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lundi 26 janvier 2015

Tcheky Karyo : "Moi, à fleur de peau"

Tcheky Karyo par Enki Bilal
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète Tcheky Karyo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête.

"Je crois à l’opacité solitaire
au pur instant de la nuit noire
pour rencontrer sa vraie blessure
pour écouter sa vraie morsure [...]"

Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde.

La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.


Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi.

L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement.

Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ?

Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.

Zoé : Tu as une formation de musicien ?

Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand.  Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils.

Zoé : C'était il y a combien de temps ?

Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.

Zoé : Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?

Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire. 
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça. 
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille.

Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?

Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies.

Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille.

Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.

Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ?

Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ? Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick ! Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.

dimanche 14 septembre 2014

Conversation avec Zéno Bianu


Zéno Bianu

Après Chet Baker (Déploration) en 2008, Jimi Hendrix (Aimantation) en 2010 et John Coltrane (Méditation) en 2012 publiés par Le Castor Astral, le poète Zéno Bianu complète cette année sa collection de portraits de musiciens en forme d'hommage versifié avec le recueil Visions de Bob Dylan, autre idole planétaire dont, dit-il, « une seule chanson devient le cosmos tout entier ».  Conversation. 

Zoé : Au marché de la Poésie où tu as présenté, au début de l'été, tes Visions de Bob Dylan, tu as affirmé que Robert Allen Zimmerman était à ton sens l'un des plus grands poètes de notre époque. Tu l'écoutes attentivement, tu le lis également, connais parfaitement son histoire et son œuvre, et tu lui en consacres une. Pourquoi es-tu certain que son chant est celui d'un poète éternel ?

Zéno : « Je ne suis qu’une voix qui parle », affirme Dylan dans une interview de 1966 – mais quelle voix ! Cette voix nasale, intacte, venue du cœur des sixties semble tisser inlassablement un lien entre poésie et rock’n’roll. Dylan, on l’oublie quelque peu, est le poète le plus écouté de la planète. Profondément intime et invraisemblablement universel. Comme animé sans fin par le mouvement perpétuel de son Never Ending Tour, son ultime tournée entamée en 1988. La clé absolue pour Dylan, celle qu’il a maintes fois revendiquée, c’est la poésie – la poésie comme chant, rêve et liberté. Mes Visions de Dylan s’attachent avant tout à retracer poétiquement ce lien organique de Dylan avec la poésie.
Si la poésie est bien une « pensée qui chante », Dylan est l’un des poètes majeurs de notre temps. 

Zoé : Tu le compares même à Rimbaud, j'aimerais que tu précises cette analogie qui peut surprendre.

Zéno :
Il définit quelque part ses chansons comme des « textes-musiques inséparables », se ressourçant ainsi à l’origine même de la poésie. Adolescence éternelle, volonté d’échapper à toutes les classifications, désir de partance, Rimbaud n’est jamais bien loin. On pourrait dire, au reste, que Dylan a fait de sa propre vie une mise en scène de la Lettre du voyant. « Quand je suis tombé sur la formule “Je est un autre”, les cloches ont sonné à toute volée », confie-t-il. Poésie dans les mots, poésie hors les mots, Dylan, fervent lecteur de Rimbaud, est aussi l’héritier, de William Blake à Allen Ginsberg, d’une longue lignée poétique de la poésie vécue.
 
Zoé : L'album
de Dylan Blonde on Blonde (1966) que tu qualifies de « houblon pour les anges rebelles » dans tes Visions, marque l'apothéose, dis-tu aussi, de son « maître tryptique/Bring it all back home/ Highway 61 revisited ».

Zéno : Blonde on blonde, chu comme un aérolithe au milieu des années soixante, c’était – tout à coup – l’appel à une autre respiration, décisive et révélatrice. Ce premier double album de l’histoire du rock était entièrement habité, comme l’a dit Dylan lui-même, d’une « sonorité de mercure sauvage ». Il semblait accordé sans relâche à toutes les pulsations du monde. Misanthrope et chaleureux, insaisissable et unique, il n’en finit pas de résonner et de faire miroiter ses « archétypes dessinés à traits vifs, ses personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine ».

Zoé : Tu as commencé cette série avec Chet Baker... que s'est-il produit ? Avais-tu déjà en tête ceux qui ont suivi ? Je voudrais que tu me parles de ces immenses artistes, Hendrix, Coltrane, de la place qu'ils occupent dans tes souvenirs, des postures et des attitudes qui à tes yeux font d'eux des grands au point de leur consacrer un recueil, et la façon dont ils imprègnent ta poésie. Que t'apportent-ils ? Comment as-tu travaillé pour donner vie à ces textes ?    

Zéno : Tous ces livres sont un peu des « exercices de possession », écrits à la première personne, au sens où il faut vraiment ouvrir un espace en soi, se laisser pleinement traverser pour tenter de toucher juste. Dans cette série, il me fallait rendre hommage, non pas à des modèles, ce qui n’aurait aucun sens, mais à des icônes porteuses d’énergie dont les trajectoires folles m’ont accompagné tout au long de mon parcours. Autrement dit, m’ouvrir à mes propres mythes. Nietzsche le dit quelque part, avec une terrible exactitude : « Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. » Chet Baker, d’abord, le prince de la mélancolie, au phrasé doucement opiacé, quelque chose comme notre Icare. Hendrix et ses volutes aimantés ? Orphée. Coltrane et ses longues ascensions spiralées ? Le Prométhée du feu sonore.

Zoé : Dis Zéno, raconte-moi le cheminement de la musique dans ta vie par rapport à celui de la poésie. La musique a de tous temps accompagné l'
œuvre poétique, Orphée et sa lyre en sont le symbole,  la musicalité est-elle pour toi toujours une exigence  ?
 
Zéno : La pulsation, voilà peut-être le mot clé. J’ai toujours perçu une sorte de lien intime, nécessaire entre poésie et pulsation. Et c’est peut-être ce désir d’infini rythmique qui anime ma trajectoire d’artiste. Dans ma poésie, et c’est là que la musique n’a cessé de compter, le dire est devenu peu à peu quasi inséparable de l’écrire. Le livre – tout en gardant sa nécessité définitive – ne constitue plus la seule caisse de résonance. Dire redevient un mode particulier de l’existence de la poésie. Surtout accompagné d’acteurs habités par la poésie tels que Denis Lavant ou Tchéky Karyo.  Il ne s’agit pas là pour moi d’une poésie simplement sonore, naturellement, mais bien plutôt d’une approche qui entend, comme le disait si justement Artaud, « considérer le langage sous la forme de l’incantation ».

Zoé : Tes musiciens sont tous nord-américains, c'est ce que j'appelle ton pôle « Far West » mais tu as développé un pôle « Far East » très important. La Chine, le Japon, le Tibet, l'Inde...  Ces contrées orientales te parlent, tu y as voyagé, tu as conçu des
œuvres marquantes qui y prennent source, je pense à ton Krishnamurti, et plus près de nous à ces recueils de haïku traduits en collaboration avec Corinne Atlan. À qui, à quoi dois-tu cette traversée de l'Orient ? 

Zéno : L’Orient… il y a pour moi toute une longue histoire qui palpite derrière ce mot. Une collection de ciels intérieurs et extérieurs dérobés de l’autre côté de la planète. Un désir d’aller voir si certains lieux parlent plus juste. La recherche d’un surcroît de liberté. D’une beauté violente capable de souffler en rafales. Ou, peut-être plus simplement – et là, nous rejoignons la perception poétique – une façon d’habiter le temps autrement. Cet Orient-là (disons, un « Orient du cœur ») a laissé une empreinte profonde sur mon écriture. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, jusqu’à Haiku (2004, Poésie/Gallimard) en passant par ma trilogie publiée chez Fata Morgana, au début des années 2000 : Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive
Ces voyages m’ont aussi fait comprendre la nécessité d’être un « passeur de mémoire », et de créer avec mes différentes anthologies un véritable mandala planétaire des autres poétiques (chinoise, tibétaine, indienne, etc.).


Zoé : La Russie, je pense en l'occurrence à Marina Tsvétaïéva*, est-elle ton Empire du milieu ? Quelle place occupe-t-elle dans ton univers et dans la poésie universelle ?

Zéno : Tsvétaïéva, on la lit une fois, on ne s’en remet pas. Son urgence créative sidérante, son exigence d’impossible, son sentiment profond d’être regardée par le destin. Elle est en permanence celle qui déroute et par-là même nous ramène infailliblement au plus juste chemin : la poésie comme épiphanie, capable de nous faire sortir du moule. J’ai longuement travaillé sur elle pour les deux éditions que j’ai faites en Poésie/Gallimard (Le ciel brûle, Insomnie) et la traduction du Phénix en collaboration avec Tonia Galievsky (chez Clémence Hiver). Dans une lettre splendide adressée à Anna Teskova, le 22 janvier 1929, Marina Tsvétaïéva décrit la traduction comme l’exercice poétique par excellence, en ce qu’elle abolit littéralement la mort – comme un exercice unique de rencontre dans le cœur de la langue, par-delà le temps et l’espace : « Lorsque je mourrai – [Rilke] viendra me chercher. Il me traduira dans l’autre monde, comme moi, aujourd’hui, je le traduis en russe (en le tenant par la main). C’est ma seule façon de concevoir – la traduction. »

Zoé : Les étoiles dans ton firmament, quels noms portent-elles ?

Zéno : Une petite liste en désordre et à l’intuition, naturellement non-exhaustive – pour ouvrir un arc-en-ciel de pistes et ne pas en finir avec l’infini. Soutine, Van Gogh, Pollock, Yves Klein, Giotto, Monk, Albert Ayler, Coltrane, Chet Baker, Dylan, Hendrix, Sun Ra, Terry Riley, Captain Beefheart, Nino Rota, Lorca, Tsvétaïéva, Mandelstam, Novalis, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector, Ida Lupino, Pasolini, Dostoïevski, Artaud, Rimbaud, Nerval, Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Jean-Pierre Duprey, Kafka, Melville, Conrad, Ozu, Mishima, Paradjanov, Monteverdi, Palestrina, Han Chan, Wang Wei, Li Po…
 
Zoé : Il y a une incidence manifeste de tous les autres arts dans ton œuvre, la musique, la danse,  le théâtre,  la peinture, etc..

Zéno :
C’est profondément vrai. Il y a sans doute ce désir de pratiquer la plus grande perméabilité, la plus grande transversalité entre différents territoires. Mon vrai rêve d’artiste étant, au fond, de convoquer toutes les voix dans une sorte de résonance universelle. Un tremplin précieux pour creuser encore et encore d’autres strates d’expérience, trouver une mise en résonance commune. Avec cette idée, toujours présente en fond, cette idée (née d’une certaine manière avec les surréalistes) que l’art ne se fait pas forcément seul, qu’il peut être total. Qu’il peut créer une forme de synesthésie vertigineuse. J’ai toujours conçu et vécu la poésie comme une dimension excédant le seul poème (« Trop de souffle en moi pour une seule flûte », disait en substance Marina Tsvétaïéva). Comme une posture de vie, une vision poétique des êtres et des choses – peut-être la cristallisation même de la vie. Les noms changent, on le sait, la source demeure. Quoi que j’écrive, cela relève pour moi de la poésie. Tout cela procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Je cherche tout ce qui traverse. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, traductions, livres d’artiste, travail avec des acteurs ou des chorégraphes – la poésie demeure au centre. Noyau brûlant d’une esthétique du partage.

Zoé : Tu es curieux, tu aimes entremêler les arts, tu recherches les collaborations avec d'autres artistes, d'autres poètes. Est-ce une démarche de fraternité ? L'an dernier encore, avec André Velter, vous avez publié Prendre Feu (Gallimard). Comment est venu ce livre ? Comment écrit-on à quatre mains ?

Zéno : C’est un peu comme si nous avions été deux voleurs de feu tentant de faire le point sur ce tout qui nous fascinait et nous émerveillait. Nous portions ce livre ensemble (« Dans l’affection et le bruit neufs ! ») et nous l’évoquions cycliquement, mais il nous fallait un détonateur d’écriture. Ce fut le fameux vers de Lorca : à cinq heures du soir…, qui nous offrit un surcroît de présence inspirante – et parfois vertigineuse. Dans ce monologue à deux, nous nous sommes entêtés à émouvoir, à étonner, à dérouter, à questionner. À nous aventurer. Avec passion et précision. En quête d’essentielles fraternités. L’un répondant à l’autre (jusqu’à dix courriels par jour) avec toujours au cœur le souffle de l’utopie, pour tenter d’irriguer à nouveau la sensibilité contemporaine et solliciter une écoute éblouie.

Zoé : Trois opus tout neufs sont en préparation et sortiront l'an prochain, Satori Express, Quelque chose d’absolument bleu, Bhopal Blue. Peux-tu d'ores et déjà
les présenter et les situer dans le cours de ton œuvre ? Ils font suite et corps bien sûr. Il y a une extraordinaire cohérence pour une telle étendue. 

Zéno : Satori Express se voudrait un livre-somme, une sorte de suite au Désespoir n’existe pas (Gallimard, 2010), un autre palier encore, attaché à redonner à la poésie tout le sang nécessaire. Un rayonnement de mots. Un croisement de toutes les perspectives possibles, protéiforme et opiniâtre. 
Quelque chose d’absolument bleu (Lettres Vives, à paraître en 2015) dit toute mon admiration pour Yves Klein et voudrait dresser, par de courts paragraphes percutants, un portrait poétique de cet artiste de tous les dépassements. Ce livre explore le bleu Klein comme la toile de fond même du monde, capable de révéler le plus extrême de l’art et le plus vif de la vie. 

Bhopal blue est le texte d’un oratorio dansé par Brigitte Chataignier (et qui sera représenté en 2015), dont le thème est la catastrophe de Bhopal, en Inde, en 1984. Une sorte de rituel de régénération pour chasser les démons, toujours bien vivants, du crime industriel. 

* « Tu es sans cesse en voyage, tu n'habites nulle part, et tu rencontres des Russes qui ne sont pas moi. Ecoute-moi une fois pour toutes : en Rainérie, moi seule représente la Russie. »De Tsvétaïéva à Rilke, lettre du 2 août 1926. Le 22 août 1926, elle précise sa pensée dont Rilke n'avait pas saisi le sens : « Rainer, quand je te dis : je suis la Russie, je te dis seulement (une fois de plus) que je t'aime. » — in Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvétaïéva Correspondance à trois (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

dimanche 31 mars 2013

Bianu & Velter: Manifeste d'un duo pyromane

Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus


Non pas mettre le feu, non pas tout brûler, non pas tout réduire en cendres, non. Prendre feu n’est pas une injonction de mort, il ne s’agit pas d’autodestruction, il ne s’agit pas d’une promesse d’enfer, bien au contraire.

C’est un dessein de vie, de création, un manifeste élaboré à quatre mains, celles de Zéno Bianu et André Velter, quitte à semer « la panique au paradis ». Pour le meilleur. Ils appellent à l'invention d’« une langue ondoyante et directe qui tienne de l’ange et du franc-tireur. »

Les deux poètes plaident en faveur du feu qui les anime, en faveur d’un souffle sur les braises de beauté. Beauté de l’origine qui brûle en chacun et que menace le monde comme il va, emmené par ceux qui en redoutent les flammes, qui n’ont de cesse de circonscrire l’incendie du verbe, de l’étouffer, d’ériger au-devant de sa lumière et sa chaleur des contre-feux affreux.

« Est-ce que cela chante ? Ce pourrait être, oui, la seule vraie question, avance le couple de poètes. Devant toute chose, devant tout être : est-ce que cela chante, impose une magnitude, est-ce que cela flamboie, s’accorde au feu central ? Car un feu persiste toujours, hors de la sphère du temps. Un feu si absolument, parfaitement feu qu’il devient la matrice du verbe, le berceau du geste, la clé de l’être. Un feu d’amour philosophe. Pour ne plus se cramponner. Pour renouer, remettre en lumière. Rencontrer ce qui n’a ni début ni fin.» 

Prendre feu, s’enflammer, se consumer soi-même, laisser crépiter les étincelles vitales, éblouissantes, éclairer notre obscurité, réchauffer notre froid intérieurs.

« Qui va là sinon le meilleur de nous-mêmes ? », interroge le duo pyromane, appelant à l’ignition, à l’immolation par le feu orphique brûlant de promesses d’avancées transcendantes, exaltantes pour le meilleur de nous-mêmes. Aux antipodes exacts des visées terroristes de tout poil, Zéno Bianu et André Velter entendent poursuivre la route que d’autres ont ouverte avant eux, et rassembler en chemin autour d’une promesse de grand voyage céleste, « la marche ne peut être qu’ascendante. »

« Il est temps, toujours temps, de reprendre l’ascension du sommet central de l’intérieur de tout », prêchent-ils avec ferveur. 
« Nous avançons sous la paupière du cyclone et saluons tous ceux qui ont mis leur destinée en jeu, ceux qui ont brûlé pour nous, afin que nous puissions y voir un peu plus clair, en tout cas plus intensément, dans le grand puzzle de l’existence. Ceux dont la danse à la fois sereine et consumante nous a révélé l’intensité explosive de la création.» 
Série Le Chant du crépuscule  - Monopoli (2013) Zoé Balthus
Honnis des fabricants de bombes, artisanales et industrielles, ceux-là qui ont sauvé et entretenu le feu majestueux à travers les temps forment une merveilleuse compagnie et les deux poètes se savent investis du devoir d’en épouser le combat fertile, d’alimenter le brasier incandescent au grand jour. 
« Il y a cette liberté belle qui fulgure soudain, étincelante. Il y a ce feu de beauté violente qui parachève tout grand œuvre - pour mieux déployer, fût-il orageux, notre ciel intérieur.»
 Ils ne polluent pas, ils n’empoisonnent ni les airs, ni les eaux, ils ne violent pas, ils ne volent pas, ils ne torturent pas, ils ne tuent pas. Ils contemplent, ils admirent, ils protègent, ils aiment, ils vénèrent la création. 
« Dans ce très-haut de l’espace du dedans rien n’apparaît sans issue.»  
Les obscurantistes les redoutent, les bâillonnent, les emprisonnent, les assassinent. 
« Ce camp d’en face [...] usant de sa pesante suprématie, voudrait nous étouffer dans son oeuf, son cocon, son nid de consommation et d’ennui.» 
Le beau rêve orphique comme les Filles de feu les font trembler. De fait, « c’est une tempête qui se lève dans le golfe de nos os, et nous gageons que ce grand vent destructeur n’a rien d’une métaphore. Il est. Il crée. Nous sentons ce vent, toujours le même, ce vent accordé à la pulpe du monde, car jamais il ne sommeille, ce grand vent de nuit bleue depuis la nuit des âges, ce vent qui soulève Zarathoustra hors de lui-même. Qui, d’un seul emportement, lui fait voir la vie comme une légende. Il est cinq heures du soir pour l’éternité. » 

Cinq heures du soir, la chair du monde se pare lentement de sa robe lunaire. 
« C’est l’heure où Van Gogh aiguise méthodiquement ses nerfs,  il s’en va peindre son Paysage au lever de la lune. »
C’est l’heure d’angoisse des fous et du chant des poètes. Le temps du « départ dans l’affection et le bruit neufs ! », qui s’illumine dans les mots de Rimbaud. L'heure d'écoute des blessures du grand foudroyé de Rodez.
« L’instant fatal qui, par la grâce d’un seul poème de Federico Garcia Lorca, n’a pas sombré dans l’oubli, tout en léguant cette trace de sable et de sang où se lève la plus vive de nos vies. »
Le loup des steppes n’a pas encore hurlé, se laisse confondre avec le chien errant qui cherche un abri où s’assoupir en paix. 
« Cinq heures du soir - au centre de la vie. Ni midi ni minuit, c’est la vraie ligne de faille. L’air est constellé d’étincelles souples et impérieuses. Une autre lucidité vient nous iriser, à la fois stellaire et terrestre.»
Ce sont les minutes du mystère de toujours qui « s’offre comme une révélation, un chemin étoilé à sillonner sans retenue, un chaos ordonné dont le foisonnement émerveille. Pour rien au monde, celui qui avance en ces parages ne reculerait devant le sublime.»  
Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus

C’est une rivière de lave dont il est proposé de remonter le cours, du Coeur des ténèbres aux Ceneri di Gramsci.
« A las cincos de la tarde, est décidemment du temps béni pour les pyromanes de l’esprit.»
Prendre feu, c’est une voix qui résonne de l’ode du crépuscule, une parole qui souffle sur notre poussière. « Cinq heures du soir ou la fin des finitudes. L’oubli de la mort dans la vie. Le verbe à vif », assurent nos langues de feu qui invitent au voyage à Cythère

C‘est le vent d’éternité, la symphonie de l’infini, la polyphonie de tous les crépitements du cosmos. 
« Nous cherchons un rythme obstinément, un rythme pour habiter entièrement la vie. Un rythme tendre, sauvage, dense et volubile pour nous ouvrir aux confins de la terre et des ciels ».
A l’instar d’un Chet Baker, Icare du Jazz qui nous est cher, suivre « le parcours du souffle, à la manière d’un précipité chimique qui transforme tout, avec une brusquerie suave, mais de bas en haut. Du ventre jusqu’aux lèvres, du torse jusqu’aux dents, du sexe jusqu’aux étoiles. Une telle assomption intervient à la fois sur le mode de la ferveur et sur celui du détachement. Verticalité joyeuse, écart de plus en plus radicale, abord d’une zone mentale, physique, spirituelle, à la réalité si tangible qu’elle nous veut hors d’atteinte.»

 C’est l’enchantement du monde en renaissance, le duende d'Orphée.
« Si l’on perd la mélodie, on étouffe, on se racornit, on met une sourdine à sa propre vie. Le juste tempo, le tempo du vivant - ces moments de grâce où l’on glisse vers des lenteurs obliques, où l’on se faufile entre les gouttes de l’adversité, où l’on se tient en état de partance.»
Etre dans l’instant du rayon qui éblouit le regard à travers la vitre, comme le papillon jaune danse autour de la fleur bleue au printemps.
« Cette possibilité, trop rare, d’être grave avec joie, cette manière de profondeur désopilante.[...] Quelque chose qui pense, chante et rit à la fois. Quelque chose qui aime.»
C’est la mélancolie du paradis perdu que l’on a de cesse de vouloir regagner. 
« Il nous revient, par un nouvel aplomb, de susciter comme surgissement de l’être un verbe vertical et, à tout le moins, de suivre l’injonction chaque jour plus provocante de Michel Leiris, en introduisant ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans toute proposition poétique.» 
C’est une invitation au Pays des merveilles à l’heure du thé, à passer « de l’autre côté. A toujours. Là où l’on se reconnaît entre frères du vivant - dans une intensité persévérante.»

Les poètes revendiquent leur valeureuse obstination, leur fidélité éternelle à ce qu'ils nomment « la goutte de feu rimbaldienne. » 

Prendre feu, Zéno Bianu et André Velter (Ed. Gallimard, Nrf)