l’avoir à son tour bien observé, Zucker a jugé que « l’image que Benjamin donnait de lui était intentionnelle. Il ne voulait pas avoir l’air d’un écrivain professionnel. Ainsi, se faisait-il passer, avec une sorte de snobisme bouffon, pour un 'patriarche' solennel, — plus âgé que ses trente-sept ans, plus lent et plus circonspect que ce n’eût correspondu à son intelligence aiguë et rapide, et plus conservateur en apparence que ses interlocuteurs libéraux. On pouvait le dire, sinon gros, du moins 'corpulent' […] »

C’est magnifique en vérité, Benjamin jouait la comédie afin d’entrer dans ce rôle qui lui faisait gagner sa vie, au point de se transformer, de se déguiser presque dès qu’il se trouvait à travailler dans les locaux de la radio de Francfort !

Quant aux modèles radiophoniques, selon Zucker, « Benjamin disait donc vouloir utiliser le nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de comportement pratique dans les situations conflictuelles typiques de la vie moderne ». Il prêchait en faveur de la réflexion, l’intelligence et la pensée pour résoudre les conflits potentiels, la résolution pacifique plutôt que l’agression.

Zucker se souvint aussi que le modèle radio de la demande d’augmentation de salaire mettant en scène un monsieur Lhésitant qui n’obtenait rien de son employeur et un monsieur Levif qui, lui, obtenait gain de cause, avait été mal accueilli et provoqué un certain raffut à différents niveaux. Ils croulaient sous le courrier de lecteurs offusqués. « La critique la plus acérée, toutefois, était d’ordre idéologico-politique : quelques responsables syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans le modèle radiophonique, des négociations de salaires collectives et des accords tarifaires adoptés », soulignait Zucker.

Le leader nazi Adolf Hitler à la radio allemande le 1er février 1933 - Auteur non identifié

Benjamin avait alors tenu à expliquer à son collègue où il se situait politiquement, moralement, professionnellement :

« Il comprenait bien, me dit-il, que la question sur sa position politique était importante pour moi, et même nécessaire pour notre travail en commun. Non, il n’était pas communiste, et pas marxiste non plus. Cependant, poursuivit-il, sa tâche d’écrivain, à ses yeux, consistait à prouver le mensonge et la fragilité de la société bourgeoise et à accélérer de ce fait son effondrement. Mais la forme que l’avenir politique prendrait, il ne pourrait la montrer qu’après la libération hors des rets de la fausse conscience. »

C’est la typique illustration du génie métaphysique de Benjamin qui s’exprimait, selon Scholem, « principalement dans deux directions, qui se compénètrent toujours davantage dans son travail : la philosophie du langage et la philosophie de l’histoire. L’une le conduisit,  de plus en plus fortement, vers des analyses de critique littéraire et l’autre, de plus en plus fortement aussi, vers des analyses de critique sociale ».

Selon Bruno Tackels, aux yeux de Benjamin, il s’agissait désormais de « reprendre et transformer les données du savoir à transmettre, du point de vue de la vulgarisation. Celle-ci n’est plus seconde ou secondaire, mais elle devient le moteur de la pensée, au point de donner aux auditeurs 'la certitude que leur propre intérêt possède une valeur réelle pour le sujet traité'. Une inversion qui change tout. Révolutionnaire, conclut Benjamin, qui fait du public un centre actif capable d’agir sur la science. Et non plus l’inverse. »

Le recueil des Ecrits radiophoniques est en outre enrichi d’un chapitre qui déploie un aperçu fragmentaire de la théorie de la radio telle qu’elle s’inscrivait alors dans l’esprit de Benjamin dont un entretien de 1929 avec son ami Ernst Schoen, musicien et directeur des programmes de la radio de Francfort, également attentif aux travaux de Brecht, qui figurait dans le premier ouvrage de Philippe Baudouin dans une traduction de Marianne  Beauviche, ainsi que des extraits inédits en français de leur correspondance, auxquels s’ajoute un texte d’importance faisant un parallèle entre Théâtre et Radio, sur le contrôle mutuel de leur travail éducatif, traduit par Philippe Ivernel et publié pour la première fois en français dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht (La Fabrique, 2003).

Dans sa grande clairvoyance, en conclusion de ce texte, Benjamin mettait en exergue le fait que « la radio, à laquelle incombe tout particulièrement de recourir à un patrimoine culturel ancien, le fera aussi de la manière la plus propice dans des adaptations correspondant non seulement à la technique mais également aux exigences d’un public qui est contemporain de sa technique. C’est seulement ainsi que l’appareil sera délivré du nimbe d’une 'gigantesque entreprise de culture populaire' (comme dit Schoen) pour être réduit à un format digne de l’homme ».

Dans la forme même des maquettes radiophoniques, Benjamin se mettait « dans les pas des pièces didactiques de Brecht, précise Bruno Tackels dans sa biographie, tout en se méfiant des risques de dérive moraliste ». En réalité, il voyait bien au-delà des intentions de Brecht visant l’éveil des consciences politiques et de confrontation des idéologies.

Hannah Arendt, dans un admirable texte d’hommage à Benjamin, avait souligné l’hostilité de Scholem et Adorno à l’égard de « l’influence désastreuse » de Brecht sur leur camarade.

« Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. »

Partie d'échecs entre Bertolt Brecht et Walter Benjamin - Eté 1934 (c) Akademie der Künste,
Archives Bertolt Brecht
Benjamin argua, outre l’importance d’une profonde amitié, que son « accord avec la production de Brecht » représentait « l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute [sa] position » dans le cadre de ses propres recherches et qu'il s'y tiendrait.

L’esprit libre ne s'en laisse jamais conter et reste maître de sa conduite. Après tout, n'était-ce pas le propos de ses maquettes radiophoniques, monsieur Levif ?  Avant-gardistes et subversives à l'époque, bel et bien les ancêtres des radios libres auxquelles elles auront ouvert la voix en somme. A bon entendeur, salut !

Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, textes choisis par Philippe Baudouin, traduit par Philippe Ivernel (Ed. Allia, 2014)
Walter Benjamin Une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud, 2009)
Lumières pour enfantsWalter Benjamin ,Texte établi par Rolf Tiedemann, traduit par Sylvie Muller (Ed. Christian Bourgois, Titres, 2011)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Benjamin et son ange, Gershom Scholem, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure (Ed. Allia, 2010)



lundi 20 janvier 2014

La conspiration poétique de Baudelaire, selon Benjamin

Charles Baudelaire par Félix Nadar vers 1855



La publication du Baudelaire de Walter Benjamin à l’automne dernier par les éditions La fabrique est un extraordinaire événement, retentissant et émouvant à plus d’un titre tant pour les connaisseurs du penseur allemand que pour les amoureux du poète français, tant pour l’histoire de la critique littéraire et artistique que pour celle de la pensée.

Les premiers savaient que Baudelaire occupait une place prépondérante dans la pensée de Walter Benjamin. Le poète était pour lui une référence constante, il avait traduit en allemand ses Tableaux Parisiens, et l’intégralité de son œuvre était l’objet d’études constantes et scrupuleuses. Mais pour qui a lu la correspondance de Benjamin, il était clair qu’il œuvrait depuis des années à un projet de plus grande envergure, extrêmement ambitieux sur le grand poète et dont sont finalement nés les seuls  Paris, capitale du XIXe siècle et Sur quelques thèmes baudelairiens.

Quelques mois avant sa mort, il était fier et heureux d'annoncer dans une lettre à Gretel  Adorno, sa fidèle et secourable amie, épouse du philosophe Théodor  W. Adorno, sa chère petite, écrivait-il affectueusement, que « le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement ».

Et d’ajouter avec adorable malice : « Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement ».

Il travaillait d’arrache-pied, se savait vulnérable, pressé par la précarité du temps et la menace antisémite ambiante. Il vivait alors à Paris,  la dixième année de son exil, et passait le plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale, plongé dans ses recherches, il décortiquait tout ce qui avait été écrit sur Baudelaire et son œuvre. Dehors c’était l’affreuse réalité de la guerre et l’occupation nazie terrifiantes. Lui, abrité dans sa précieuse quête, réfugié dans les livres, compilait les citations, bâtissait l’architecture de son ouvrage, échafaudait sa pensée,  savait ce qu’il souhaitait ériger. Ce work-in-progress de très longue haleine, finirait bien par voir le jour.  « Le Baudelaire » était l’œuvre de sa vie, son unique conspiration, elle était absolue. 

Or le 26 septembre 1940,  Walter Benjamin se donnait la mort. Lui qui n’avait pas fait aboutir sa quête,  qui était si profondément ancré dans l’existence, s’en est arraché malgré lui, pour échapper au sort terrible que la Gestapo lui réservait, il s’en était convaincu. Elle avait déjà saisi son appartement parisien et sa bibliothèque qu’il était parvenu à sauver d’Allemagne, comme une bonne partie de ses manuscrits. Il en avait entreposé certains à la Bibliothèque national par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Bataille avant de fuir en zone non-occupée, mais il se sentait traqué. Il était terrifié, désespéré, acculé.

 Il ne finirait pas son Baudelaire, livre mythique, non advenu.

« Personne n’avait  encore essayé de reconstruire le livre projeté par son auteur –  et à ce stade de l’édition, en 1974, une telle tâche paraissait clairement impossible », raconte le philosophe italien Giorgio Agamben, coéditeur du Baudelaire publié par La Fabrique, auquel on doit la découverte en 1981 dans un placard des dépôts de la BNF cette liasse de feuillets manuscrits, de fiches et de notes, que Benjamin avait confiée à Bataille.

« Or, ces documents (auxquels s’ajoutent quelques manuscrits retrouvés peu après sur la même piste)  ne permettent pas seulement de reconstruire la structure du livre avec une précision relative, souligne Agamben dans l’introduction de l’ouvrage, ils permettent aussi d’éclairer de manière inattendue à la fois la genèse et l’évolution de l’œuvre et, de manière plus générale encore, l’ensemble de la méthode de travail du dernier atelier de Benjamin. »

Ce chantier ou work-in-progress, comme l’explique Agamben, met au jour « dans son processus même le modèle d’une écriture matérialiste telle que Benjamin l’appelait de ses vœux : une écriture dans laquelle non seulement la théorie illumine les processus de création, mais où ces derniers jettent à leur tour une nouvelle lumière sur la théorie. »

En effet, il est désormais permis de réaliser combien son goût bien connu des citations était sérieux et ses collections primordiales à l’architecture de sa pensée, nécessaire à  son esprit minutieux. C’étaient les matériaux de construction essentiels grâce auxquels il érigeait son édifice.
« La recherche doit s’approprier les matériaux dans les détails, elle doit analyser les différentes formes de son développement (Entwicklungformen) et en retracer l’articulation intérieure (inneres Band). Ce n’est qu’une fois que ce travail a été mené à bien que le mouvement réel peut être exposé de manière convenable. Si cela marche, si la vie du matériel (das Leben des Stoffs) se présente de  manière idéalement réfléchie, on peut croire alors qu’on a affaire à une construction a priori. »
Et de fait, cette méthode de travail éclaire magistralement et définitivement, la célèbre phrase de Benjamin : « les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. » Cette phase de sa méthodologie, il la qualifiait aussi de « dépouillement de la littérature ».

Benjamin croyait que tout ce qui est écrit porte déjà la réponse à ses propres questions, et il suffisait de scruter, de décortiquer,  d’analyser, de mettre en relation, en correspondance les textes et il s’y employait si bien qu’à la découverte de ce Baudelaire reconstitué, on mesure l’ampleur du monument encyclopédique et philosophique qu’il bâtissait. Il avait tout lu de et sur Baudelaire, et tout ce qui pouvait le ramener à lui et à son œuvre.
« On trouve dans la méthode de Benjamin comme une reprise de la doctrine médiévale selon laquelle la matière contient déjà en elle toutes les formes et se trouve déjà pleine de formes à l’état « inchoatif » et potentiel, relève Agamben, la connaissance revient alors à faire advenir à la lumière (eductio) ces formes cachées (inditae) dans la matière. »
Ainsi au fur et à mesure de ses lectures et relectures, il créait sa documentation, sa réserve de matériaux littéraires, poétiques et philosophiques, emmagasinait des fragments de textes, tirait des fils conducteurs, extrayait des mots-clé, traquait des notions récurrentes, capturait les correspondances qui lui sautaient à l’esprit. Le livre s’écrivait pour ainsi dire seul.

Benjamin avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […], leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif », savait Hannah Arendt.

Et Arendt de préciser : « L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. »

Benjamin s’émerveillait ainsi de ses superbes et multiples découvertes. L’Eternité par les astres de Louis Auguste Blanqui fut par exemple pour le penseur une fascinante révélation.

« […] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrivait en 1872 Blanqui , depuis sa geôle où ce révolutionnaire était emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables. »

Il s’agissait d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estima Walter Benjamin, d’« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoquait le « grand défaut » que présentait sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ».

« La formulation de L’Eternité par les astres « c’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau »,  nota Benjamin, correspond exactement à l’expérience du spleen telle que l’a consignée Baudelaire. »

Benjamin fut frappé par la proximité des visions respectives de Blanqui et Baudelaire.  Dans le poème Le crépuscule du soir, il releva ces vers « La ville elle-même revêt les traits de l’abîme, de la nuit ancienne dans laquelle la vie est identique à la mort. »

Pour lui, ce sont « les mondes de Blanqui ».  De même, dans Le Gouffre,  Benjamin retint : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » et d’emblée, la résonance est évidente C’est « l’équivalent baudelairien de la vision de Blanqui », écrit-il.
«  La conjonction avec Nietzsche et surtout Blanqui […] fait apparaître l’œuvre de Baudelaire sous un jour inédit. Il est dès lors possible d’interroger l’abîme dont le sentiment accompagne Baudelaire sa vie durant. »  
Dans le poème L’Horloge, Benjamin remarquait aussi que le poète « va particulièrement loin dans le traitement allégorique. Autour du symbole de l’horloge – qui dans la hiérarchie des emblèmes occupe une place éminente – il regroupe le Plaisir, le Maintenant, le temps, le Hasard, la Vertu et le Repentir. La conscience du Temps qui s’écoule et se vide et le taedium vitae sont les deux poids qui maintiennent en mouvement le mécanisme de la mélancolie. »

Il avait enregistré que Marcel Proust, un autre auteur français qu’il avait étudié assidûment, évoquait « l’étrange sectionnement du temps » chez Baudelaire. 


Ainsi, la pensée de Benjamin progressait de note en note, de découverte en découverte, la documentation s’amoncelait, le projet était assurément avancé à en juger par la lettre adressée au philosophe Max Horkheimer en date du 16 avril 1938 dans laquelle il détaillait son projet avec précision.
Portrait de Walter Benjamin, jeune homme (Photographe et date non identifiés)
« […] le travail comportera trois parties. Les titres prévus sont Idée et imageAntiquité et modernitéLe Nouveau et le Toujours-le-même. »

Sa méthode originale et ses recherches lui permettaient d’éclairer Baudelaire et son œuvre sous un jour résolument neuf et bouleversant. Il passait à la phase de rédaction. Ses idées étaient claires, il était prêt. Il avait déjà élaboré le plan de l’œuvre dans lequel il expliquait alors qu’il entendait considérer « le retentissement, presque inégalé, des Fleurs du mal. Les raisons manifestes en sont présentées brièvement tandis que les plus profondes constituent l’objet de toute l’étude, en particulier la question de l’accueil réservé aux Fleurs du mal par le lecteur d’aujourd’hui ».

 Après une analyse poussée de la littérature critique sur Baudelaire, il jugeait qu’elle ne livrait pas la véritable mesure de ce retentissement et, moins encore, n’en offrait des raisons.

L’exposé de la vision allégorique de Baudelaire qui devait constituer le cœur de la première partie  de l’œuvre planifiée par Benjamin entendait souligner qu’au génie poétique de Baudelaire s’ajoutait  le génie mélancolique. Selon le penseur, la mélancolie de Baudelaire était « d’une nature que la Renaissance a qualifiée d’héroïque. Elle se polarise autour de l’idée et de l’image. »

Benjamin s’était étonné que la théorie esthétique avait  repris avant tout de Baudelaire « sa leçon des correspondances, mais sans la déchiffrer » mais soulignait aussi que  l’interprétation que Baudelaire lui-même avait  donnée de son œuvre ne l’éclairait qu’indirectement.

«  L’histoire littéraire, sans trop d’esprit critique, s’en est tenue à la vision catholique de la poésie », tranchait Benjamin.

Le penseur allemand voulait dévoiler la conspiration poétique de Baudelaire, d’une portée considérable à ses yeux, tout d’abord et d’évidence artistique, mais aussi politique, sociale, historique, philosophique. La conspiration poétique de l’auteur des Fleurs du Mal, selon Benjamin,  visait une véritable révolution.

« Les Fleurs du mal peuvent se voir comme un arsenal, croyait-il, Baudelaire a écrit certains poèmes pour en détruire d’autres, composés avant lui. »

Il argua plus loin que Baudelaire « voulait faire de la place pour ses poèmes » et  qu’il « déprécia certaines licences poétiques des romantiques par son remaniement classique de la rime, et l’alexandrin néoclassique par l’introduction dans celui-ci de défaillances et de points de rupture.  Bref, ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à évincer ceux qui leur faisaient concurrence. »

Pour Paul Valery « le problème de Baudelaire pourrait donc, -  devrait donc, - se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même essentiellement Baudelaire. Il  était sa raison d’Etat ».

Et à Benjamin de remarquer l’étrangeté de l’évocation de « raison d’Etat » pour un poète et d’avancer que « la formule signale un phénomène notoire : le poète s’émancipant des expériences vécues. La production poétique de Baudelaire est subordonnée à une mission. Il voyait des espaces vides où il a inséré ses poèmes. Non seulement son œuvre peut être définie comme une œuvre historique, mais c’est même ainsi qu’il la voulait et la comprenait ».

Sa poésie lyrique rompt,  insistait Benjamin, « par son énergie destructrice non seulement avec la nature de l’inspiration poétique – forte de la conception allégorique -, elle brise non seulement avec la nature agreste de l’idylle – forte de son évocation de la ville -, elle rompt aussi – forte de la détermination héroïque avec laquelle elle installe la poésie lyrique au cœur de la réification – avec la nature des choses. Elle se situe au lieu où la nature des choses se voit assujettie et remodelée par la nature de l’homme. L’histoire a depuis montré qu’il avait en l’occurrence raison de ne pas se fier au progrès technique. »

Benjamin était convaincu que les bouleversements des conditions artistiques tenaient « au fait que pour la première fois la forme marchandise revêtait une importance cruciale pour l’œuvre d’art et la forme de masse une importance cruciale pour le public. Ce changement était particulièrement ressenti, chose qui est devenue indéniable à notre époque, par la poésie lyrique.  Le caractère unique des Fleurs du mal tient à ce que Baudelaire a répliqué en composant un recueil de poèmes. C’est, dans toute sa vie, le meilleur exemple d’attitude héroïque qui se puisse trouver. »

Aussi, selon Benjamin,  « l’importance unique de Baudelaire vient de ce qu’il a été le premier, et le plus déterminé, à appréhender, dans les deux sens du terme, l’homme devenu étranger à lui-même : à l’identifier et à lui fournir une cuirasse contre le monde réifié ».
« Interrompre le cours du monde  - telle était la volonté la plus intime de Baudelaire. La volonté de Josué [non tant la prophétique : car il ne songeait pas à faire demi-tour] Sa violence, son impatience et sa colère en découlent. En découlent aussi les tentatives toujours renouvelées de frapper le monde au cœur [ou de l’endormir par son chant]. C’est cette volonté qui, dans ses œuvres  l’engagea à accompagner la mort de ses encouragements. »
Ainsi, aux yeux de Benjamin, « la dévalorisation de l’environnement humain par l’économie d’échange a de profonds effets sur l’expérience historique » de Baudelaire. Il se produit « toujours la même chose », disait-il.  
« Le spleen n’est rien d’autre que la quintessence de l’expérience historique. Rien ne paraît plus méprisant que de brandir l’idée de progrès contre cette expérience. D’autant que comme représentation d’une continuité, elle contredit fondamentalement l’élan destructeur de Baudelaire, qui au contraire s’inspire d’une vision mécaniste du temps. En proie au spleen, on ne saurait mobiliser rien d’autre que le Nouveau, dont la mise en œuvre est la véritable mission du héros moderne. La grande originalité de la poésie de Baudelaire est alors qu’il y intègre effectivement l’exemple de l’héroïsme dans la vie moderne. Ses poèmes sont des missions accomplies, il n’est pas jusqu’à son découragement et sa langueur qui ne soient héroïques. »
Le spleen est précisément « le sentiment qui correspond à la catastrophe permanente », releva justement  Benjamin avant de compléter plus loin sa réflexion en soutenant que « le ferment nouveau qui, intervenant dans le taedium vitae, le transforme en spleen, est  l’aliénation à soi-même ».

Parmi l’arsenal baudelairien, Benjamin avait notamment retenu ces Fusées XXII qui ébranlent et plongent en beauté l'être dans l'abîme :
« Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu… je crois que j’ai dérivé… cependant, je laisserai ces pages , - parce que je veux dater ma colère. »
Elle fût doublée de tristesse.

Baudelaire, Walter Benjamin, Edition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi, Clemens-Carl Härle (Ed. La Fabrique)

lundi 16 décembre 2013

La fascinante aura de Walter Benjamin


« Qu’est-ce que l’aura ?   Regard dans le dos/ Rencontre et regard/ Lever les yeux, répondre à un regard
L’expérience de l’aura repose sur le transfert d’une forme de réaction courante au sein de la société humaine sur la relation de la nature à l’homme. Celui qui est regardé ou se croit regardé lève le regard
Répond par le regard. Eprouver l’aura d’une apparition ou d’un être veut dire prendre conscience de sa faculté de lever le regard
De répondre à un regard. Cette faculté est pleine de poésie. Quand un homme, un animal ou une chose inanimée sous notre regard lève le sien, il nous attire d’abord vers le lointain ; son regard rêve et nous entraîne à la suite de son rêve. L’aura est l’apparition d’un lointain aussi proche soit-il. Les mots eux-mêmes ont leur aura : Kraus l’a décrit avec une exactitude particulière : « Plus on regarde un mot de près plus, il vous regarde de loin en retour. » Il y a autant d’aura dans le monde que de rêve encore en lui. Mais l’œil éveillé ne perd pas la force du regard quand le rêve en lui s’est entièrement éteint […] » in Walter Benjamin. Archives (Ed. Musée d'art et d'histoire du Judaïsme/Kincksieck)

Lœuvre de Walter Benjamin (1892 – 1940), qui se présentait comme un « essayiste/passeur de littérature française, apolitique [...] », est une des plus singulières du XXe siècle qui, tant par la richesse, que la précision, l’élégance, la force, la profondeur de la pensée qui la soutient, lui confère une valeur inestimable à la fois littéraire et philosophique.

Les éditions de l’Herne ont publié début novembre, un Cahier qui lui est consacré, conçu sous la direction de Patricia Lavelle, qu’elle présente dans son avant-propos comme « une enquête collective qui porte à la fois sur la grammaire historique et l’individualité de sa  réinvention discursive, qui s’intéresse aussi bien aux sources de Benjamin qu’à son style, ne délaisse pas pour autant la fécondité théorique de l’œuvre. L’entrée en matière par les formes d’expression autobiographiques qui permettent d’exploiter la tension entre ses dimensions philosophique et littéraire est en cela stratégique : elle ouvre la voie à des réflexions très actuelles autour de la problématique de l’image, notamment sur son rôle dans le discours théorique, et sur l’ouverture de l’art à la théorie ».

Le Cahier, conçu et documenté avec grande cohérence, est divisé en quatre grandes parties (Traces de vieImages de penséeLe magicien de l’instantSources et affinités), chacune composée d’extraits de sa correspondance (Gershom Scholem, Hannah Arendt, Theodor W.  Adorno, Heinrich Blücher, etc.), enrichie de textes et documents pour certains inédits de Benjamin, augmentées d’essais d’auteurs, critiques, chercheurs, universitaires, penseurs (Wolfgang Bock, Franz Hessel, Jacques-Olivier Bégot, Georges Didi-Huberman, Michael Löwy etc.) et de traductions inédites.

Il s’agit d’un volume sensible à l’image de cet auteur hors normes qu’était Walter Benjamin qui « sans être poète, ni philosophe, pensait poétiquement », comme l’affirmait Hannah Arendt au grand dam de Scholem. Ce dernier s’était indigné à la lecture de l’essai sur Benjamin de Arendt où, écrira-t-il à Adorno en février 1968, « se mêlent la manie de l’originalité (Benjamin, pas un philosophe !!!), malentendus, mais aussi affirmations discutables, ou dont on pourrait en tout cas discuter. »

Arendt savait que sa propre vision de Benjamin bouleversait la leur, puisqu’elle avait annoncé écrire son essai sur Benjamin un an auparavant à Adorno en les avertissant : 
« Je ne partage pas, malgré tout, votre image de Benjamin. Il se pourrait bien que ni Scholem, ni vous ne soyez contents de moi. »
Vingt ans auparavant, dans une lettre datée de 1947, Adorno lui avait déjà fait entendre qu’il ne partageait pas du tout sa perception de leur ami, avec élégance certes mais surtout avec une fermeté que l’on perçoit assez proche de la colère maîtrisée.
« Les divergences entre votre vision de Benjamin et la mienne ne peuvent que profiter à la cause. Pour moi, ce qui caractérise l’importance de Benjamin dans ma propre existence intellectuelle est axiomatique : c’est l’essence de sa pensée comme pensée philosophique. Je n’ai jamais pu voir ses textes sous un autre point de vue, et il me semble que c’est sous cet angle qu’ils prennent tout leur poids. J’ai bien conscience de l’ampleur de la divergence entre son approche et toute la conception traditionnelle de la philosophie, mais aussi et au-delà, du fait que Benjamin n’a pas facilité la tâche consistant à retenir cette vision de son œuvre. Je pense tout de même, ayant une connaissance très précise de l’homme et ayant eu un contact qui s’est constamment intensifié jusqu’à la fin, que les transformations de la position de Benjamin, qui semblent en apparence si brutales, sont en vérité beaucoup plus limitées qu’elles en ont l’air. Il ne serait pas la grande figure qu’il a été si ce n’était pas le cas. »
Le regard que portait Hannah Arendt sur l’œuvre de Benjamin était pourtant loin de porter préjudice au penseur, elle lui donnait une dimension bien supérieure à celle de philosophe aussi important soit-il, elle lui accordait une puissance de pensée considérable, elle lui reconnaissait le pouvoir extraordinaire d’un immense visionnaire.
« L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période […]
En d’autres termes, ce qui fascina profondément Benjamin depuis le début ne fut jamais une idée, ce fut toujours un phénomène. « En tout ce qu’on appelle beau avec raison, c’est le paraître qui fait l’effet d’un paradoxe «  (Schriften, I), et ce paradoxe – ou, plus simplement : la merveille de l’apparition – fut toujours au centre  de tout son travail.
A quel point les travaux de Benjamin s’éloignèrent du marxisme et du matérialisme dialectique, c’est ce qu’atteste la figure qui devint centrale en eux,  celle du Flâneur.  Au flâneur qui erre sans but au milieu des foules des grandes villes, dans une attitude fortement opposée à leur affairement utilitaire, les choses se révèlent dans leur signification secrète : « L’image vraie du passé est fugitive » (philosophie de l’histoire ), et le flâneur, seul, reçoit le message dans son errance nonchalante. »
Benjamin n’était pas poète, mais était entré tôt dans le monde des Lettres par la poésie et la littérature. Dans son Curriculum Vitae de 1912, le jeune Benjamin explique qu’ « à partir de [ses] intérêts philosophiques et littéraires se sont en particulier développés, par une synthèse naturelle, des intérêts esthétiques », y souligne s’être « livré à une lecture intensive de Hölderlin. » et avoue ne pas « encore savoir si c’est la littérature ou la philosophie qui prendra le dessus dans [ses] études universitaires. »

La poésie de Stefan George a exercé une forte influence « sur la conception de l’art et de la critique » du Benjamin débutant, fait valoir l’universitaire allemande Astrid Deuber-Mankowsky, dans un essai intitulé Dans l’amour et dans la dispute se réclamer des vers. Benjamin sur Stefan George, s’appuyant notamment sur des réflexions du grand ami Gershom Scholem. 

La publication en 1924 de son essai critique sur les Affinités électives du grand poète et compatriote Johannes Wolfgang Goethe qui l’a fasciné toute sa vie, par cet autre poète allemand Hugo von Hofmannsthal qui le déclara « absolument incomparable », affirme davantage la voie sur laquelle il s'engagera tout au long de sa trop brève existence au cœur de cette Europe qui bientôt s'auto-détruirait, l'entraînant dans son odieuse chute, acculé à se donner la mort, à bout de ressource et d'espoir.
« Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle empathie et que n’atteint jamais qu’incomplètement le regard plus pur du naïf : l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement  perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile,  et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contretemps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. Lors que Kant fait reposer la beauté sur une relation, sa théorie impose triomphalement ses tendances méthodologiques dans une sphère située bien au-dessus de la sphère psychologique. Comme la révélation, la beauté contient en elle des ordonnances qui appartiennent à la philosophie de l’histoire. Car ce qu’elle rend visible n’est pas l’idée elle-même, mais le mystère de cette idée. »
Walter Benjamin - 1926 - Germaine Krull
Le Cahier donne aussi à découvrir La beauté qui se dérobe, Esthétique et mélancolie chez Walter Benjamin, Theodor W. Adorno et Georges Bataille, un captivant essai de l’universitaire Wolfgang Bock, paru cette année en Allemagne, dans lequel il affirme que « le plus grand point commun tient à la construction de la mélancolie, dont les trois penseurs se servent dans le contexte de l’esthétique. »
« Lorsque Bataille place au centre la dépense de sa propre vie, il se rattache aussi à ce que Benjamin, dans son interprétation de Baudelaire, désigne comme sa « mélancolie héroïque ». Dans la figure de la perte, telle que la décrit Baudelaire, Benjamin voit la protestation, chute et possibilité de salut converger dans une figure esthétique de base qui a perdu son aura. A la fin du texte sur Baudelaire, on lit à propos du poète privé de sa vie de ses illusions et de son aura :


« Il a décrit le prix que l’homme moderne doit payer pour sa sensation : l’effondrement de l’aura dans l’expérience vécue du choc. La connivence de Baudelaire avec cet effondrement lui a coûté cher. Mais c’est la loi de sa poésie, de cette poésie qui brille au ciel du Second Empire comme un « astre sans atmosphère ». » 
Les affinités de Benjamin mêlaient, par la grâce d’un savant équilibre, littérature, poésie, philosophie, théologie et révélation, et le portaient naturellement à une vie intellectuelle d’une intensité hors normes et des échanges épistolaires de haute tenue, à mettre au jour une œuvre de portée universelle exponentielle.

Passeur de littérature française, il allait ainsi traduire, entre autres, Les Tableaux parisiens (en 1923) de Charles Baudelaire dont toute l’œuvre l’avait bouleversé. Il n'eût de cesse de l’explorer, d’y chercher des passages secrets et lui consacra une étude approfondie dont une édition établie par Giorgio Agamben a été publiée en octobre dernier aux éditions La Fabrique.

« La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix […]», affirmait-il dans Paris, capitale du XIXe siècle, alors que s’enracinait-là son concept d’image dialectique.

L’érudit Benjamin était fasciné par Paris, « Terre promise du flâneur », et sa culture dont il aimait deux autres de ses éminents représentants en littérature,  André Gide et Marcel Proust qu’il avait commencé à traduire avec Franz Hessel en 1927.  

Ce dernier, un an plus tard, fera paraître une recension de Sens unique dans un journal allemand, dont il retiendra en particulier le paragraphe suivant intitulé Assistance technique, présenté comme « un échantillon du raffinement et de la densité de l’ouvrage » de Benjamin.
« Il n'y a rien de plus misérable qu'une vérité exprimée comme elle a été pensée. Dans pareil cas sa transcription par écrit n'est même pas une mauvaise photographie. La vérité est comme un enfant, comme une femme qui ne vous aime pas : devant l'objectif de l'écriture, lorsque nous avons plongé sous le voile noir, elle se refuse à avoir l'air paisible et bien aimable. C'est brusquement, comme à l'improviste, qu'elle veut être effarouchée, chassée de la rêverie où elle est plongée, et être effrayée par une émeute, de la musique, des appels à l'aide. Qui voudrait compter les signaux d'alarme dont est pourvu l'intérieur d'un véritable écrivain ? Et "écrire" ne signifie rien d'autre que les mettre en action. »
Stéphane Hessel qui, petit garçon, a connu Benjamin s’est souvenu,– dans un bref témoignage, étonnamment naïf, intimidé et confus de n’être pas « un spécialiste de la pensée benjaminienne » –, que son père avait « été un peu l’initiateur de Benjamin dans les passages parisiens. Les deux se sont retrouvés sur deux points importants de leur vie : la traduction de Marcel Proust, où ils ont pris ensemble deux volumes A l’ombre des jeunes filles en fleur et Du côté des Guermantes, et l’expérience de la ville, la flânerie. »

Benjamin ne représentait surtout qu'« un ami de [son] père »  et se le rappelait comme un homme qui « a toujours été un peu mélancolique, un peu misanthrope. »
« Il a usé de la drogue à certains moments. Il a été passionné par tous les problèmes que pose la consommation des drogues et s’est intéressé à l’action qu’elles ont pu avoir sur son propre psychisme ; il était naturellement passionné aussi par l’œuvre de Freud. Je me souviens parfaitement de propos qu’il a tenus. Il m’a dit « Nous vivons le nadir de la démocratie ». J’ai toujours retenu ce mot. »
Le Cahier donne à lire en revanche un texte formidable, d’une belle teneur emblématique, sur l'Origine du drame baroque allemand et Sens unique de Benjamin que signa Siegfried Kracauer, éditeur des pages littéraires du Frankfurter Zeitung (de 1922 à 1933), auquel contribua régulièrement Walter Benjamin. Une volumineuse correspondance entre les deux hommes prouve la densité de leurs échanges et la profondeur de leur complicité littéraire.
« Une intuition peu commune lui permet de pénétrer jusqu’à l’ascendance la plus reculée des essences et de découvrir ce qui les caractérise depuis les origines. Son interprétation de l’allégorie est admirable. Elle prouve pour la première fois, à l’aide des textes originaux, comment la nature vouée à la mort – l’histoire comme histoire des maux du monde est la nature du baroque – se transforme en allégorie sous le regard du mélancolique. Une fois la totalité des éléments chargés jusqu’à l’extrême de leur signification, Benjamin montre le mouvement dialectique par lequel ils s’entrelacent dans la forme du drame baroque. Rien de plus logique qu’il ne puisse pour lui jamais s’agir d’homogénéiser les essences dans un concept abstrait d’un ordre supérieur, mais toujours et seulement de leur synthèse dialectique qui leur conserve leur pleine concrétude. A peine les significations s’unissent-elles sous le signe d’une idée qu’elles jaillissent et entrecroisent comme des étincelles électriques au lieu de se « subsumer » dans un concept formel. Elles retournent dans l’histoire pour y continuer dialectiquement, à s’opposer entre elles et chacune d’entre elles poursuit son histoire propre.


On pourrait ainsi définir la différence entre la pensée abstraite habituelle et la pensée de Benjamin de la manière suivante : si la première s’efforce d’épuiser la plénitude concrète des objets, la seconde plonge au cœur de l’écheveau de son matériau pour déployer la dialectique des essences. »
Les fragments qui composent Chronique berlinoiseUne enfance berlinoise vers 1900 et Livre des Passages furent le fruit de travaux que Benjamin commenta dans ses diverses correspondances notamment avec la future épouse d’Adorno, Gretel, tout au long de ses années de voyage et d’exil, de 1930 jusqu'à son suicide en 1940.

Burkhardt Linder, professeur et directeur du groupe de travail sur Walter Benjamin à l’Université Goethe, livre pour sa part un essai éclairant à propos d’Enfance berlinoise, dernier texte publié en Allemagne du vivant de Benjamin en 1934, qui, occupe « une place très particulière dans l’histoire de la littérature autobiographique », se détournant « du mode de présentation narratif » et introduisant ce que l’universitaire nomme « l’image de pensée », qui ne saurait se confondre avec une « pensée de l’image », souligne-t-il, s’agissant plutôt « d’une immobilisation constructive de la réflexion, qui trouve sa limite dans l’encadrement de l’image textuelle ».
« La forme de l’image de pensée, pourrions-nous dire est désormais reprise pour des images de l’enfance remémorée. Il est donc plus exacte de parler d’image mémorielle, dans laquelle se rassemblent la réminiscence et la forme littéraire de l’image de pensée.  Au plan de l’expression langagière, on en arrive ainsi à une synchrésie spécifique. D’une part, l’auteur utilise le lexique de la préhistoire et de la mythologie grecque, dont l’enfant ne dispose en aucune manière, et qui provient de la réflexion de l’adulte, d’autre part, il invente une langue mimétique qui restitue emphatiquement l’expérience psychique et physique de l’enfant. La fusion sans faille des deux langues est une étonnante réussite poétique. »
L’emploi du je dans ces pièces berlinoises que Jean Lacoste voit comme des « cartes postales » est en outre une spécificité que Benjamin s’était jusque-là interdit dans tous ses écrits, exception faite de sa correspondance.

Lacoste, dans son essai Cartes postales : une méthode pour l’exil, comprend l’écriture d’Enfance berlinoise et de 12, Blumeshof en particulier, dans une sorte de démarche proustienne qui, dans le souvenir du goût de sa madeleine, quête celui du confort et du bonheur. 

Benjamin avait lui-même expliqué dans un avant-propos, - retrouvé en 1981 à Bibliothèque nationale, dans des manuscrits qu'il avait confiés à Georges Bataille,- avoir cherché à imprimer au souvenir de l’enfance une portée sociale, politique et historique à l'heure douloureuse de la révolution du national socialisme d'Hitler et la haine antisémite qui montaient affreusement en puissance.
« En 1932, alors que j’étais à l’étranger, il devint peu à peu clair pour moi que je serais obligé de prendre congé, pour assez longtemps et peut-être durablement, de la ville où je suis né. […] J’évoquai en moi les images qui, en exil, font d’ordinaire naître avec le plus de force le mal du pays. […] Je cherchais à maintenir [ce sentiment de nostalgie] dans des limites par la conscience du caractère irrévocable (Unwiederbringlichkeit) du passé, une irrévocabilité non pas biographique et contingente, mais sociale et nécessaire. […] Je me suis efforcé de saisir les images dans lesquelles se précipite l’expérience de la grande ville pour un enfant de la classe bourgeoise. […] Les images de mon enfance dans la grande ville sont peut-être, dans leur tréfonds, capables de préformer une expérience historique ultérieure.»

Benjamin, Cahier dirigé par Patricia Lavelle (Ed. de L'Herne)